Pour une Europe puissante, solidaire et cohérente

Jean Glavany
Point de vue signé par Jean Glavany, député des Hautes-Pyrénées, paru dans le quotidien Le Monde daté du 28 août 2004


 
Dix ans passés auprès de François Mitterrand m'ont permis de m'imprégner de cette nécessité politique première : l'engagement socialiste est pro-européen. Le virage de 1983, Fontainebleau, Maastricht : j'ai vécu auprès de l'ancien président ce " chemin glorieux de l'Europe " avec enthousiasme. Mon estime, mon respect, mon amitié pour Jacques Delors et l'action qu'il a menée à la tête de la Commission européenne ont parachevé cette conviction.

Au-delà, ma pratique concrète de l'engagement européen comme ministre de l'agriculture et de la pêche pendant près de quatre ans, pour défendre et moderniser l'une des rares politiques communes vraiment intégrées, m'ont fait connaître et apprécier les rouages européens.

Fort de cette conviction et de cette pratique, je considère que les souverainistes d'extrême droite, de droite comme de gauche se trompent fondamentalement et que leur refus de l'Europe est dangereux pour notre pays et pour nos concitoyens. Je ne peux pas, je ne veux pas mêler ma voix à la leur. Je ne voterai donc pas " non " à la Constitution européenne.

En même temps, je considère aussi que les "euro-béats", de droite comme de gauche, qui estiment que, par essence, " tout ce qui vient d'Europe est positif ", en nous pressant de voter "oui" au futur référendum sur le projet de Constitution nous égarent quand ils nous disent que, " même si c'est insuffisant, même si c'est insatisfaisant, c'est un petit progrès bien meilleur que l'épouvantable traité de Nice ".

Ces euro-béats oublient trois choses :
     La première, c'est la crise de la démocratie représentative dont les politiques parlent si peu de peur de se remettre en question mais qui est là, profonde et qui emporte tout sur son passage avec la méfiance du peuple à l'égard de ses élus, méfiance qui se transforme peu à peu en défiance, et ses comportements inciviques de plus en plus angoissants.

    Après le sursaut citoyen des élections régionales sur lequel il ne faut pas se tromper, l'abstention record des européennes nous a rappelés à l'ordre : les Français, et les Français de gauche en particulier, sont pro-européens à n'en pas douter. Mais ils ne comprennent rien à l'Europe qu'on leur construit, ils sentent qu'elle leur échappe et, par cela même, elle les inquiète alors qu'ils attendent d'elle qu'elle les rassure dans leur vie économique, sociale et culturelle.

    Va-t-on répondre à cette crise par la fuite en avant et l'autisme à l'égard de ce que pensent nos concitoyens ? J'en fais le pari : si l'on disait aux Français que " cette Constitution n'est pas la bonne - c'est la réalité - mais il faut voter pour car elle est moins pire que le traité de Nice dont on vous avait dit, à tort, le plus grand bien ", l'abstention, qui était de 57,5 % aux européennes, progresserait encore. Je m'y refuse ;

     La deuxième, c'est que le traité de Nice a bon dos : je me souviens des déclarations des autorités françaises qui nous expliquaient que ce traité était un succès et une avancée, raisonnable certes mais incontestable. Soyons sérieux : ne racontons pas maintenant que " Nice, c'était l'horreur " ;

     La troisième, et c'est sans doute l'essentiel, c'est que l'Europe a toujours été, est encore et sera longtemps un combat. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, ses fondateurs l'ont voulue et construite pour gagner le combat de la paix. Formidable réussite aujourd'hui parachevée par l'élargissement, qui n'est rien d'autre que la réunion de l'Europe divisée par la guerre. Puis ce combat s'est transformé peu à peu : aujourd'hui, c'est un combat entre ceux qui veulent une Europe puissante, cohérente et solidaire et ceux qui ne la conçoivent que comme une vaste zone de libre-échange.
C'est à l'aune de tous ces considérants que je veux porter jugement sur le projet de Constitution autour d'un critère simple : la place du curseur entre unanimité et majorité. Chacun comprend en effet que, pour que l'Europe avance, en particulier dans le sens de sa puissance, de sa cohésion et de sa solidarité, il fallait profiter de cette Constitution pour porter des coups décisifs au règne de l'unanimité, synonyme de paralysie et d'immobilisme. Même Giscard et la Convention l'avaient compris, dans un projet pourtant critiquable à bien des égards mais audacieux sur ce terrain central.

Or, force est de constater que le traité de Bruxelles marque, de ce point de vue, un échec spectaculaire. Pourquoi ? Parce que la Grande-Bretagne et Tony Blair avaient fixé préalablement des " interdits ", en particulier l'adoption de la règle majoritaire pour des sujets aussi essentiels que le fiscal, le social, la défense, les affaires étrangères. Et que le même Tony Blair a été - telle Mme Thatcher hier - intraitable dans la négociation.

Mais aussi parce que la France et Jacques Chirac ne se sont pas battus ou se sont mal battus. C'est un fait incontestable, et cela laisse à notre président un bilan européen assez catastrophique au bout de dix ans de mandat. Je rejoins Alain Duhamel quand il écrivait le 6 juin dans Libération : " La France et l'Allemagne ont perdu cette manche. La première Constitution européenne aura des freins de poids lourd et un moteur de Vélosolex. Paris rêvait d'Europe-puissance, Londres a su mettre en place l'Europe-faiblesse. "

Pour les socialistes pro-européens de toujours, qui ont bâti il y a quelques semaines un succès électoral historique en faisant campagne sur le thème de l'Europe sociale, cet échec est inacceptable.

Se résigner à l'immobilisme consubstantiel à l'unanimité sur ce terrain majeur et, plus grave encore, sur le terrain fiscal, où Thomas Picketty dit avec raison que c'est le dossier européen le plus urgent à traiter afin d'éviter le dumping fiscal, les surenchères et les concurrences déloyales, serait se résigner à voir l'Europe se défaire petit à petit.

Voilà pourquoi, tout bien réfléchi, je glisserai dans l'urne un bulletin frappé du drapeau européen avec un slogan simple : " Pour l'Europe sociale ".

Pour rester en cohérence avec ce que nous avons dit à nos électeurs en juin et rester fidèle au mandat qu'ils nous ont donné. Pour sanctionner Chirac, qui a si peu et si mal négocié ce traité, pour aboutir à ce pitoyable résultat. Pour signifier aux dirigeants européens que leur attitude n'est pas à la hauteur des enjeux qui attendent l'Europe.

Je refuse l'abstention, qui est a-citoyenne. Je refuse le " non ", qui ferait le jeu des souverainistes. Je refuse le " oui ", qui nous éloignerait du combat pour l'Europe solidaire et cohérente.

Mon bulletin sera comptabilisé parmi les blancs ou nuls. Et alors ? C'est une attitude politique forte qui adressera un message clair : notre volonté de construire, au sein de la Confédération européenne réduite à un grand marché, une fédération des pays d'Europe qui veulent renforcer leur coopération pour construire l'Europe solidaire. " Une fédération au sein d'une confédération ", comme l'avait prédit un certain François Mitterrand il y a un peu plus d'une dizaine d'années.

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