De la nécessité
de la stabcroissance


Laurent Fabius
« A la stagnation du passé doit en effet durablement succéder ce que j'appelle la stabcroissance, c'est-à-dire une croissance continue de la richesse produite, accompagnée de la stabilité des prix. »

par Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie
Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du vendredi 25 août 2000


 
Vous souvenez-vous de ces débats enflammés, dans les années 70, sur l'utilité de la croissance ? D'un côté, les défenseurs de la croissance forte ; de l'autre, les partisans de la croissance zéro. Ici, un plaidoyer pour le produit national brut ; là, pour le bonheur national net. Les faits ont tranché : il est clair que si le chômage recule spectaculairement depuis trois ans en France, si un dynamisme nouveau souffle sur notre économie et sur notre société, c'est parce que la croissance forte est de retour.

Certains estiment qu'elle serait le fruit mécanique des amours de Microsoft et de Kondratieff. Ce n'est pas si simple ! En favorisant des taux d'intérêt bas et la stabilité monétaire, l'adoption de l'euro - on a tendance ces temps-ci à l'oublier - a aussi permis cette croissance. Une politique active de l'emploi, un soutien intelligemment calibré de la consommation, l'engagement de plusieurs réformes de fond qui doivent être inscrites au crédit du gouvernement, ont stimulé notre développement. Un environnement international porteur et le cercle vertueux de la confiance ont fait le reste. Résultat ? Malgré des insuffisances, malgré des déchirures locales douloureuses et parfois violentes, la France - toute une série d'indices l'attestent - se retrouve dans l'ensemble plutôt heureuse. Plus heureuse, en tout cas plus prospère, qu'elle ne l'a été depuis trente ans.

Dans ce contexte, la question posée au politique est de savoir sous quelles conditions cette croissance peut durer et de quelle façon l'utiliser. Comment celle-ci peut-elle être à la fois vigoureuse, harmonieuse et prometteuse ?

Ma première réponse est pour souligner, sans vouloir jouer les rabat-joie, quil va nous falloir nous préoccuper de possibles tensions inflationnistes. Jusqu'ici nous y résistons mieux qu'ailleurs.

Mais les cours du pétrole sont devenus trop élevés et l'euro trop faible pour écarter, si cela devait durer, tout risque de tension importée sur nos prix. On nous signale, d'autre part, certaines pénuries sectorielles de main-d'œuvre, cependant que la réduction de la durée du travail dans les petites entreprises ne va pas être si facile que cela à conduire. La somme de ces données milite pour la vigilance envers le niveau des prix. A la stagnation du passé doit en effet durablement succéder ce que j'appelle la stabcroissance, c'est-à-dire une croissance continue de la richesse produite, accompagnée de la stabilité des prix. Cette stabcroissance est nécessaire si nous voulons réussir en particulier notre pari pour l'emploi. Il est à notre portée.

Chacun de ces éléments mérite des réponses économiques spécifiques. Nous les favoriserons par une meilleure régulation mondiale et européenne, à condition que l'Europe accepte de croire en elle-même, qu'elle se réforme et ne se dilue pas. Une plus large ouverture des marchés est indispensable là où la concurrence reste insuffisante. Au plan national, nous devons veiller notamment à trois orientations : bien maîtriser nos dépenses publiques - y compris sociales - et réduire nos déficits ; traiter avec souplesse la question des 35 heures dans les PME ; répartir équitablement la richesse créée tout en évitant la spirale prix-salaires, susceptible de menacer la croissance et en fin de compte le pouvoir d'achat. Rappelons-nous que la dernière période de croissance forte en France, au terme de la décennie 80, fit long feu. Pour ne citer que ce qui relève de mon domaine, le budget 2001, les lois sur l'épargne salariale et sur les nouvelles régulations économiques, une stratégie de développement industriel offensive confirmeront prochainement les orientations choisies.

Une deuxième série de dispositions à prendre concerne notre fiscalité. Par son poids et par sa répartition, elle constitue un handicap structurel majeur pour notre économie. Il y a un an, dans ces mêmes colonnes, j'avais écrit que la gauche ne courait guère de risques d'être battue par la droite mais qu'elle pouvait l'être par les impôts et par les charges. Je n'ai pas changé d'opinion en quittant Lassay pour Bercy. Dans quelques jours je présenterai un plan d'allégement et de réforme des impôts que j'ai préparé pour qu'il soit le plus simple des cinquante dernières années. Je suis en effet convaincu qu'avec la lutte pour l'emploi et l'action pour la sécurité, la baisse des impôts représente une de nos trois priorités.

Cette approche d'ensemble ne sera cependant efficace que si elle s'accompagne d'une maîtrise durable de nos dépenses civiles et militaires et d'une réforme ambitieuse de l'État. Celle-ci implique à la fois un acte II de la décentralisation et un recentrage de l'État sur ses fonctions essentielles. Toujours promise, souvent remise, la réforme de l'État est devenue vitale pour la sauvegarde du service public et la modernisation de notre pays. Tout y est trop lent, trop long, trop lourd. Dans le champ dont j'ai la charge, je suis résolu à engager dès cette année aussi bien la réforme de mon administration que celle du code des marchés publics ainsi que la refonte des schémas passablement vermoulus du contrôle parlementaire sur les finances publiques.

Ces diverses évolutions supposent pour une partie de notre classe politique - plutôt conservatrice, dépensophile et étatolâtre - un véritable changement conceptuel. Une société comme la nôtre en a besoin, compte tenu de ses mutations rapides et de son ouverture vers l'extérieur. Nous sommes tous d'accord pour réduire le chômage : comment y parvenir si nos prélèvements continuent de dissuader l'activité ? Nous sommes d'accord aussi pour conforter l'attractivité de la France : tant mieux, mais alors faisons en sorte que nos règles, par leur efficacité et leur simplicité, accompagnent le mouvement de modernisation de la société. Et insistons sur le long terme, sur la prise en compte des grands équilibres naturels dans nos choix, là où la situation des générations futures est trop rarement rappelée.

Parmi les actions à mener pour obtenir durablement la stabcroissance, je place aux premiers rangs la lutte contre l'exclusion du travail et de la formation. Qu'on habite la campagne ou la ville, qu'on se destine à l'informatique ou au commerce, il n'y a pas d'autre vrai passeport pour l'égalité. Une règle fondamentale devrait être que le travail soit toujours mieux rémunéré que le non-travail. Nous avons déjà éliminé plusieurs trappes à chômage. Il nous en reste à supprimer.

Plus généralement, c'est un meilleur usage de notre croissance économique qui est en cause. Cela implique, au nom même de la recherche de l'égalité des chances essentielle à notre démocratie, que nous renforcions la lutte contre les diverses exclusions de la formation et de la culture. Dans le monde et l'économie de demain, la culture au sens large sera première. La formation sera la sécurité sociale du XXIe siècle. Nous devons donc rapidement faire mouvement vers une éducation totalement permanente, presser l'allure pour une diffusion large des nouvelles technologies de l'information et de la communication à laquelle nous invite avec raison Lionel Jospin, amplifier notre soutien aux nouvelles technologies du vivant, déterminantes pour le futur de notre société vieillissante. Ces domaines sont la clé d'un développement partagé et prolongé.

En énumérant ces réformes parmi quelques autres, j'ai conscience que les périodes préélectorales y sont habituellement peu propices. Il faudra pourtant que les deux ans qui viennent échappent à cette habitude. Nous ne sommes plus au début des années 90, ni même en 1995-1997. Nous avons changé d'époque : il s'agit non seulement de garantir à nos concitoyens le maximum de sécurité face à la crise, mais aussi de leur offrir des chances nouvelles face à la croissance, en leur proposant un projet de développement humaniste avec plus d'emplois et moins d'impôts, moins d'inégalités et plus de créativité. Je sais bien qu'une économie qui tourne à haut régime ne suffit pas au bonheur. Je plaide cependant pour qu'avec audace nous saisissions l'opportunité exceptionnelle de stabcroissance qui se présente afin qu'elle y contribue pleinement.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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