Pour une social-écologie



par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime.

Tribune parue dans les pages " Rebonds " du quotidien Libération daté du mercredi 18 juin 2003


 
Au moment où la gauche passe du choc de la défaite à une approche plus offensive et plus constructive, il est bon de rappeler que la social-démocratie européenne est née de la volonté d'améliorer la vie des salariés, en se fondant sur une analyse des rapports de production. Ce projet est pleinement actuel. Mais, pour l'accomplir, il nous faut répondre à des questions nouvelles, en particulier la question écologique.

Car, quoi qu'en disent certains, il y a urgence sur ce plan. Déjà 40 % de la planète manque d'eau potable. Si l'on ne réagit pas, la concentration de dioxyde de carbone dans l'atmosphère doublera d'ici à 2050 : le réchauffement climatique poussera des populations entières à l'exil, multipliant les tensions et les guerres. Le nombre de personnes touchées par les catastrophes naturelles pourrait passer d'ici une décennie à plus de 200 millions.

La « crise écologique » creuse les inégalités. Quatre milliards d'êtres humains survivent avec moins de deux euros par jour, cependant que 20 % des habitants de notre planète accaparent 90 % de la consommation mondiale. En France même, les premières victimes sont les personnes les plus démunies : ce sont elles qui ont le plus à souffrir des atteintes à la qualité de l'air, du bruit dans les villes, des crises alimentaires et des pollutions à répétition.

Ces dérèglements nourrissent de nouvelles inquiétudes. Ils suscitent également de nouvelles attentes. L'opinion commence à se mobiliser, particulièrement à gauche, autour des problématiques social-écologiques. Face à ces mouvements de fond, la réponse de beaucoup de politiques reste insuffisante. Plusieurs raisons à cela : les cycles électoraux sont courts, les résultats en matière d'environnement sont longs à obtenir ; là où il faudrait agir à l'échelle d'un continent ou du monde, les gouvernements demeurent cloisonnés ; enfin, les stratégies publiques en faveur de l'environnement réclament des arbitrages difficiles, elles remettent en cause certaines habitudes et se heurtent à de nombreux groupes de pression.

Adossée à son orthodoxie libérale, la droite parlera du développement durable sans le mettre en œuvre. Cela supposerait des révisions déchirantes pour elle, telles que la remise en cause du modèle ultraproductiviste, le partage des risques environnementaux ou la responsabilisation des producteurs pollueurs. De façon emblématique, la crise de l'ESB a pour origine directe la décision de Margaret Thatcher de diminuer les normes de chauffage des farines animales. En France, Jacques Chirac illustre ces contradictions : les déclarations peuvent être généreuses mais les actes vont toujours dans le même sens : défense sclérosée d'une Politique agricole commune (PAC) favorable aux gros exploitants mais anti-Sud et antienvironnement ; mascarade de « débat national sur les énergies » pour mieux légitimer le tout nucléaire ; vacuité de la charte de l'environnement, qui reste muette sur le lien entre santé et environnement et consacre sans le consacrer tout en le consacrant le fameux principe de précaution. Ce qui risque à la fois de nuire au progrès des sciences et de ne pas bénéficier à celui de l'environnement.

La gauche doit relever le défi. Elle doit retenir parmi ses priorités centrales une authentique politique écologique. Nous pouvons compter pour nous y aider sur les Verts, pour lesquels l'environnement est un élément fort d'identité et qui, quelles que soient les critiques entendues, ont permis plusieurs avancées aujourd'hui remises en cause ­ par exemple la loi sur l'aménagement et le développement durable du territoire. Respecter notre partenaire écologique, c'est passer notamment un contrat global avec lui ­ fait de droits, de devoirs et d'engagements dans la durée ­ et pouvoir lui confier, le moment venu, des responsabilités diversifiées. Telle a d'ailleurs été la démarche de nos partenaires socialistes en Europe au cours des dernières années. Dans sa réflexion écologique, le Parti socialiste devra construire et proposer de nouveaux compromis : entre la croissance et l'environnement, entre le souci à court terme des salariés et celui des générations à venir, entre l'attachement au progrès scientifique et la nécessité d'en maîtriser les effets. Aucun de ces dilemmes n'est indépassable. Le Parti socialiste devra indiquer des priorités d'action. Dès à présent, j'en distingue cinq :

1. Placer l'écologie au cœur du projet de maîtrise de la globalisation

Une Organisation mondiale de l'environnement (OME) devra garantir la régulation environnementale internationale. Cette OME pourrait comprendre une représentation nationale ou régionale tripartite : gouvernements, experts, ONG. Elle devra être consultée par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ­ et pouvoir s'imposer à elle ­ sur toute question commerciale comportant des enjeux environnementaux. Deux thèmes devraient mobiliser en priorité l'OME : la lutte contre le réchauffement climatique à travers l'application du protocole de Kyoto et une taxe mondiale de faible montant sur les émissions de gaz carbonique, ainsi que la transformation de l'eau en un bien public mondial accessible à tous. La question agricole constitue également une dimension décisive. Favoriser une agriculture écologique et respectueuse des équilibres Nord-Sud exige de réformer la PAC et de refuser le tout OGM. Face aux tergiversations, nous devrons être fermes sur ces deux points.

2. Diversifier notre stratégie énergétique nationale est une nécessité

Nos modes de production et de consommation manquent de durabilité : d'ici à quarante ans, l'exploitation à bas coût des hydrocarbures pourrait toucher à sa fin. La question des déchets nucléaires reste sans réponse satisfaisante. A moins d'un recours aux surgénérateurs dont les risques demeurent considérables, le nucléaire ne constitue pas une alternative suffisante à l'épuisement des ressources fossiles. La construction d'un nouveau réacteur EPR que le gouvernement semble sur le point d'annoncer ne serait pas conforme à une vraie stratégie de diversification. Nous devons faire du soutien aux économies d'énergie et du rééquilibrage de notre politique énergétique vers les énergies renouvelables, une priorité créatrice d'emplois. Nous devons avoir une approche plus européenne.

3. Améliorer la qualité de vie urbaine est un autre axe majeur

C'est souvent dans nos villes que la crise écologique est la plus durement ressentie, avec notamment les pics de pollution de l'air et les ratés massifs de l'urbanisme des décennies 60 et 70. Dès lors, il faut favoriser les transports collectifs face au tout voiture : meilleure desserte des quartiers et plus grande fréquence des bus, métros et tramways. Nous devons également améliorer la gestion des déchets et reconquérir le paysage urbain. A la périphérie des villes, on a laissé s'installer de vastes centres commerciaux et autres zones d'activité dans le plus grand désordre et sans souci esthétique. Les cités elles-mêmes sont souvent dégradées. Un «plan paysage» devrait se donner pour objectif de parvenir à une harmonie architecturale dans nos quartiers, fondement d'un véritable éco-urbanisme.

4. Il est temps de créer un service public de protection de l'environnement

Sur l'eau, l'air et le bruit, sur les déchets, la pollution des sols et les risques industriels, tout citoyen doit pouvoir disposer d'une protection contre les nuisances et les dangers. Cela impliquera une législation exigeante face aux pollueurs, applicable dans de nombreux cas au niveau européen. Pollueurs maritimes : c'est l'évidence. Pollueurs terrestres : l'exemple de Metaleurop a montré qu'un groupe industriel pouvait mettre la clef sous la porte en s'exonérant de sa responsabilité sociale et de sa responsabilité environnementale. Cela doit cesser ! Les services territoriaux du ministère de l'Environnement devront être renforcés et les devoirs des citoyens réaffirmés : développer les économies individuelles d'énergie, encourager le tri sélectif des déchets, ce sont des moyens utiles pour une vraie éducation à l'environnement.

5. Mettre en place une démocratie des choix technologiques

Nous entrons dans la «société du risque». Cela suppose que les politiques prennent leurs responsabilités ; cela exige, en amont, de mieux informer les citoyens. A chaque avancée technologique, on doit dire les avantages escomptés et les risques encourus ; quand on opte pour une procédure de précaution, il faut en préciser le coût pour la collectivité. Le manque de transparence de l'Etat laisse souvent l'opinion sous l'influence de groupes de pression. Les choix énergétiques et les choix en matière de bioéthique devront être au coeur de ce débat collectif.

Il y a déjà plus de dix ans, j'avais évoqué le concept d'« écodéveloppement » pour qualifier la démarche que je souhaitais, à la fois économique et écologique. Avec la social-écologie, c'est de cela qu'il s'agit. Une démarche authentiquement écologique doit devenir centrale dans la définition de nos politiques. Elle suppose que nous nous interrogions sur nos modes de production, que nous prenions conscience des dangers de la marchandisation du monde et que nous pratiquions une réelle coopération internationale. Elle offrira un véritable contenu, intellectuel et politique, à la notion de développement durable, et non de simples bonnes paroles. La tâche est immense. Au travail !
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