Je demande une Constitution qui laisse l'avenir ouvert

Laurent Fabius


Entretien accordé par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime, au quotidien Le Monde daté du 30 novembre 2004
propos recueillis par Thomas Ferenczi, Hervé Gattegno et Isabelle Mandraud


 

N'y a-t-il pas une part d'artifice à refuser, comme vous l'aurez fait durant cette campagne, toute confrontation directe avec les partisans du " oui " ?
Ma règle de conduite a été celle-ci : la confrontation des idées, oui ; l'affrontement des personnes, non.
La seule question réellement posée dans ce débat est en effet de savoir si on est pour ou contre ce projet de Constitution européenne. Dans un premier temps, on nous a expliqué que le choix devait s'opérer entre le " oui " et le... " oui ". Parce que mon engagement européen n'est pas contestable, ma prise de position a contribué à permettre le débat : dans une deuxième phase, chacun a pu argumenter, et j'ai le sentiment que les arguments en faveur du " non " ont conquis le soutien d'une majorité des militants socialistes. Nous sommes dans une troisième phase où certains, pression médiatico-politique à l'appui, cherchent à surdramatiser le vote. Ils nous disent : " La question n'est pas le texte de la Constitution européenne, mais le chaos au Parti socialiste et la fin de l'Europe. " C'est absurde et hors sujet : la direction à donner à l'Europe élargie - sociale ou libérale - est seule en cause. Je veux me concentrer sur la réalité du texte et sérénité garder.

Parlons donc du texte. Quelles mesures proposez-vous pour une Europe sociale que la Constitution empêcherait d'adopter ?
Nous avons mené campagne aux élections européennes sur le thème " Et maintenant l'Europe sociale ". J'ai relu la profession de foi de nos candidats socialistes. Ils ont pris des engagements : salaire minimum garanti dans chaque pays de l'Union ; politique de grands travaux européens financée par l'emprunt ; harmonisation fiscale ; modalités de révision de la Constitution facilitées concernant les politiques de l'Union. Or le projet de Constitution écarte tout cela. Les socialistes se sont aussi engagés à intégrer la croissance et l'emploi dans les objectifs de la Banque centrale européenne (BCE). Le texte dit l'inverse. Si nous le votons en l'état, il est illusoire de penser qu'on y arrivera après coup. Je propose la fidélité, c'est-à-dire respecter nos engagements.

L'harmonisation sociale et fiscale peut être soumise au conseil des ministres. La Constitution ne verrouille pas cette possibilité...
En pratique, si. Avec la force qui s'attache à un texte constitutionnel, si nous votons que la règle sera l'unanimité fiscale, nous ne convaincrons pas nos partenaires d'une harmonisation trois ou cinq ans plus tard. Les socialistes en sont d'ailleurs tellement convaincus que, lorsque nous avons défini les exigences qui conditionnaient pour nous l'acceptation ou le refus de la Constitution, nous avons retenu le vote à la majorité en matière fiscale. Le texte actuel de la Constitution proclame le contraire. Tirons-en les conséquences.

Vous seriez donc d'accord pour que des mesures fiscales et sociales soient prises contre l'avis de la France ?
En matière fiscale, je vois mal comment l'harmonisation nécessaire coexisterait avec le droit de veto. Dans le domaine social, la règle majoritaire doit être assortie d'une clause de " non-recul " social. Concrètement, une décision prise à la majorité ne pourra pas se traduire par un recul de la législation sociale nationale. Quant à la Charte des droits fondamentaux, elle contient des dispositions positives mais vous savez que, lorsque les dispositions nationales seront moins favorables que la Charte, celle-ci ne s'appliquera pas. Au total, même si les parties I et II de la Constitution ne sont évidemment pas parfaites, elles devront certainement être reprises, alors que devrait être écartée la longue partie III, qui n'a pas sa place dans une Constitution et nous interdit d'atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. Si on ne négocie pas sur cela avant, impossible de prétendre, comme certains de mes amis du " oui ", qu'on pourra d'abord voter le texte, puis bâtir un autre traité social, une autre BCE, un autre gouvernement économique. Ce n'est tout simplement pas vrai.

S'agissant de la BCE, le texte se borne à indiquer que son principal objectif est la stabilité des prix...
J'ai participé au conseil de la BCE. Sans trahir de secrets, je puis vous confirmer que le fait qu'elle ait pour objectif la stabilité des prix, évaluée à 2 %, et non pas aussi, comme la banque centrale américaine, la croissance et l'emploi est d'une importance majeure.

Mais ça, c'est Maastricht - et vous l'avez voté !
Oui, avec l'exigence de revoir tout cela à la lumière de l'expérience. Le moment est venu de tenir cette promesse, dans l'intérêt des salariés, des entreprises et des territoires européens. Nous perdons chaque jour de la compétitivité, le dollar baisse massivement, la monnaie chinoise étant accrochée au dollar. J'ai voté et fait voter pour Maastricht à cause de l'euro. Mais, autant l'euro est une création essentielle, autant le fait de refuser toute impulsion politique sur la BCE et tout lien étroit entre l'objectif de celle-ci et la croissance ou l'emploi me paraît une erreur. Il ne faut pas la graver dans le marbre constitutionnel.

Réclamer, comme l'a fait le PS lors des élections européennes, un " salaire minimum européen " sans préciser à quel niveau, est-ce suffisant ?
Dans certains pays d'Europe, il n'existe aucun minimum : on ne peut pas s'en satisfaire. D'autres prétendent qu'il faudrait aligner immédiatement et partout les salaires minimaux : impraticable. La voie utile est celle d'une convergence progressive. Pourquoi ne fixerions-nous entre nous que des critères de convergence monétaire et budgétaire et pas des critères de convergence sociale ?

Vous dénoncez la partie relative à la défense ; vos contradicteurs assurent pourtant qu'elle ne contient rien de plus que les traités en vigueur. Ont-ils tort ?
Je vous renvoie à la lecture précise de l'article I-41, notamment le paragraphe 7. Il est indiqué que l'OTAN " reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en œuvre ". Dans ces conditions, comment une défense européenne autonome serait-elle possible ? Cet article ne figurait pas dans le texte de la Convention que présidait M. Giscard d'Estaing. Il est apparu à la dernière minute, sur demande notamment des Britanniques. Je regrette que M. Chirac ait sur cette question accepté de s'écarter d'une certaine tradition française. Si le "non" l'emporte, quelle stratégie de rechange proposez-vous pour la construction européenne ?
Prenons les deux hypothèses. D'abord le "oui" et ses difficultés. Si nous votons un texte qui maintient à l'identique le statut de la BCE ; écarte la règle de la majorité en matière sociale et fiscale ; rend très improbables les coopérations renforcées ; interdit pratiquement toute révision, et si nous accordons à tout cela la solennité d'une Constitution, comment ensuite convaincre nos partenaires qu'il faudra modifier ces règles ? J'appelle cela une illusion.

Prenons maintenant l'hypothèse du " non " et précisons d'abord que la probabilité est forte qu'au moins un, ou deux, sur vingt-cinq pays repousse le texte. Il faut donc, en tout état de cause, y réfléchir. Ceux qui voteront " non " ne sortiront pas de l'Europe : ils en font partie ! Dans ce cas, c'est le traité de Nice qui continuera de s'appliquer pour la période intermédiaire - il est en vigueur jusqu'en 2009. Je n'ai jamais, moi, parlé de " crise salutaire ". Je crois qu'il nous faudra calmement reprendre les discussions pour assouplir les coopérations renforcées ; pour retirer de la Constitution la troisième partie qui porte sur les politiques communes et qui, à mon avis, n'a rien à y faire ; enfin pour rendre révisable à la majorité qualifiée cette Constitution qui, seul exemple au monde, ne l'est pas. Je ne réclame évidemment pas une Constitution socialiste. Je demande une Constitution qui laisse l'avenir ouvert.

Si on supprime la IIIe partie, on ne peut que la renvoyer à un traité, qui lui-même ne sera révisable qu'à l'unanimité... Qu'est-ce que ça change ?
On aura d'un côté une Constitution pour les valeurs et les institutions. De l'autre, des traités pour les politiques de l'Union. La première sera la bannière de tous les Européens. Les deuxièmes devront donner lieu à un nouvel approfondissement. C'est beaucoup plus cohérent.

Une telle position isole le PS sur la scène européenne. Pourquoi les autres partis socialistes prônent-ils le " oui " ?
On nous parle toujours du gouvernement espagnol ; beaucoup moins du britannique ou même de l'allemand. Serait-ce que leurs dirigeants seraient moins appréciés dans les meetings socialistes ? Ce ne serait pas très fraternel. Zapatero a mené campagne contre Aznar en promettant de signer le texte que son prédécesseur bloquait. Il respecte son engagement. C'est normal. Mais c'est un homme réaliste et un socialiste : si un pays ou plusieurs disent " non ", je ne le vois pas refuser la discussion, surtout si c'est pour clarifier le texte. Il en avait regretté la complexité dans vos colonnes cet été.

Observez, aussi, que l'opposition au projet de Constitution est importante en France et en Belgique et que - coïncidence ? - ce sont les deux seuls pays dans lesquels un débat chez les socialistes a été organisé. Je ne crois pas que nous soyons les seuls à défendre le " non ", je crois plutôt que nous sommes les premiers. Comme nous l'avons été, nous socialistes français, quand il s'est agi de nous opposer à la nomination du commissaire italien Buttiglione, ou comme la France a pris position contre la guerre en Irak. Il est des circonstances, rares mais justifiées, où il faut dire " non ".

Dans vos discours, vous prônez un " affrontement " avec la Grande-Bretagne ; voulez-vous la bouter hors de l'Europe ?
J'ai beaucoup d'estime et d'amitié pour ce grand peuple. Mais je ne suis pas d'accord avec une conception de l'Europe qui serait : toujours plus d'espace pour toujours moins de solidarité. Mettons les choses sur la table et faisons-le cordialement.

Vous êtes hostile à l'adhésion de la Turquie. Que vous inspire le désir d'Europe qui se manifeste aujourd'hui en Ukraine ?
Cette crise ukrainienne dramatique, dont j'espère un dénouement positif, conforte la thèse des trois cercles. Le premier inclurait des pays comme la France, l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique, qui souhaitent et peuvent aller vite de l'avant dans divers domaines. Le deuxième regroupe les autres pays de l'Union, qui ont d'ailleurs vocation ensuite à rejoindre le premier cercle. Le troisième, enfin, devrait inclure des pays géographiquement proches mais périphériques, comme la Turquie ou précisément l'Ukraine, qu'il faut arrimer à la démocratie et aider financièrement, mais qui n'ont pas vocation à intégrer les mécanismes de décision de l'Union. Sauf à diluer l'Europe dans une vaste, molle et incertaine zone de libre-échange. L'Union européenne est un projet politique. Elle doit constituer une puissance, partager des règles, posséder une identité : cela implique - le mot est lâché - des frontières qui ne soient pas éternellement indéfinies.

Vous faites un lien entre la Constitution et la question des délocalisations, mais que proposez-vous exactement ?
Je crois que ceux qui pensent que le phénomène des délocalisations est marginal se trompent. On ne peut pas dire " elles représentent 4 %, il n'y a rien à voir, circulez " ! C'est un enjeu à la foi interne à l'Europe et qui engage ses relations avec les puissances émergentes. Le rapport avec la Constitution ? En bloquant le budget européen, elle nous empêchera de muscler notre économie et notre recherche scientifique face au reste du monde. En consacrant la concurrence fiscale, elle crée un appel d'air au profit des nouveaux entrants. Sur ces deux points, des progrès sont indispensables. Je plaide pour un budget européen qui permette de préparer l'avenir et pour un contrat avec les pays de l'Est : vrai financement de l'élargissement mais refus du dumping fiscalo-social. Comme nous l'avons fait par le passé, au temps de François Mitterrand, avec l'Espagne, le Portugal et la Grèce.

On vous accuse de vouloir ramener le PS au temps de l'utopie, de la rupture avec le capitalisme...
Et aussi de la lampe à huile ? Sérieusement : je suis un réformiste. J'apprécie les bons compromis, mais je n'aime pas les faux-semblants. Si nous votons ce texte, il sera la table de la loi pour les quarante ans à venir, Valéry Giscard d'Estaing a raison sur ce point. Or ce projet, au-delà de certaines avancées démocratiques qu'il faut adopter, ne répond suffisamment ni au défi du nombre (les mécanismes de décision), ni à celui de la puissance (économie et défense), ni à celui de la solidarité (social et environnement).

L'un des arguments qui vous est souvent opposé est celui de " l'identité socialiste " ; M. Strauss-Kahn estime, lui, que le débat européen est l'occasion, pour le PS, d'affirmer son " réformisme ". Qu'en pensez-vous ?
Ce qui fait partie de notre identité, c'est le choix de l'Europe. Mais cela ne signifie pas que tout ce qui a une étiquette européenne doive être accepté sans qu'on en vérifie le contenu. Je serais d'ailleurs assez inquiet si l'identité socialiste dépendait à ce point d'un projet qui sera porté au premier rang notamment par MM. Chirac et Berlusconi.

L'engagement pour l'Europe, " oui " ! Mais le projet européen des socialistes français est-il le même que celui de la " droite américaine " illustrée avec fougue par M. Sarkozy ? Pour moi, " non ".

Au-delà de cette remarque et puisque vous me parlez d'identité, reconnaissons qu'elle est parfois mise à mal par certaines contradictions du " oui " : on organise un référendum interne, mais on dénonce le " non"  comme impossible ; on se félicite de la consultation des militants mais on martèle qu'il faut s'aligner sur la décision de dirigeants voisins qui, eux, n'ont pas consulté les leurs ; on accuse le " non " de jouer sur les peurs mais on dramatise pour faire peur ; on mène campagne pour " l'Europe sociale ", mais on appelle à constitutionnaliser l'Europe libérale ; on souligne le besoin d'Europe à l'occasion de la réélection de George Bush mais on voudrait faire dépendre davantage la défense européenne des Américains ; on reconnaît contestables certaines dispositions du texte mais on appelle à voter pour ; on se réclame de la gauche éternelle mais on multiplie les œillades au centre droit. Tout cela devrait probablement finir par se remarquer.

Vous aviez une image de social-libéral, on vous situe désormais à la gauche du PS. Ce changement d'étiquette vous convient-il ?
Je suis un européen passionné et un socialiste. Je veux une bonne Constitution. C'est pourquoi je prends la position que j'ai prise. L'étiquette est secondaire.

Que se passera-t-il selon vous le " jour d'après " au PS - y compris pour vous si votre position ne l'emporte pas ?
Dans toutes les hypothèses, on se remettra au travail. Pour contrer la droite et élaborer notre projet. Je le redis : la direction du PS n'est pas en cause. Et affirmer le contraire ne vise qu'à faire peur. Nous aurons besoin du rassemblement de tous pour les tâches qui nous attendent.

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