La Troisième voie réinvente la démocratie pour le XXIe siècle

Anthony Giddens
Entretien avec Anthony Giddens, professeur à l'Université de Cambridge, directeur de la London School of Economics, publié dans le magazine suisse Construire, paru 29 juin 1999.
Propos recueillis par Jean-François Duval
 

Pourquoi une troisième voie ?

Anthony Giddens, votre précédent livre, « Beyond Left and Right », a été lu par tous les blairistes. Le nouveau, « The Third Way », est-il aussi une sorte de manifeste ?

Je le vois comme une tentative pour donner un cadre à la politique de la Troisième voie qui est en train d'émerger. Un cadre à la fois intellectuellement cohérent et aux implications politiques concrètes. Je ne tiens d'ailleurs pas outre mesure à ce terme de Troisième voie, connoté différemment selon les pays. Pour moi, on pourrait tout aussi bien le remplacer par «modernisation de la démocratie sociale». Il faut surtout saisir qu'en politique, un important changement de paradigme est en train de se produire, que ni la gauche traditionnelle ni les néolibéraux ne saisissent.

C'est-à-dire ?
Historiquement, dans les vingt ans qui ont suivi le second conflit mondial, la création de l'Etat social et ses réformes ont déterminé le jeu de toutes les autres politiques. Mais il y a aujourd'hui quantité d'enjeux où ces réponses sont caduques. D'autre part, le néolibéralisme, lui, est mort en tant que philosophie politique : personne ne croit plus qu'il soit possible de résoudre tous les problèmes en transformant le monde en un gigantesque marché. Donc, aujourd'hui et pour les vingt ans à venir, je pense que la Troisième voie est la politique autour de laquelle toutes les autres devront s'articuler. 

Vous faites dans « The Third Way » des déclarations plutôt stupéfiantes, du genre « L'État social est antidémocratique » !
Oui, l'État social est antidémocratique dans la mesure où il a trop souvent été contre-productif ou contradictoire dans ses implications, délivrant ses services de façon toute bureaucratique… Dans ce sens, il faut démocratiser la démocratie.

La Troisième voie cherche un chemin entre les deux précédentes ?
Pas du tout. La Troisième voie est un mouvement de centre gauche dont le but n'est pas de se situer quelque part entre le libéralisme du marché et le socialisme old style. Non ! C'est en premier lieu une tentative pour affronter les énormes changements que connaît le monde aujourd'hui. Tout autour de la planète, l'impact de la globalisation - qui a ses bons et ses mauvais côtés - change la vie quotidienne des gens. La Troisième voie voudrait faire respecter des valeurs de centre gauche dans ce nouveau monde émergeant.

En somme, la social-démocratie ne doit plus être confondue avec l'État providence ?
En effet. S'il faut bien entendu d'un système qui protège les personnes vulnérables, il faut aussi modifier notre rapport au risque et à la sécurité dans la société. Nous ne voulons plus d'un système qui encourage la passivité, mais qui porte les gens à prendre des risques et à reconnaître les obligations et les responsabilités qu'ils ont envers autrui et la communauté. En d'autres termes, la reconstruction de l'État social dans nos États occidentaux, c'est l'instauration d'un nouveau contrat social.

Le sociologue français Alain Touraine juge que vous êtes plutôt au centre droit qu'au centre gauche…
Il a tout à fait tort. Il y a en France une tendance à tout ramener à des catégories droite/gauche, qui sont périmées. Non ! la politique de la Troisième voie est vraiment une politique du centre gauche. A preuve que ses valeurs sont: solidarité, justice sociale, protection des démunis, foi dans le rôle de l'État.

Vous avez tout de même des idées chocs, comme celle de carrément supprimer l'âge de la retraite !
Oui. Cette question est pour moi l'illustration parfaite de tout ce dont nous parlons. L'idée d'un âge de la retraite est une pure construction de l'État social, née après guerre. Mais pourquoi vieillir signifie-t-il automatiquement qu'à partir d'un moment donné, on devient à charge de l'État, ou qu'on ne puisse plus travailler ? Pourquoi les personnes âgées ne pourraient-elles pas être considérées comme ressources plutôt que comme problèmes ? Pourquoi n'encouragerions-nous pas des systèmes d'épargne ? Ces questions doivent au moins être posées, parce qu'il est clair que nous devrons redéfinir le rôle des personnes âgées dans une société élargie, et tenter de les y intégrer.

Vous croyez sérieusement ce genre de réformes possible ?
Bien sûr. Aux Etats-Unis, dans certains secteurs, cet âge limite est déjà aboli. Dans certaines universités américaines, on a supprimé l'âge du départ à la retraite. Si bien qu'ici, en Grande-Bretagne, nous commençons à perdre des professeurs de haut niveau qui n'ont aucune envie de s'arrêter à 65 ans, et qui nous quittent pour des universités américaines…

Ce genre de mesures, ça n'est pas démanteler l'État social ?
La Troisième voie ne veut pas démanteler l'État social, elle veut le reconstruire, en instaurant un nouveau contrat social.

Selon vous, ce nouvel État social s'adresserait aux riches autant qu'aux pauvres !
Oui. Parce qu'un nouveau contrat social doit reposer sur une vision renouvelée de la citoyenneté, où chacun prenne une part plus active à la vie démocratique. Pour dire cela, j'ai utilisé la formule No rights without responsabilities - « pas de droits sans responsabilités ». Dans la tête de bien des gens, cette formule n'est destinée qu'aux récipiendaires des bienfaits de l'État social.

Mais attention ! Ce que je dis, c'est que tout le monde est concerné. Les riches comme les pauvres. Pourquoi ? Parce qu'il faut à tout prix éviter de faire des riches une classe à part, exclue de la société, comme cela se passe aux États-Unis, où ils se barricadent dans des ghettos : écoles privées, hôpitaux privés, assurances privées, etc. Une partie de la solution, c'est de reconstruire un espace public, à travers ce que j'appelle « libéralisme civique ».

C'est vrai, vous insistez beaucoup sur la « recapture de l'espace public »… Qu'entendez-vous par là ?
Prenons l'exemple de la criminalité, désormais si présente que les gens craignent de traverser un parc le soir… Eh bien, plusieurs études montrent que la prévention de la criminalité passe bien moins par des forces de police high tech, que par le simple retour à des normes de civilité, dans nos vies les plus quotidiennes. Il faut permettre aux gens de retrouver accès à une forme de vie quotidienne sûre, qui fait partie intégrante du jeu démocratique. La Troisième voie insiste beaucoup sur ce renouvellement d'une culture civique.

Donc vous êtes d'accord avec la politique de Rudy Giuliani, le maire de New York, qui est parvenu à réduire la criminalité en demandant à la police de ne pas tolérer les méfaits les plus bénins, de sorte à « ne pas ouvrir la porte au crime » ?
Non. Je ferais une distinction entre les méthodes dures et des formes plus collaboratives de police. Bien sûr, je suis influencé par la théorie de la Fenêtre brisée (NDLR le gosse qui casse une vitre est un délinquant en puissance), qui veut que les choses les plus triviales - tracer un graffiti sur un mur - finissent par créer un climat où la criminalité se développe, et que c'est à ce niveau qu'il faut déjà intervenir.

Mais je ne suis pas en faveur de la politique mise en œuvre par Rudy Giuliani. Je suis pour une police intégrée et proche de la communauté dans laquelle elle agit, et non pour une police en retrait de la communauté, patrouillant à bord de voitures suréquipées. La tâche de la police me paraît d'agir de sorte à améliorer les standards de la vie communautaire et du comportement des citoyens : une remarque utile, un conseil bien placé peuvent faire des miracles.

Qu'est-ce que l'égalité pour la Troisième voie ?
Qu'a-t-on vu jusqu'ici ? Nous avons vu que les tentatives de solutions menées par l'État social ne sont pas parvenues à empêcher le développement d'inégalités économiques croissantes. La Troisième voie pense donc qu'on fait fausse route en procédant simplement à une redistribution des ressources permettant aux gens de se débrouiller tant bien que mal. Non, ce qui compte, c'est une redistribution des possibilités.

Là réside selon moi un modèle de justice sociale compatible avec la nouvelle société qui nous attend. Il nous faut nous tourner vers un système qui investisse bien davantage dans les ressources humaines, dans le capital humain. D'où le rôle important de la formation.

Mais comment enrayer la pauvreté ?
Nous avons aujourd'hui compris que quantité de facteurs peuvent faire tomber dans la misère. Avec les pauvres, les sans-abri, on a affaire à des situations si complexes qu'il faut des réponses plus sophistiquées qu'une simple redistribution des ressources.

Êtes-vous d'avis, comme Jeremy Rifkin, qu'on va vers la « fin du travail ». Plus jamais d'emploi pour tous ?
Personne, aujourd'hui, ne peut le dire. Ce que je pense, c'est qu'il faut se préparer à une société où le travail ne jouera pas le même rôle central dans la vie des gens. Et où tout le monde ne sera pas obligé de travailler.

D'où la nécessité de créer un troisième secteur plus entreprenant. Où l'on n'use pas forcément de l'argent ni des mécanismes directs du marché. Mais où sont encouragés l'esprit de créativité, l'investissement dans les ressources humaines. Un exemple : dans des universités américaines, les étudiants, en effectuant une tâche communautaire, peuvent cumuler leurs heures de travail sur une «banque de temps». Ce capital temps leur permet d'« acheter » d'autres services, par exemple une formation plus poussée dans tel ou tel domaine… On peut imaginer bien d'autres applications de ce procédé.

La Troisième voie veut « démocratiser la famille ». Qu'est-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire que certaines des valeurs de centre gauche qu'il faut faire valoir dans un monde en changement touchent à la structure de la famille et à l'égalité entre les sexes. L'espoir de la droite d'en revenir à la famille traditionnelle est vain. La Troisième voie reconnaît que nous vivons dans une société détraditionnalisée, où les couples, libres de leurs choix, se défont bien plus que par le passé. Mais la protection des enfants doit rester au premier plan. Donc, pourquoi ne pas reconnaître que si parenté et mariage sont longtemps allés de pair, ils doivent aujourd'hui être dissociés ? Démocratiser la famille, c'est par exemple cela !

Quel est le rôle de l'État-nation pour la Troisième voie ?
C'est un enjeu essentiel. L'État-nation change de nature, du fait même de la globalisation, qui lui ôte certaines de ses prérogatives. Par contrecoup, elle suscite des réactions d'autonomie locale. Elle crée aussi de nouvelles zones et régions qui ne se soucient pas des frontières, mais qui sont cependant économiquement intégrées. Le rôle des grandes villes lui-même se métamorphose: souvent, elles sont plus intégrées dans l'économie globale que dans l'économie locale ou nationale…

Ce qui change avec tout cela, c'est la nature des souverainetés ; en Europe particulièrement, elles deviennent plus multiples et plus floues. La guerre du Kosovo, vous pouvez l'envisager comme un combat entre un cosmopolitisme émergeant, où l'on sait que les frontières ne peuvent plus être que floues, et un nationalisme mystique traditionnel, attaché au territoire.

Quel rôle subsiste alors pour les États-nations ?
Un rôle clé. Nous ne voulons pas d'une société qui ramène tout au global ou tout au local. Prenez la question de l'identité nationale : il n'y a pas de fin à la fragmentation. Au sein des nationalistes écossais, vous avez un parti des Highlands, etc. Donc, la nation cosmopolite est indispensable pour s'entremettre entre les politiques locales et les tâches globales.

J'appelle nation cosmopolite une nation qui repense son identité en relation avec tous les changements qui affectent le monde. Une bonne part des conflits aujourd'hui ne sont pas des conflits gauche/droite, mais des conflits entre des principes cosmopolites et des principes fondamentalistes.

La France procède à ce réexamen de son identité. La Grande-Bretagne aussi. Et la Suisse également, qui s'est mise à réexaminer son propre passé et qui tente de se reformuler dans un contexte plus large.

On dit que vous avez une grande influence sur Tony Blair...
Difficile à évaluer. Il est sûr que je soutiens Tony Blair et son gouvernement. Mais je ne vois pas toute cette affaire comme simplement celle du New Labour. Je me perçois plutôt comme quelqu'un qui apporte sa contribution à un débat beaucoup plus général : comment élaborer une politique de centre gauche à l'ère de la globalisation ?

C'est pourquoi j'apprécie chez Tony qu'il accepte cette prémisse fondamentale que le monde est en train de changer du tout au tout. Une des excellentes choses qu'il fait - alors que nombre de gens insistent sur sa proximité avec Clinton - c'est d'avoir beaucoup rapproché le Royaume-Uni de l'Europe.

Clinton, au fil de ses deux mandats, a dû évoluer d'une politique de centre gauche vers une politique de centre droit…
Oui, mais il y a le Congrès, une situation différente… Si Clinton est attaqué de toutes parts, c'est bien qu'il conduit une politique nouvelle. Je suis l'un de ses fervents supporters. J'ai participé à plusieurs réunions que Tony Blair a eues avec lui. Et j'ai pu me rendre compte que dans le débat autour de Clinton, beaucoup d'idées sont venues alimenter la discussion sur la Troisième voie. Mais les sociétés sont différentes, et chacune arrive dans ce débat sur la Troisième voie avec ses angles et sa trajectoire propre… L'essentiel étant, je le répète, qu'elle le fasse dans un esprit cosmopolite.

Reproduit avec l'aimable autorisation du journal
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