La République des équilibres

Raymond Forni


Point de vue de Raymond Forni, président de l'Assemblée nationale, paru dans le quotidien Le Monde daté du 30 septembre 2000


 
La République est notre bien commun. Depuis cent vingt-cinq ans, en dépit des aléas et des drames de l'Histoire, elle garantit les libertés, le progrès et la paix sociale ; quelles que soient même les majorités politiques.

Rien ne doit donc être négligé pour qu'elle demeure vivace dans le cœur de chacun, les Français bien sûr, mais aussi ceux qui ont choisi de vivre dans notre pays pour les valeurs qu'il incarne. Pour qu'il en soit ainsi, la République doit s'adapter aux changements de l'époque, et la nôtre n'en est pas avare.

Soudain, le temps s'est accéléré. Une réforme d'importance a eu lieu dans la Constitution : désormais, le mandat du président de la République passerait de sept à cinq ans. Etre soumis aux mêmes rythmes d'incertitudes de la réélection, ce n'est pas écorner le primat présidentiel, mais c'est rétablir les équilibres que la Constitution de 1958 avait, au moins en principe, inscrits dans ses tables et dont, en tout cas, une démocratie authentique ne saurait se passer.

La République est née parlementaire. Naissance difficile puisqu'il s'écoule cinq ans entre l'effondrement du Second Empire dans la débâcle militaire de 1870 et sa proclamation. Mais naissance glorieuse. De grandes lois qui régissent encore aujourd'hui notre vie sont votées : liberté syndicale, liberté de la presse, de réunion, d'association, gratuité de l'enseignement ; ce ne sont que des exemples parmi tant d'autres.

Parlementaire, encore, la IVe République, qui ne fut pas sans mérite, et sut reconstruire le pays et préparer son avenir en signant le traité de Rome ; mais poussant le système à son paroxysme, s'étouffant de jeux de couloirs et, finalement, s'abattant sans gloire sous les effets conjugués de la guerre d'indépendance algérienne et de menées discrètement séditieuses...

Le tout-parlementaire le cède donc en 1958 au tout-présidentiel, couronné par la révision constitutionnelle de 1962 prévoyant l'élection du président de la République au suffrage universel. Il va durer sans discontinuer jusqu'en 1986. Le président de la République devient alors, juridiquement, le plus puissant chef d'Etat du monde. « Pouvoir personnel », « dictature légale », « monarchie élective », chacun y va de son expression pour définir un pouvoir à quoi rien ni personne ne peut légalement s'opposer, sinon le suffrage universel qui change le titulaire mais ne touche pas à la méthode.

Le parti qui soutient le président est affublé du surnom de « parti des godillots », sobriquet qui va s'appliquer à droite puis à gauche pendant vingt-huit ans, puisqu'il n'a d'autre vocation que d'approuver respectueusement les ordres venus d'en haut. L'Assemblée nationale est, dira-t-on, une chambre d'enregistrement.

Ce temps est révolu, et force est de constater que les périodes de cohabitation y sont pour beaucoup, celle qui est en cours n'étant évidemment pas étrangère au vote du quinquennat. Cette cohabitation aurait la faveur des Français en faisant contrepoids à l'omnipotence présidentielle et, plus largement, à celle de l'exécutif, divisé en cette circonstance. Ils ont raison et ils ont tort.

Raison en ce que la cohabitation est, en effet, un obstacle à la toute-puissance du président de la République. Ce système empêche qu'une moitié de la France, de droite ou de gauche, ne s'approprie la parole de l'autre moitié, laissant une partie de la France muette.

Mais tort en même temps, puisque la cohabitation est le produit d'une défaite dont la victime reste cependant au pouvoir ; la cohabitation est donc conflictuelle par essence, c'est-à-dire instable. A peine battu, le perdant court après sa revanche contre le vainqueur qui entend bien exercer le pouvoir dont il vient d'être investi par le suffrage universel.

Si cependant, comme il y a lieu de le penser, les Français souhaitent que cesse l'omnipotence d'un homme qui est à lui seul tout l'exécutif, cette exigence ne peut résulter que du renouveau parlementaire. Il est en marche. En marche, d'ailleurs, contre tous les pouvoirs qui prétendraient s'attribuer la conduite de la République.

Sous l'impulsion de mon prédécesseur, Laurent Fabius, plusieurs commissions d'enquête, au demeurant prévues par l'article 140 du règlement de l'Assemblée nationale, ont été créées : sur la Corse ou sur le blanchiment de l'argent sale, sur les sectes ou sur les prisons. La qualité de leurs travaux et la pertinence de leurs conclusions ont été saluées par le plus grand nombre. Pour mettre fin à la trop fameuse toute-puissance du ministère de l'économie et des finances, a aussi été mise en place une Mission d'évaluation et de contrôle des dépenses publiques qui, sans se substituer à d'autres compétences ni empiéter sur elles, sera de nature à rabattre ce que d'aucuns dénoncent comme l'arrogance de Bercy, qui n'est en réalité que ce résultat de décennies de renonciation du pouvoir politique à exercer pleinement les pouvoirs qui lui sont dévolus par la Constitution.

Sous ma présidence, une réforme fondamentale est en cours. Elle peut paraître technique. Elle ne l'est pas. C'est la réforme de l'ordonnance de 1959 qui règle les conditions dans lesquelles est discuté et voté le budget de la Nation. Ces prétendus débats sont en réalité incompréhensibles pour 99 % des Français et ne sont compris que d'une bien petite minorité des parlementaires... Une nouvelle présentation, donc des débats renouvelés et une discussion éclairée, permettra enfin à chacun des contribuables de savoir, si l'on me passe l'expression, à quelle sauce il est mangé et ce qu'il advient de ce qu'il verse, ce que coûte la solidarité.

Il faut aller plus loin. Plus loin que les mécanismes et les pratiques actuels. Les « questions au gouvernement », à quoi se résume le dialogue public entre le gouvernement et le Parlement, tiennent de l'exercice de style, qu'il s'agisse des questionneurs ou des questionnés.

On peut cependant ajouter que, lorsque la nécessaire restriction du cumul des mandats sera arrivée à son terme, les parlementaires, dont la fonction ne sera plus, dorénavant, confisquée par les hommes, n'accepteront plus, et à juste titre, de n'avoir quasiment pour unique rôle que d'être les auditeurs dociles de ce qu'on voudra bien leur dire.

Ce n'est, de plus, pas sur le seul terrain des affaires intérieures que le Parlement doit contribuer aux équilibres de la République. Même si cette idée est nouvelle, à la diplomatie traditionnelle des Etats, inévitablement tenue par des règles contraignantes d'expression et d'action, doit se combiner une diplomatie parlementaire, la diplomatie des peuples, puisque les parlementaires en sont les élus et donc leur voix. A l'occasion de la récente réunion des présidents de parlements du monde aux Nations unies, son secrétaire général, Kofi Annan, déclarait : « Nous avons besoin de cette perspective parlementaire des relations internationales. »

Comment ne pas reconnaître l'enrichissement qui peut résulter de cette conception ; au premier chef dans la légitime mais difficile extension de l'Europe politique vers l'est du continent ? La diplomatie parlementaire, à cette occasion et à d'autres, c'est plus de liberté de parole, donc plus de sincérité et, par suite, un gage de réussite pour la diplomatie des Etats.

Lors de l'allocution que j'ai prononcée en mars dernier après mon élection à la présidence de l'Assemblée nationale, j'ai appelé de mes voeux l'instauration d'une « confiance vigilante » à l'égard du gouvernement. Ces mots peuvent sembler abstraits ou convenus. Ils ne le sont pas. Ils représentent, sans doute selon des modalités à déterminer, le changement d'état d'esprit, donc de comportement, auquel tout gouvernement doit consentir pour que les Français ne doutent pas de la République, leur bien commun, je le répète ; pour que ceux-ci ne finissent pas par voir en elle un monde dont les usages, les rites, le langage lui sont totalement étrangers. Est-il besoin de décrire le péril mortel que représenterait une pareille évolution ? L'abstention massive du 24 septembre n'est pas qu'un triste record. C'est aussi un coup de semonce.

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