Les nouveaux marqueurs
de la gauche

Laurent Fabius

« La gauche a souffert de trop limiter le champ du politique à l'économique et au social. L'écologique et le culturel doivent se situer au cœur de notre vision politique. »

par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime
Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 29 août2002


 
Le marqueur " solidarité " fait partie intégrante de la gauche. De tout temps, le camp du progrès a été animé par les idéaux de justice et de solidarité. C'est au nom de cette solidarité qu'ont été menés les combats ouvriers et réalisées de grandes conquêtes : sécurité sociale, retraites, congés payés. Aujourd'hui encore, lorsqu'une initiative politique importante est prise - hier la couverture-maladie universelle, demain une nouvelle étape de la décentralisation -, c'est le degré de solidarité qu'elle comporte qui exprime le mieux l'engagement à gauche.

La nouveauté est que ce marqueur-là, défini jusqu'ici en termes plutôt généraux, à l'intérieur d'un pays et seulement pour le temps présent, ne suffit plus. Notre société est prise dans un dérèglement de ses horloges individuelles et collectives. Dans certains cas, le temps s'accélère : temps immédiat de l'information, temps resserré des crises, temps infinitésimal des transactions financières. Dans d'autres cas, à l'inverse, il s'allonge, nous imposant des responsabilités nouvelles : c'est le temps de l'environnement, celui de l'aménagement des territoires ou du développement. La durabilité des choix devient un critère majeur. Ainsi, parmi les différentes formules d'une réforme des retraites, c'est celle qui permettra la pérennisation du contrat entre générations que doit choisir la gauche, parce qu'elle seule est durable. De même, le droit à la formation tout au long de la vie devient une priorité car, en anticipant les mutations de la société, lui seul permettra demain l'accès à un emploi pour chacun.

En ces temps de complexification extrême des règles et de limitation des ressources publiques disponibles, la solidarité doit aussi être efficace.

Si une réglementation conduit manifestement à détruire des emplois, il faut s'interroger sur elle puisque la solidarité n'y trouve pas son compte. Si la distribution indifférenciée d'allocations aboutit à creuser certaines inégalités et non à les réduire, c'est la méthode d'intervention étatique qui est en cause parce qu'elle se révèle inefficace. Des évolutions sont donc légitimes dans les modes publics d'intervention : nous sommes et nous devons être du côté du monde du travail, nous ne proposons pas une sorte de socialisme de la ligne Maginot.

A cet égard, une clarification s'impose à propos du service public. Pour la gauche, les services publics constituent, au même titre que le dynamisme des entreprises ou le potentiel scientifique, un excellent indicateur de niveau et de compétitivité d'une société : la réforme des traités européens devrait reconnaître expressément cette notion de service public à laquelle nous tenons. Pour autant, il faut établir une distinction entre les services publics non marchands (comme l'éducation, la santé, la sécurité, la défense, la culture) et ceux qui doivent concilier des obligations de service public sous contrôle de l'autorité publique avec une logique de marché. Pour ces derniers, ce sont le projet industriel, l'intérêt des salariés et des clients, la sécurité, qui doivent prioritairement être pris en compte. Engageons ces clarifications, sinon la France donnera le sentiment de pratiquer une étrange logique - prôner l'Europe à Bruxelles, la refuser à Paris - et, finalement, elle perdra.

A travers ces précisions sur la solidarité, une approche un peu nouvelle des inégalités se profile. Le développement de l'économie de marché et l'accomplissement de la démocratie (comme société des individus) constituent à la fois une formidable source de richesses et de libertés, mais aussi d'inégalités, d'aliénations. Notre société est globalement prospère, et cependant apparaissent des cassures, des souffrances graves que les outils traditionnels de la gauche - davantage de lois et de règlements protecteurs, de prestations sociales, de dépenses publiques - ne permettent pas toujours de corriger.

A côté des inégalités traditionnelles qu'il faut continuer à combattre, grandissent les inégalités face aux risques (insécurité, précarité, risques sanitaires et environnementaux) et les inégalités de libertés. Trop de situations d'enfermement, de désespérance, existent dans notre pays pour certaines couches sociales : l'impossibilité matérielle de pouvoir changer de lieu d'habitation, de faire aboutir une initiative de création, d'avoir une chance d'un emploi mieux payé, plus stable et qualifié, en particulier pour les femmes. La lutte contre ces formes d'inégalités ne passe certainement pas par les choix injustes du gouvernement actuel, elle ne passe pas non plus seulement par la classique méthode sociale-démocrate.

Car la social-démocratie fonde son action sur la distinction classique entre inclus et exclus, les aides et prestations devant être fournies à ces derniers pour les réintroduire dans la société. Or il y a beaucoup d'inclus " officiels " qui se sentent rejetés et qui, malheureusement, le sont : c'est le cas, notamment, des petits salariés et d'une partie du monde rural. De grandes réformes d'amélioration des droits collectifs sont donc encore nécessaires, mais il ne faut pas seulement faire avancer les dossiers globaux : le progrès n'est effectif que s'il est individuellement ressenti. Il faut promouvoir ces avancées par une mise en œuvre souple, décentralisée, souvent contractuelle, réactive. C'est en cela aussi que nous devons rénover le logiciel social-démocrate.

Beaucoup de ces idées se regroupent autour du thème du travail et de la sécurité. Le travail est une valeur, la sécurité une exigence. Il faut tout faire pour développer l'une et l'autre ensemble. Cela vaut, par exemple, pour la sécurisation des parcours professionnels, avec la piste prometteuse d'une " sécurité sociale du travail " : l'objectif est de lutter contre la constitution d'un " précariat ", de permettre que les garanties collectives attachées au statut de salarié ne soient pas remises en cause par une rupture professionnelle, qu'il s'agisse d'un licenciement ou d'un changement d'entreprise. Cela vaut aussi pour l'amélioration des conditions de travail en y associant davantage les salariés, pour la réforme des retraites qui doit être fondée sur la sauvegarde de la répartition et sur davantage de liberté, ou pour l'encouragement indispensable de l'économie solidaire, des activités associatives, des projets humanitaires.

La gauche a souffert de trop limiter le champ du politique à l'économique et au social. L'écologique et le culturel doivent se situer au cœur de notre vision politique, alors que de grandes questions du XXIème siècle relèveront de ces registres : problèmes d'identité nationale, relations avec les minorités raciales ou religieuses, démocratisation de l'accès au savoir, respect des équilibres naturels.

Pour y parvenir, les citoyens veulent être davantage associés à la prise de décision et au contrôle de son exécution. Nous devons, avec les forces vives qui le souhaitent, créer les conditions d'une démocratie sociale et environnementale plus authentique. Nous devons proposer une démocratie politique plus vigoureuse : meilleure participation des citoyens, notamment par une utilisation plus fréquente du référendum, représentation plus fidèle de la société dans les divers lieux de pouvoir, contrôle accru du Parlement, démocratisation de la construction européenne.

Un troisième marqueur important de la gauche est l'internationalisme.
Jaurès, Blum, Briand, Marx bien sûr, y ont insisté en leur temps. Paradoxalement, c'est après la seconde guerre mondiale que cet aspect s'est affaibli. Il suffit de constater, pour les regretter, l'insuffisante coordination dans l'action des syndicats européens, ou la faiblesse du Parti des socialistes européens. Ce que nous savons sur la globalisation, sur ses dérèglements et ses opportunités, sur les ripostes nécessaires, n'aurait pas de sens si la mondialisation des problèmes ne débouchait pas sur celle de notre organisation et de notre action : par exemple, nous devons agir vigoureusement pour la création d'une autorité mondiale de l'environnement face à l'état présent d'alerte générale aux pollutions ; pour des règles internationales de transparence concernant la gouvernance et les comptes des entreprises ; dans un tout autre domaine, refuser la déflagration contagieuse d'une nouvelle guerre avec l'Irak. La gauche, particulièrement l'Internationale socialiste, parce qu'elle est universaliste, parce qu'elle se préoccupe de tout l'homme et de tous les hommes, doit porter ce message, absolument de gauche, de la solidarité entre les nations et de l'édification d'une société mondiale.

En ce qui nous concerne, le marqueur internationaliste sera d'abord un marqueur européen. Renforcer la dimension sociale et culturelle de l'Europe, devenir exemplaires en matière d'éco-développement, défendre la voix des opprimés et des sans-droits de la communauté internationale, même si cela nous oppose parfois aux Etats-Unis ou à d'autres, tout cela relève de l'Europe que nous voulons construire, capable de mobiliser la jeunesse.

Comment continuer de mesurer si chichement notre aide aux affamés du tiers-monde ! Comment soutenir une politique agricole qui pénalise les exportations des pays pauvres et qui ne fait pas toute leur place à la qualité et à l'environnement ! Comment revendiquer une approche de type fédéral sur un grand nombre de sujets européens (fiscalité, immigration, économie, etc.), mais constater que le recours au vote majoritaire nous conduirait, nous Français, à être minoritaires sur tous ces sujets - et ne pas indiquer comment nous comptons résoudre la contradiction ! Vers quel élargissement de l'Union européenne et quelle démocratisation voulons-nous aller ? Il est urgent que la gauche européenne élabore conjointement son projet pour les échéances de 2004. Désormais, tout homme de gauche doit autant penser européen que national.

C'est d'ailleurs largement par rapport à ces " nouveaux marqueurs " qu'il faut interpréter la défaite présidentielle de Lionel Jospin. Celle-ci, collective dois-je le rappeler, est certes liée aux divisions déplorables des partis de la majorité plurielle.

Mais, si on va au-delà des partis, on rencontre au moins trois motifs de l'échec. Le sentiment chez beaucoup de nos concitoyens que les modalités de certaines de nos réformes n'étaient pas totalement durables ni assez efficaces individuellement. Le sentiment que l'insécurité, la précarité n'étaient pas combattues avec assez d'autorité par l'Etat et que les " petits " ou les " moyens " faisaient l'objet de moins d'attention que les exclus ou même que certains privilégiés, renforçant l'impression d'inégalité. Enfin, devant la perte générale des repères, face aux aspects inquiétants de la mondialisation, aux événements du 11 septembre 2001, à cet univers de menaces, le sentiment que notre projet d'une réponse par l'Europe n'était pas assez mobilisateur.

Ces explications-là rendent mieux compte de notre défaite que le pseudo-sésame du " pas assez à gauche " qui fait l'impasse sur le caractère général du recul social-démocrate en Europe et présente l'inconvénient de ne pas préciser à quelle gauche il renvoie.

En cette rentrée 2002, plus d'un trimestre après le changement de majorité, nous commençons à disposer d'assez de recul. Face aux grands enjeux, je crains que le gouvernement actuel ne prenne pas le bon chemin.

Sa politique économique à contretemps risque de s'échouer sur la langueur de la croissance, les atteintes au pouvoir d'achat et le creusement des déficits.

Sa politique sociale injuste suscite déjà des réactions.

Sa politique environnementale est myope.

Ses choix européens sont évanescents.

Seule la politique de sécurité peut, dans l'immédiat, ramasser la mise, même si négliger la prévention constitue une erreur : dans ce domaine aussi, la déception peut accompagner les résultats.

Le caractère démagogique des promesses chiraquiennes commence à apparaître. Nous devons pratiquer une opposition sans complexe. Le Parti socialiste n'a pas vocation à rester seulement le parti des 20 %-25 % : il doit élargir sa base idéologique et sociale, faire preuve d'imagination et de responsabilité. La gauche doit se remettre au travail, en évitant les délices de l'archaïsme, du verbalisme, de l'opportunisme et du masochisme.

Pour désigner un débiteur qui multiplie les procédures afin d'obtenir des délais, les spécialistes parlent de " cavalerie financière ". Eh bien, derrière une sorte d'hypocrisie bonhomme, le gouvernement pratique volontiers la " cavalerie politique ". Il chevauche sa grosse majorité parlementaire, va chercher à changer les règles électorales à son profit, mais il ne tranche pas réellement les problèmes et parfois même il les aggrave comme dans le domaine budgétaire.

Progressivement, c'est à nouveau vers la gauche que l'espoir peut se tourner. Nous devons mériter cet espoir. En proposant des explications honnêtes sur notre échec électoral. En écoutant ce que les Français attendent de nous pour demain. En étant attentifs aux nouveaux marqueurs de la gauche. En abordant cette période nouvelle sans langue de bois et, pour ce qui concerne le PS, sereinement ancré à gauche, sans arrogance, avec le souci de l'unité.

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