Redonner une perspective à l'Europe

Laurent Fabius
par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime

Point de vue paru dans le quotidien Le Figaro daté du 10 ocotbre 2002

 
Dans trois mois, la décision majeure d'élargir l'Union européenne à vingt-cinq pays devrait, sauf accident, être prise. Qui en a entendu parler en France ? Peu de monde. Qui a eu l'occasion d'en discuter ? Pas davantage. La méthode européenne montre ses lacunes.

Ce n'est pas une raison pour jouer sur les peurs, en omettant la nécessité historique de cet élargissement, ou pour proposer qu'une opinion publique mal informée, alimentée par des boutefeux et spontanément portée au repli sur soi, se prononce par référendum. Certes, l'élargissement doit être accompagné de précautions, de garanties strictes: puisque la Commission européenne explique que plusieurs des dix pays concernés ne sont pas prêts mais qu'ils le seront en 2004, il serait très utile de savoir quels engagements précis notre gouvernement demandera à la Commission lors du prochain Conseil européen pour la solution des problèmes restant d'ici à 2004.

En tout cas, l'élargissement aura l'immense mérite d'arrimer à la démocratie européenne des pays libérés du joug soviétique et qui par leur géographie appartiennent incontestablement à notre continent. Il offrira des perspectives à notre croissance défaillante. Il constituera, après l'euro, la grande avancée du début de siècle. Assumons donc cet élargissement et surtout, en obtenant les garanties nécessaires, agissons pour qu'il réussisse.

Au même moment, se réunit sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing la Convention sur les institutions. Elle entre en phase de production. Elle doit être, elle aussi, une avancée essentielle et elle peut l'être si, au-delà de la difficulté à trouver des compromis sur les questions les plus sensibles, on garde à l'esprit les données suivantes. Le but de cette convention et le critère de sa réussite sont la démocratisation de l'Europe et la capacité de celle-ci, en évitant la dilution, à résister aux excès de la mondialisation ultralibérale.

Le cadre institutionnel nouveau à mettre en place n'est pas séparable du contenu des politiques européennes, lesquelles doivent être nettement plus sociales, davantage respectueuses des services publics, et mieux capables d'assurer la sécurité extérieure et intérieure de notre continent. Enfin, le traité issu de la Convention, dans la mesure où il touchera nos institutions et certains aspects essentiels de notre fonctionnement démocratique, devra être soumis à référendum, vraisemblablement en 2004.

Pour aborder avec le maximum de chances de succès ces échéances, la France doit clarifier ses positions au moins sur trois points : la politique agricole commune, le pacte de stabilité et de croissance, la relation franco-allemande.

La position de Jacques Chirac sur la PAC, qui consiste à refuser tout aménagement de celle-ci avant 2006, n'est guère tenable. Elle ne l'est pas à l'égard des pays pauvres, auxquels on délivre de magnifiques discours sur le développement, tout en étouffant leurs perspectives de débouchés agricoles par des subventions indifférenciées aux nôtres. Cette position n'est pas honnête non plus vis-à-vis de nos agriculteurs, à qui, plutôt que de réellement proposer une perspective, on parle politique de l'autruche et méthode Coué, tandis que le modèle agricole productiviste actuel conduit à la surconcentration, à l'insécurité alimentaire, au saccage de l'environnement, sans que les moyens budgétaires européens permettent d'ailleurs de le pérenniser. J'ajoute que cette attitude sur les questions agricoles nous aliène la quasi-totalité de nos partenaires et nous empêche d'obtenir sur d'autres sujets majeurs des avancées cruciales pour la France. Pour défendre vraiment notre agriculture et notre développement rural, il faut bouger.

Notre position devra également être clarifiée sur le pacte de stabilité et de croissance. Devant la pression des faits, la Commission européenne vient de proposer de reculer la date d'exigence de retour à l'équilibre des finances publiques, 2006 au lieu de 2004. Elle a eu raison de le faire. Le gouvernement français a tort lorsque, prétendant prendre acte de cette évolution, il donne aussitôt le sentiment qu'il s'en moque en présentant des projets qui violent la nouvelle règle commune ou la contournent par des hypothèses économiques non crédibles. Je ne suis pas un intégriste des chiffres, je considère que ces thèmes doivent être abordés avec pragmatisme et en tenant compte des variations de la conjoncture, mais je refuse que notre pays fasse reposer les disciplines indispensables à l'euro et à notre croissance exclusivement sur nos partenaires européens ou sur les générations futures. La France doit dire si elle accepte les règles européennes. Ce serait une faute contre l'Europe comme contre nos propres intérêts de dire non. Et un argument puissant contre une meilleure coordination des politiques économiques européennes, tellement nécessaire pour stimuler la croissance, donc l'emploi, dans nos économies affaiblies.

Il nous faut rapidement aussi clarifier et relancer la relation franco-allemande. Rien d'important n'a pu se construire en Europe sans accord franco-allemand. Le traité de l'Elysée fête son quarantième anniversaire en janvier prochain. L'occasion doit être saisie. Quels secteurs privilégier ? D'abord le champ de la force, c'est-à-dire la défense : je souhaite que nous annoncions ensemble, Allemands et Français, le projet d'une mise en commun, puis d'une véritable fusion entre nos deux défenses, projet qui soulève bien sûr beaucoup de problèmes, mais dont l'impact politique, technologique et stratégique serait décisif, avec ses prolongements heureux en politique étrangère. Un deuxième champ d'action devrait être celui de la générosité, c'est-à-dire l'aide au développement : au lieu d'intervenir séparément, nous pourrions joindre nos démarches et coordonner nos approches et nos moyens : nous ne sommes pas en situation de concurrence réciproque, notre coopération peut être exemplaire.

Dans le champ économique, une initiative forte consisterait à adopter désormais une représentation unique franco-allemande au Fonds monétaire International et à la Banque mondiale, décision qui ferait de nous, après les Etats-Unis, le deuxième acteur mondial au sein de ces institutions. Cela donnerait un signal fort à l'Europe d'accélérer son regroupement afin de mieux contribuer à la gouvernance mondiale. Quant au domaine culturel, nous pourrions là aussi mettre en commun nos démarches, par exemple pour le cinéma ou pour le livre, montrant ainsi concrètement que nous partageons la même vision d'un continent où la dimension économique et financière soit au service du développement humain.

Dans les mois qui viennent, l'Europe va se retrouver au cœur de choix essentiels pour la France. Cela ne mérite-t-il pas plus et mieux que les soixante secondes qu'a bien voulu y consacrer le premier ministre sur les deux heures de sa dernière intervention télévisée ? Il ne suffit pas de se proclamer européen, il faut le montrer dans ses choix. L'Europe, complétée et réorientée comme je viens de l'indiquer, constitue une des meilleures réponses aux excès de la globalisation, elle peut offrir un projet d'intérêt général, une espérance à nos concitoyens déboussolés. Elle est capable de changer la perspective. Car l'Europe, le plus souvent, ce n'est pas le problème, mais la solution.
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