Ce n'est pas un mystère. Je voterai non

Laurent Fabius

Point de vue signé par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime, paru dans Le Parisien daté du 14 février 2005.
Propos recueillis par Frédéric Gerschel et Dominique de Montvalon
 

Le non marque-t-il des points ?
En tout cas, les gens sont en train de réfléchir. Jusqu'ici, le débat était lointain. Il devient plus précis : directive Bolkestein, délocalisations, euro trop cher, Turquie. Entre le oui et le non se produit un certain resserrement. Mais rien n'est acquis. La question n'est pas, comme le prétendent Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin, de voter pour ou contre l'Europe, pour ou contre la paix, mais : quelle Europe veut-on ? Approuve-t-on l'orientation libérale actuelle, ou souhaite-t-on une Europe différente, plus active et plus sociale ? Voilà l'interrogation qui monte. Comme toujours avec un référendum, le contexte politique jouera. Le résultat final sera l'addition de ces différents paramètres.

Êtes-vous toujours pour le non ?
Les choses sont claires. Le PS a choisi une position officielle favorable à la Constitution européenne, et je la respecte pleinement. En même temps, beaucoup de socialistes voteront non en raison même de leurs convictions. Les miennes sont connues : j'y reste fidèle.

Donc, le jour venu, vous voterez non ?
Ce n'est pas un mystère. Je tiendrai sur mes convictions parce que je tiens à ceux pour lesquels je me bats.

Le non de la CGT va-t-il peser lourd ?
Comme toute grande organisation, il pèsera. Il y a quelques jours, à Carcassonne, je participais à la manifestation pour la défense des 35 heures, de l'emploi et du pouvoir d'achat. Dans le cortège, beaucoup d'ouvriers, d'employés, d'agents publics, de retraités aussi : à la façon dont les gens venaient vers moi, j'ai bien senti leur opinion sur la Constitution. D'autant plus que plusieurs interrogations européennes se croisent : la fameuse directive Bolkestein sur les services qui démolit notre droit social est-elle différée pour cause de référendum, ou vraiment retirée ? Les fonds européens régionaux que beaucoup de pays, dont la France, percevaient jusqu'ici vont-ils être maintenus ou supprimés pour nous, comme le laisse entendre la nouvelle commission Barroso ? Les délocalisations sont célébrées par tel membre de l'exécutif européen, et la durée maximale du travail est mise en cause. Ces questions sont aussi dans le paysage.

Dénoncez-vous une dérive libérale de l'Europe ?
Je constate que cette dérive existe, et elle serait accentuée par l'élargissement illimité de l'Union. Jacques Chirac n'est pas crédible lorsqu'il nie tout rapport entre la question turque et la Constitution, puisque la révision de la Constitution française qu'il propose vise précisément à promettre un référendum sur la question turque dans dix ou quinze ans. C'est un leurre. On ne peut pas s'intéresser au contrat de mariage et se désintéresser de qui est la mariée.

Tout cela nourrit donc le courant en faveur du non ?
Nous verrons. Ce qui est sûr, c'est que beaucoup de pro-européens craignent que le résultat de cette dérive, ce soit plus d'Européens et moins d'Europe, en tout cas pas assez d'Europe sociale.

Le PS a fait bloc pour défendre sans nuances ni réserves les 35 heures...
Nous refusons ce qui constitue une véritable stratégie de recul social. Le gouvernement ne dit pas la vérité lorsqu'il prétend qu'à travers sa loi il permettra de travailler plus pour gagner plus. En réalité, il s'agit de travailler plus sans gagner plus. C'est un peu la même philosophie que celle du lundi de Pentecôte travaillé et non payé.

Pourtant, vous-même étiez réservé à l'origine...
J'ai effectivement exprimé, en son temps, mes réserves sur les modalités d'application. Mais ces réserves ne justifient nullement la déréglementation à laquelle le gouvernement veut procéder aujourd'hui. Nous devons déjà envisager l'étape suivante : que ferons-nous en cas d'alternance ? A mon sens, nous devrons ouvrir une négociation avec les partenaires sociaux, qui comportera trois points forts.
1. Un bilan concret et précis de la durée du travail.
2. La recherche des meilleures modalités d'harmonisation, car je ne crois pas à la cohabitation durable de deux régimes si différents, avec, d'un côté, les grandes entreprises et, de l'autre, les petites comportant un régime beaucoup plus dur pour les salariés.
3. Il faudra également nous saisir de la question centrale, celle sur laquelle 2007 se jouera pour une large part, celle du pouvoir d'achat et de l'emploi.

Comprenez-vous les manifestations de lycéens ?
Tout à fait, car le projet Chirac-Fillon sur l'école aggrave les inégalités. Le gouvernement accuse les lycéens de n'avoir pas compris le texte : c'est lui qui n'a rien compris. La suppression des travaux personnels encadrés en terminale, ce n'est pas une invention. Pas plus que le creusement des disparités entre établissements à travers les changements imaginés pour le bac. Ou les coupes budgétaires. Depuis quarante ans, les mouvements profonds de notre société partent toujours de la jeunesse. J'évoquais une certaine désespérance, et une énorme inquiétude : vous la constatez aujourd'hui dans les familles qui sont angoissées à cause de l'ascenseur social bloqué, du chômage, des problèmes de logement et de pouvoir d'achat. Les parents se demandent ce que vont devenir leurs enfants. Les jeunes refusent cette perspective, sans que personne ne les manipule. Ils ont raison.

Souhaitez-vous le retrait de l'ensemble de la réforme Fillon ?
Oui, je demande le retrait de l'ensemble du texte Chirac-Fillon.

Quelle place entendez-vous tenir au sein du PS ?
Proposer des idées, combattre le gouvernement lorsque c'est justifié, assumer pleinement mes responsabilités. Mais je me refuse à participer à je ne sais quelle mêlée générale des personnes. J'essaie, sans élever la voix, de demeurer au-dessus de la mêlée.

La mêlée, ce sont aussi tous ceux qui parlent de 2007 ? Où en êtes-vous ?
Je laisse parler.

Quelles conséquences devrait tirer Jacques Chirac d'une éventuelle victoire du non ?
C'est la démocratie. De toute façon, il est probable qu'un ou plusieurs pays répondront non. Ce ne sera pas une catastrophe. Il faudra reprendre les discussions pour aboutir à un bon projet.

Avez-vous vu le film sur François Mitterrand de Robert Guédiguian ?
Oui, et j'ai trouvé Michel Bouquet extraordinaire. Cela dit, il faut prendre ce film comme une fiction, et une fiction très subjective.

Y a-t-il un sens à cette nostalgie Mitterrand ?
Mitterrand fut un des hommes les plus combattus de son vivant. Il aurait donc souri de cette nostalgie. Mais elle s'explique, et je reviens à la nécessité de proposer une perspective, un dessein à notre pays. Mitterrand « sentait » admirablement la France, il lui proposait un espoir. Je retire au moins deux leçons de cette période-là. La gauche ne peut gagner que rassemblée et appuyée sur les ouvriers, les employés, les couches populaires et moyennes, les créateurs. Et puis la mission de la gauche, c'est de porter une espérance sans décevoir. C'est ce que la France attend de l'opposition. Là est l'urgence.

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