Comment l'Europe peut agir

Point de vue signé par Elisabeth Guigou, députée de Seine-Saint-Denis, paru dans le quotidien Le Monde daté du 31 mars 2004


 
A Madrid, le souffle du 11 Septembre a atteint le sol européen. Au terrorisme qui la frappe, l'Europe doit réagir de façon cohérente, rapide et énergique. La menace est diffuse, apparemment insaisissable : on la nomme Al-Qaida, mais c'est en réalité une nébuleuse de groupes locaux aguerris qui n'ont désormais besoin pour agir ni d'impulsion directe ni d'organisation centralisée.

A ces nouvelles menaces, l'Union européenne doit opposer une force de frappe policière et judiciaire et, surtout, la force de la démocratie.

La coopération policière européenne est organisée depuis 1995 avec l'office européen de police, Europol, et la mise en œuvre du système d'information Schengen (SIS), qui permet aux autorités nationales d'échanger leurs signalements sur les objets et les personnes recherchées ou surveillées. Mais la coopération policière souffre de deux graves lacunes : les décisions prises ne sont pas appliquées ; il n'existe pas de partage des informations collectées par les services des renseignements nationaux.

Il faut, à l'évidence, commencer par réaliser ce qui a été décidé. Créer des équipes communes chargées de réaliser des enquêtes pénales dans un ou plusieurs Etats membres, décision prise en 1999, confirmée en décembre 2001 et encore en juin 2002. Appliquer le mandat d'arrêt européen et la convention conclue en 2000 pour autoriser les écoutes téléphoniques transfrontalières et le contrôle des flux financiers. Mais il faut aussi aller plus loin et garantir le partage des informations sensibles en matière de terrorisme.

Car il n'existe pas de système de renseignement au niveau de l'Union européenne, comme il existe la CIA aux Etats-Unis. L'Union européenne, qui n'est pas un Etat fédéral, n'est pas prête à supprimer les systèmes de renseignement nationaux pour les remplacer par une agence fédérale de renseignement. Mais il est alors indispensable qu'un organe européen garantisse l'échange des renseignements collectés par chaque pays, coordonne et harmonise le traitement de ces renseignements.

Et il ne suffit pas pour cela de créer un "M. Terrorisme", comme vient de le décider le Conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement. Celui-ci ne sera utile que s'il dirige une structure européenne de renseignement qui, sans être une agence fédérale, organiserait le partage des informations.

Il faut donc créer un Centre de renseignement européen, chargé d'analyser les menaces terroristes identifiées par les services de renseignement nationaux qui seraient tenus de les communiquer. Ce Centre serait composé de spécialistes nommés par chaque pays membre de l'Union. Il travaillerait en coopération avec Europol, qui, à partir des renseignements collectés, devrait pouvoir réaliser des opérations sur le territoire des Etats membres, en liaison et en accord avec les polices nationales. Un tel système obligerait la France à regrouper le traitement du renseignement, aujourd'hui éclaté entre les renseignements généraux (RG), la DST et la DGSE. Il assurerait aussi - c'est essentiel - une meilleure articulation avec la police judiciaire. En supprimant les cloisonnements, on gagnerait en efficacité, dans notre pays comme en Europe, et on assurerait une meilleure transmission des renseignements vers la justice pénale.

On constate en effet que plusieurs des présumés auteurs de l'attentat de Madrid avaient déjà été cités dans des enquêtes. Pour se donner plus de chances que les interpellations aient lieu avant les attentats et non après, une articulation plus étroite et des échanges instantanés d'informations entre services de renseignement, de police judiciaire et magistrats chargés de la lutte antiterroriste sont indispensables. Le projet de Constitution devrait également être plus précis sur l'obligation de faire travailler ensemble les services de renseignement.

Par ailleurs, l'Union à 25 devrait se doter d'un corps européen de gardes-frontières chargés de contrôler les frontières terrestres, maritimes et aériennes de l'Union. Car il n'est pas possible de se décharger sur les nouveaux adhérents de la surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne.

Le défi terroriste nous impose aussi de décloisonner nos renseignements avec ceux des Etats-Unis. Il est aberrant qu'aucun service de police judiciaire européen ne puisse aujourd'hui approcher le cheikh Mohamed, détenu par les Etats-Unis, alors que son implication dans l'attentat de la synagogue de Djerba semble avérée et que des citoyens européens y ont trouvé la mort. La moindre information devrait être, au contraire, immédiatement mutualisée. Pour sauver des vies humaines.

Une meilleure coordination judiciaire européenne est également indispensable pour réunir les éléments de preuve et traduire en justice les terroristes présumés.

On ne part pas de rien en matière de coopération judiciaire européenne : Eurojust a déjà intensifié les relations de juge à juge, partout en Europe. Mais il faut aller plus loin et oser transformer Eurojust en un organe de coopération vraiment opérationnel. Les magistrats devraient être obligés, au minimum, de transmettre à Eurojust tout dossier ouvert de terrorisme. Un procureur européen pourrait être chargé, en liaison avec les parquets nationaux, de mener enquêtes et poursuites en matière de terrorisme international, les jugements et les exécutions de peine continuant à se dérouler au sein des Etats membres.

Le procureur européen superviserait la constitution des équipes communes d'enquêtes pénales. La coopération judiciaire devrait en outre s'attaquer en priorité à la lutte contre l'argent du terrorisme. Plusieurs décisions ont déjà été prises, comme le gel ou la confiscation des avoirs des organisations terroristes, mais sont encore peu appliquées. Au-delà, il est urgent d'obliger tous les Etats membres à supprimer le secret bancaire, à imposer la transparence aux paradis fiscaux européens et aux sociétés-écrans, qui devraient être contraintes de rendre publiques leur organisation et leur direction.

Il devient également indispensable de mieux prendre en charge les victimes et d'harmoniser le soutien matériel et financier accordé à celles-ci par les différents pays européens. L'Europe doit envisager la création d'un fonds européen d'indemnisation et d'aide aux victimes du terrorisme.

De nouvelles zones de recrutement se dessinent aujourd'hui pour les groupes salafistes prônant le djihad : la Mauritanie, la corne de l'Afrique, mais aussi le Sénégal, le Mali... Ces groupes font des incursions en Algérie ou au Maroc. L'Europe devrait se donner le mandat d'organiser une coopération avec les autorités de ces pays pour repérer ces groupes et les neutraliser.

Mais, à la différence des Etats-Unis, l'Europe doit privilégier la coopération avec les pays africains et non l'intervention militaire. Car la démocratie est la meilleure arme contre le terrorisme, sur le sol européen comme sur le territoire de nos voisins. Lorsque le quart de la population espagnole manifeste dans la dignité contre les attentats, lorsque les Etats ne cèdent pas au chantage et que les Européens ne cèdent pas à la panique, la force de la démocratie s'exprime. Essayons donc d'exporter la démocratie européenne. La construction d'un véritable partenariat à la fois plus généreux et plus exigeant avec les pays du Sud et, en premier lieu, avec les pays méditerranéens y aiderait. Ce partenariat privilégié devrait inclure l'ouverture de nos marchés et une aide financière de l'ordre de celle qui a été accordée aux pays de l'Est européen. En contrepartie, les pays du sud de la Méditerranée devraient prendre des engagements fermes et précis en matière de respect des droits de l'homme, de réformes démocratiques et de développement social.

Car le terrorisme trouve son terreau le plus favorable dans la misère et l'humiliation. Les auteurs des attentats de Casablanca ont tous été recrutés dans les bidonvilles environnants. Contrairement à certains discours bêtifiants actuels, face au terrorisme, les démocraties ne sont pas plus vulnérables que les dictatures. Au contraire. Les attentats sont beaucoup plus nombreux en Irak et dans les pays non démocratiques. La lutte contre le terrorisme passe donc avant tout par la démocratisation et le développement.

L'Europe a les moyens de vaincre le terrorisme. Pour cela, elle ne doit pas se contenter de déclarations viriles sans actes concrets derrière, ni se réfugier dans l'illusion d'une coopération intergouvernementale entre quelques pays. Le défi est à l'échelle de l'Union européenne à 25 et demande des mécanismes de coopération plus étroits. Mutualiser les compétences, les ressources d'intelligence, les capacités opérationnelles européennes est une urgence et un impératif.

Mais l'Union européenne doit placer ce combat au service de la démocratie et des droits de l'homme. Il faut donc améliorer nos instruments répressifs, mais dans le cadre de l'Etat de droit. Ce sera possible avec le projet de Constitution européenne, qu'il est plus urgent que jamais d'adopter. La sécurité des Européens dans le respect de la démocratie pourrait être le projet fédérateur de l'Europe élargie.


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