«La troisième voie | ![]() |
Entretien avec Anthony Giddens, professeur à l'Université de Cambridge, directeur de la London School of Economics, publié dans le quotidien suisse Le Temps, daté du 7 janvier 1999. Propos recueillis par Serge Enderlin |
On parle beaucoup, depuis l'arrivée au pouvoir du New Labour à Londres en juin 1997, de la troisième voie, à mi-chemin entre étatisme et ultralibéralisme. Le gouvernement Blair entend y convertir ses partenaires européens. Quelle est votre définition personnelle de la troisième voie ?Ce qu'elle signifie aujourd'hui est assez simple : comment répondre au dilemme politique posé par l'antagonisme dépassé entre deux écoles de pensée. D'un côté, les vieilles social-démocraties, fatiguées et obsolètes, bureaucratiques et keynésiennes et qui continuent à circonscrire le champ politico-économique dans les seules limites de la nation. A l'opposé, les politiques de ce que j'appelle la «nouvelle droite» sont marquées par une sorte de fondamentalisme du marché qui ne répond plus aux difficultés actuelles. Il faut donc une troisième voie, différente des deux philosophies que je viens de mentionner. D'ailleurs, de manière générale, je préfère le terme de «politiques de la troisième voie». L'expression troisième voie utilisée seule fait un peu formule magique… Ce que nous cherchons aujourd'hui, à mon sens, est de redéfinir les valeurs sociales-démocrates dans un monde globalisé, c'est-à-dire en acceptant la redéfinition philosophique de la notion de frontière. La dimension de la réflexion que cela implique dépasse le cadre de la nation. Cette troisième voie est-elle déjà appliquée par l'un des treize gouvernements de centre gauche de l'Union européenne ?A la limite, la troisième voie pourrait en fait tout aussi bien être prônée par des gouvernements se réclamant du centre droit ?La question est de savoir comment réorganiser une société qui prenne en compte la nécessité de protéger les plus démunis et de limiter les inégalités tout en acceptant la majeure partie des nouvelles règles «globales». Dans ce sens, les valeurs de la troisième voie relèvent davantage du centre gauche que de l'autre bord. Je note, il est vrai, que, même si gauche et droite continuent à définir leurs identités respectives par opposition mutuelle dans un certain nombre de dossiers, la globalisation aurait tendance à les rapprocher. La lutte contre la délinquance juvénile, le manque de sécurité, est aujourd'hui identique à gauche comme à droite. D'abord parce qu'il n'existe plus à proprement parler d'alternative socialiste cohérente. On peut aussi se demander comment, dans une économie globalisée, prendre en compte non seulement les nécessités purement économiques mais aussi les valeurs sociales. Le débat n'est pas nouveau, mais cette fois-ci le monde change si vite en restructurant si fondamentalement nos vies que le défi prend une autre dimension, elle aussi globale. Prenez par exemple les politiques de la famille, c'est un sujet essentiel. Un changement structurel majeur touche la famille partout dans le monde, les relations homme-femme évoluent à toute vitesse, comme celles entre les parents et leurs enfants. Que signifie par exemple pour l'avenir un taux de natalité de 1,2 en Italie? On le constate, ces thématiques dépassent le simple cadre gauche-droite du spectre politique. La presse britannique fait de vous le gourou informel de Tony Blair ; vous êtes donc particulièrement bien placé pour nous dire si la Grande-Bretagne post-thatchérienne, avec ses expériences ultralibérales parfois dramatiques, n'est pas un champ d'essai idéal pour une troisième voie… Plus par exemple que la France ou l'Allemagne, où les partis sociaux-démocrates n'ont pas encore totalement effectué leur aggiornamento libéral ?Mais la seconde modernisation est à mes yeux bien plus importante, et elle est identique en Grande-Bretagne et ailleurs. Il s'agit de répondre au déficit sans cesse grandissant de la légitimité politique, que l'on constate partout, aussi bien en Europe qu'en Amérique du Nord. Les citoyens ont perdu confiance en leurs représentants. Il faut travailler sur un nouveau pacte entre gouvernants et administrés, «reconstruire» les exécutifs pour qu'ils répondent davantage aux soucis de leurs électeurs, tout en impliquant la société civile dans le processus de consultation. Il existe bien entendu des données spécifiques à la Grande-Bretagne, mais, très franchement, je pense que c'est exactement le même genre de questions qui se posent aujourd'hui à Paris et Bonn. Avec cette troisième voie, Tony Blair a séduit la droite libérale française et agacé les ailes gauches des partis socialistes européens. Il semble plus proche de l'Allemand Gerhard Schröder. L'axe traditionnel Paris-Bonn (Berlin) pourrait en souffrir.Mais je suis certain que le Royaume-Uni jouera un rôle central à l'avenir dans la construction européenne. Celle-ci ne sera plus animée par le seul moteur franco-allemand, mais plutôt par un réseau renforcé d'Etats partageant les mêmes valeurs fondamentales. A mon sens, la question essentielle est de savoir quel genre de politiques ces quatre pays clés de l'Europe que sont la France, l'Allemagne, l'Italie et le Royaume-Uni appliqueront à l'avenir et si l'on pourra coller l'étiquette troisième voie sur leurs décisions. Je sais qu'il existe encore de profondes suspicions vis-à-vis de Tony Blair dans les rangs de certaines ailes gauches des partis sociaux-démocrates, qui le prennent pour un clone de Thatcher déguisé en socialiste. C'est à Blair de leur prouver qu'il ne s'agit pas de cela. En tout cas, dans le seul contexte britannique, la différence est claire. Sur quelles politiques de troisième voie Blair et ses partenaires européens peuvent-ils s'entendre. L'emploi ?Il y a tout juste un an le gouvernement Blair lançait un programme de lutte contre le chômage chez les jeunes intitulé New Deal. Un projet caractéristique de la troisième voie dans le sens où il entend mettre un terme à l'assistanat par des politiques volontaristes de «remise au travail», menaçant même les réfractaires de suppression pure et simple des allocations chômage, parce que «le travail n'est pas seulement un droit, mais aussi un devoir». Premier élément de réponse, le salaire minimum que le gouvernement Blair va prochainement introduire. Il faut accepter l'idée d'un marché du travail dynamique parce que flexible. Ce qui signifie, pour un certain nombre de pays européens, moins de régulations. Dérégulation ne signifiant pas forcément, dans mon esprit, diminution de la protection sociale. La dérégulation du travail favorise en général la création de nouveaux emplois. La London School of Economics a effectué une recherche sur ce thème, qui prouve qu'il faut à tout prix essayer d'échapper à ces situations insensées où les chômeurs préfèrent attendre patiemment leurs maigres allocations à la maison au lieu de chercher du travail. Encore faudrait-il qu'ils trouvent des places de travail…A l'inverse, il n'y a pas eu création d'autant d'heures de travail supplémentaires aux Etats-Unis, mais elles ont été beaucoup mieux réparties, notamment par l'utilisation du travail à temps partiel. En réalité, il y a beaucoup plus de pertes d'emplois nettes aux Etats-Unis, mais on les recrée de manière différente. L'une des questions cruciales pour les pays de l'Union européenne est de savoir si l'on accepte ou non cette flexibilisation, que d'aucuns confondent volontiers avec précarisation. Aux Etats-Unis, on change en moyenne cinq fois plus souvent d'emploi qu'en Europe. Il en résulte bien sûr une plus grande instabilité sociale, que l'on retrouve dans un taux de divorces plus élevé. |
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