Le nouvel âge de l'État

Laurent Fabius

par Laurent Fabius
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 23 février 2000


 
Un siècle commence. La France se transforme. Le besoin d'État se maintient. Les formes de son action changent.

L'État constitue le paysage de notre histoire. Un héritage que se sont transmis les Capétiens et les révolutionnaires, l'œuvre successive d'un Bonaparte, de deux Napoléon et de cinq régimes républicains. Depuis Reims et Clovis, il a gouverné la nation sinon plus, du moins autant que la nation l'a gouverné. L'État en France, c'est la constance d'un peuple inconstant.

Si la réflexion sur sa place occupe périodiquement les esprits, d'ailleurs souvent réduite à une polémique manichéenne entre le « trop » et le « trop peu » d'État, rarement en propose-t-on une vision pour les temps qui viennent. Le plus souvent, on se contente de mettre aux normes le vieux monument. On ravale plus qu'on ne refonde. C'est dommage. Car beaucoup de nos compatriotes peuvent malheureusement se dire aujourd'hui : « L'État, ce n'est pas nous. » L'État est assimilé au gouvernement, alors qu'il couvre, faut-il le rappeler, une réalité beaucoup plus large. Son aggiornamento nécessaire devrait être notre affaire à tous. Etrangement, et c'est bien là une des singularités françaises, c'est à ses propres serviteurs que l'État demande de programmer son adaptation. Avare de sa confiance, c'est à lui-même qu'il passe commande, à l'administration et surtout à ses grands corps. L'État se propose d'être à la fois le patient et le soignant.

Le résultat est à la mesure de la démarche. Une dose d'informatique, une touche de déconcentration, un soupçon de modification de statut, on fait comme si l'important n'était pas vraiment là. Je crois que la réforme de l'État est indispensable, qu'il faut saisir la chance d'une excellente conjoncture pour l'engager.

Mais il est d'abord nécessaire, pour mener à bien cette réforme, de comprendre l'État d'hier, puis de diagnostiquer les raisons de son mal-être actuel.

Mondialisation, dérégulation, fluidité de l'information, influence croissante de la société civile, la forme traditionnelle de l'État est contestée par la montée des individualismes, cependant que son cadre national est mis en cause. Sa culture, qui a nourri notre imaginaire, est concurrencée par d'autres idéaux collectifs, la famille, l'entreprise, la solidarité internationale et humaniste des organisations non gouvernementales. Son territoire, autrefois limité par des frontières et des barrières, subit les assauts des nouveaux espaces virtuels. L'État semble désormais plutôt assujetti que souverain.

La France éprouve du mal à redéfinir l'État. Collectivement, nous ne nous habituons pas à l'idée que, dans un monde ouvert à la fois sur le global et sur le local, l'État ne peut pas vivre en autarcie juridico-politique. L'État central s'affaiblit. L'État déconcentré n'apparaît pas encore suffisamment. L'État continental est une hypothèse. L'État-providence se paupérise, réticent à reconnaître qu'il ne peut plus être un producteur au champ infini, un coffre-fort ouvert à l'accroissement des dépenses, une réponse au caractère illimité des besoins. Les aspirations de jadis, confiant à l'État la recherche de la perfection du bonheur, n'étaient-elles pas au demeurant trop vastes ? La demande d'État demeure, mais elle prend des formes nouvelles. (...)

Après l'ère des succès, après l'apogée de la contestation, je crois que nous entrons, avec l'an 2000, dans une époque nouvelle pour l'État. Ses figures successives s'atténuent, Léviathan démocratique, instituteur du social, dispensateur de providence, régulateur de l'économie - pour reprendre la classification de Pierre Rosanvallon -, cependant qu'une représentation nouvelle s'esquisse. Un nouvel âge peut commencer, une fois formulée la question essentielle : à quoi sert encore l'État ?

Proposer l'État minimum, dont rêvent certains idéologues libéraux, ultime filet de sécurité qui empêcherait les plus démunis de disparaître ou de se révolter, serait une faible et assez triste ambition. (...) C'est plutôt l'insuffisance d'État efficace, sa lourdeur ou le fait que l'État ne tienne pas ses engagements qui est aujourd'hui critiqué. Notre société ne veut nullement la mort de l'État, ni son humiliation. Elle veut qu'il réponde à ses besoins et à ses initiatives. Elle appelle un État solidaire qui fasse de l'entraide une mission régalienne, non seulement pour lutter contre les inégalités, mais aussi pour combattre les marées noires, les ouragans, les inondations. Elle réclame un État capable de soutenir comme d'initier, avec lequel il serait possible de bâtir des relations de confiance et des projets en commun.

J'observe une évolution vers cet État partenaire. (...) Les préfets seront les maîtres d'oeuvre locaux de cet État partenaire. De même les relations entre l'État et l'économie ont-elles considérablement évolué pour illustrer désormais une forme nouvelle d'association entre sphère publique et sphère privée. Longtemps le débat a porté sur l'opportunité des nationalisations, puis sur celle des privatisations. Ce débat me semble tranché, même si certains, de part et d'autre, s'épaulant en quelque sorte réciproquement, continuent l'affrontement mythologique. Il me semble que ce qui est concurrentiel a vocation à rejoindre à plus ou moins long terme le statut privé. Au-delà de l'ouverture bénéfique du capital des entreprises nationalisées, réguler l'économie, ce n'est plus la diriger depuis la forteresse des Finances, ni la réglementer pour l'étouffer : c'est lui rappeler de grandes exigences fixées par le long terme et la collectivité, tout en acceptant le rythme et les nécessités des marchés. (...)

Les missions régaliennes de l'État ne restent pas à l'écart de ce partenariat, qui s'accompagne parfois d'un découplage entre l'intérêt général et l'État-Nation. Notre diplomatie, notre défense, les industries qui y sont liées, s'inscrivent de plus en plus dans le cadre européen. Celui-ci oriente nos choix et les amplifie, il implique négociation. Il n'est pas jusqu'à notre justice qui ne fasse désormais toute leur place aux décisions des magistrats européens, favorise l'entraide judiciaire et développe à la scandinave des formes nouvelles, pré-contentieuses, de médiation. Dans chacun de ces domaines d'intervention, du plus stratégique au plus immédiat, il est clair que l'État ne peut plus agir par décret impérieux et national. (...)

Deux triptyques doivent être les piliers de l'État partenaire : responsabilité, proximité, efficacité ; subsidiarité, régulation, solidarité.

Une nouvelle légitimité. L'État a souffert, ces dernières années, du discrédit d'ensemble jeté sur la sphère publique. Pour contrer cette mélancolie, il me paraît indispensable, s'agissant de la France, d'améliorer notre cadre institutionnel. Expression de la volonté générale, les institutions donnent en effet corps au pacte républicain. Incomplètes ou inadaptées, elles en montrent l'inadéquation. Dans cet esprit, je soulignerai ici la nécessité d'au moins une réforme importante, l'instauration du « quinquennat de cohérence ».

La cohabitation, chacun le sait, est devenue notre régime de croisière. Cette organisation, paraît-il plébiscitée, est porteuse de légers défauts : abstention croissante des citoyens, qui ne discernent plus les différences entre les projets et les gestions des uns et des autres, pratique difficilement évitable du plus petit réformateur commun, confusion fréquente dans les responsabilités. Ce n'est peut-être pas la meilleure façon d'organiser la direction de l'État. Pour en sortir et relégitimer, en quelque sorte, notre organisation politique, il faudra réduire le mandat présidentiel à cinq ans, rapprocher l'élection du chef de l'État et celle des députés - la désignation du président entraînant dans le mois qui suit, et non dans celui qui précède, les élections législatives - afin de faire place à la cohérence plutôt qu'à la cohabitation. Une dissolution conservée comme recours, un premier ministre dirigeant effectivement le gouvernement, un Parlement (majorité et opposition) déverrouillé et remplissant son plein rôle de contrôle (par certaines adaptations de nos textes et surtout une pratique beaucoup plus ouverte envers nos deux Assemblées) compléteraient ce dispositif de bon sens et de vitalité démocratique.

Sa légitimité, l'État devra aussi la réexaminer dans le domaine capital de l'économie. État-arbitre ? Assurément ! Mais un arbitre est sur le terrain, pas dans les tribunes. De temps en temps, il doit siffler, rappeler les règles du jeu pour le rendre plus fluide. Parmi ces règles, une des plus importantes est une baisse significative des prélèvements obligatoires. Si j'insiste fréquemment sur ce thème, ce n'est pas par quelque « Catonmania » anachronique à la recherche d'un nouveau delenda Carthago. C'est parce que, dans un pays désormais ouvert comme le nôtre, il est indispensable d'alléger la pression fiscale pour consolider la croissance, donc l'emploi, pour renforcer la compétitivité de nos entreprises sur les marchés internationaux, pour libérer la créativité et l'initiative.

L'État audacieux, l'État ambitieux n'est pas un État dispendieux. Des services publics qui fonctionnent bien, des prélèvements publics qui plafonnent, cela implique une nécessaire réforme de l'État. Il s'agit à la fois de conforter le rôle régulateur de l'État, d'alléger sa ponction sur l'économie, sans faire disparaître la référence qu'il incarne. A travers des relations contractuelles établies avec ses partenaires économiques et sociaux, se dessine un État animateur, un État amorceur, qui fait faire plus qu'il ne fait, qui indique et rend possible plus qu'il n'accomplit par lui-même.

Transparence et compétence. L'État moderne ne pourra obtenir la confiance et le respect de ses interlocuteurs sans rendre des comptes détaillés et objectifs sur son administration. Or, jusqu'ici, il faut bien reconnaître que son livre de comptes relève plutôt du fouillis obscur. (...) L'émergence progressive d'un principe juridique de sincérité appliqué à la sphère publique serait facilitée si la Cour des comptes assortissait chaque loi de finances d'un avis d'exactitude et si, abandonnant les vieilles règles de Charlemagne et de Mérovée, l'État consentait à adopter une comptabilité de bilans, de résultats, de patrimoines pluriannuels et consolidés. Bref, l'État doit s'habituer à la culture du parler vrai et du compter juste. La transparence fait partie de la démocratie. L'État doit accepter d'être évalué et comparé. (...)

Les recrutements de fonctionnaires ne sont pas adaptés aux besoins réels de l'administration et des usagers. Au lieu d'une pratique automatique du remplacement emploi par emploi, les effectifs devraient être mieux orientés vers les services où ils sont les plus utiles. Un certain lien devrait pouvoir être établi entre les rémunérations et la manière dont les tâches sont accomplies. Des indicateurs de résultats devraient être systématisés. Les progrès réalisés au sein de tel ou tel service devraient pouvoir bénéficier, pour partie du moins, au service en question. Programmée sur plusieurs années, cette réforme de l'État, menée en concertation avec les agents, m'apparaît comme une nécessité absolue, sauf, à terme, à paupériser un peu plus l'État. (...)

L'ouverture sur le monde. N'oublions jamais enfin que, dans notre action, nous ne sommes pas totalement seuls au monde. Le premier partenariat de l'État, il le passe avec les autres pays. Une politique de l'emploi strictement nationale n'aurait désormais aucun sens, en tout cas aucune efficacité. Certaines fonctions de l'État ne peuvent plus être exercées que si elles sont partagées avec d'autres nations, voire transférées de l'État-Nation à des entités politiques en résonance avec une économie désormais transnationale. Il nous faut penser en permanence la transformation de l'État en tenant compte d'un environnement qui a lui-même profondément changé et qui, par contrecoup, fait évoluer ses prérogatives.

Difficile, par exemple, de continuer à croire à la pérennité d'espaces limités par des frontières physiques alors qu'un monde virtuel, affranchi souvent de toute norme, s'élabore à travers les réseaux électroniques. Si l'on peut consommer, apprendre, jouer, peut-être un jour voter par l'Internet, continuera-t-on à le faire sous la forme que l'on connaît aujourd'hui ? Quelques années nous séparent encore de cette cité qui ne sera pas obligatoirement celle du bonheur. Mais le temps de la concurrence entre monde réel et monde virtuel a déjà débuté. Face à cette révolution, une double évolution sera nécessaire si l'élu et les citoyens qu'il incarne veulent continuer à pouvoir dire leur mot. D'une part, ne pas laisser l'État à l'écart des bouleversements technologiques ; d'autre part, ne pas accepter que les réseaux planétaires se construisent anarchiquement sans souci du bien commun ou des libertés. Application immédiate : éduquer dès l'école aux nouvelles technologies pour éviter le creusement du fossé numérique entre ceux qui ont accès au nouveau monde technologique et les autres ; éduquer tout au long de la vie. (...)

Pour ouvrir l'État sur le monde, il nous faut regarder dans deux directions, complémentaires. D'abord l'Europe, une Europe démocratique, une Europe-puissance, qui sera elle-même dotée d'une puissance publique européenne. (...) Au-delà de l'Europe, lieu d'exercice d'une nouvelle citoyenneté, espace possible d'une réponse concertée aux défis de la mondialisation, il existera une place de plus en plus grande pour la délibération politique au plan mondial. Car si la souveraineté de l'État-Nation est partagée avec des acteurs internationaux, si les frontières territoriales et politiques sont de plus en plus perméables, alors les formes d'action de la société sur elle-même ne pourront pas ne pas se transformer au-delà du cadre traditionnel de l'État-Nation.

Cela pose évidemment l'immense question des modalités de choix et de la légitimité des représentants de cette communauté internationale, face à ce qui apparaît comme un concept auquel il faudra faire place, celui de citoyen du monde. N'est-ce pas, au sens étymologique de ce terme, un État « cosmopolite » qui se profile ? Les mouvements apparus lors de la conférence de Seattle ont révélé l'existence d'une opinion publique mondiale, audacieuse, métissée, organisée, contradictoire. Ne devrait-elle pas trouver, au sein d'un Parlement mondial réunissant les représentants des États et les nouveaux acteurs de la vie publique internationale, un lieu d'expression et de concertation afin de mieux organiser l'avenir de la planète ? De même, un Conseil de sécurité des Nations unies transformé dans sa composition, étendu - proposent certains - à l'économie, ne devrait-il pas acquérir le pouvoir d'un véritable exécutif ? Utopie, peut-être ! Nous savons que les utopies d'hier sont les réalités d'aujourd'hui. Un jour sans doute, étendant à la planète l'ancienne prophétie européenne de Victor Hugo, ce Parlement mondial légiférera au nom de l'humanité tout entière. (...)

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