L'Europe doit être un espace de liberté, de sécurité et de justice


Point de vue d'Elisabeth Guigou, ministre de la Justice et Garde des Sceaux, paru dans L’Hebdo des Socialistes daté du 12 février 1999


 
L'Europe n'a pas vocation à se substituer à la nation. La nation demeure le lieu irremplaçable de notre histoire commune, de l'expression des valeurs de la République, de la formation et de l'expression de la citoyenneté.

Nous n'avons pas une conception figée et frileuse de la nation.
L’extrême-droite se sert de la nation pour exclure et pour justifier la xénophobie, nous voulons au contraire affirmer notre confiance dans la nation et dans sa capacité d'intégration et d’ouverture sur les autres et sur le reste du monde.

L'Europe ne peut pas être une transposition de la nation à une plus large échelle : elle doit être une fédération d’États nations qui permette de promouvoir les valeurs communes aux Européens et de dominer les défis que nos États nations ne peuvent pas relever seuls.

Je ne crois pas à un État européen qui remplacerait nos vieilles nations. Pour moi, l'Europe doit se construire en prenant appui sur les États nations. Ce qui revient à refuser l'uniformisation mais à accepter les partages de souveraineté lorsqu'ils sont nécessaires à l'exercice réel de la souveraineté.

Tout ne peut donc être traité au niveau européen. Il faut clarifier ce qui doit rester du domaine national et ce qui doit être traité en commun. Pour cela, il faut apprécier à leur juste mesure les enjeux de la construction européenne.

I. Enjeux et défis européens

LES DÉFIS ÉCONOMIQUES ET MONÉTAIRES

Depuis 40 ans, l'Europe a avancé essentiellement grâce au moteur économique.
Le marché unique s'est construit, l'euro est né en 1999. Mais la monnaie unique n'est pas une fin en soi. Il faut tout d'abord veiller à ne pas se laisser griser. L’euro ne doit pas être surévalué pour éviter une perte de compétitivité de nos économies. L’appréciation de la valeur de l'euro par rapport aux autres monnaies est, selon le Traité, de la responsabilité du Conseil des ministres et non de la Banque centrale européenne.

Il faut évidemment renforcer la coordination des politiques économiques. Il faudra que, sur ce sujet, le Conseil de l'euro soit particulièrement vigilant. Avec Jacques Delors, je soutiens l'idée du pacte de coordination des politiques économiques. Cette coordination doit avoir pour objectif d'atteindre la croissance durable la plus élevée possible, afin de donner un socle solide au pacte européen pour l'emploi que nous voulons. Prenons garde que par manque d'impulsion politique l'Union européenne ne se laisse aller à la facilité d'une croissance molle et qualitativement peu compatible avec le développement durable. Il est indispensable que la conduite des politiques économiques et l'objectif de l'emploi fassent l'objet d'une réelle coordination, et bénéficient d'impulsions politiques au plus haut niveau, celles du Conseil européen des chefs d'États et de gouvernement, comme d'ailleurs le prévoit le Traité.

UN TRONC COMMUN DE DROITS SOCIAUX

L'économie de marché ne produit pas un modèle de société.
Les socialistes et sociaux-démocrates européens ont toujours fondé leur engagement sur le refus d'une Europe qui ne serait qu'une zone de libre échange et sur leur volonté de bâtir une Europe sociale. Ils viennent de le réaffirmer à Vienne: il est temps d'arrêter les règles sociales minimales en matière d'éducation, de logement, de revenu, de protection contre la maladie... il faut un texte unique définissant ces droits, il faut une Charte européenne des droits civiques, économiques et sociaux, prélude à un Traité social européen qui se fixerait comme objectif un salaire minimum européen et la mise en place d'un dialogue social européen.

DES POLITIQUES COMMUNES POUR HARMONISER VERS LE HAUT ET REFUSER LE NIVELLEMENT VERS LE BAS

L'harmonisation fiscale doit être une priorité pour lutter contre les fraudes et le dumping fiscal, et éviter que la fiscalité ne pèse trop sur les revenus du travail, afin aussi de lutter contre les énergies polluantes.

La construction de l'Europe que nous voulons exige des moyens financiers. Les États ont fait le choix de ne pas accroître les dépenses publiques au sein du budget de l'Union. Il existe toutefois des marges de manœuvre. Je crois le moment venu de lancer un grand emprunt de l'Union européenne (et pas seulement de la BEI) qui, contrairement aux États, n'est pas endettée. Cet emprunt permettrait la réalisation de grands travaux et le lancement de politiques préparant l'avenir (recherche, nouvelles technologies...). Il faudrait aussi doter l'Union européenne d'un fonds de réserve conjoncturel afin de compenser les chocs conjoncturels.

Nous devons aussi réaffirmer que, si nous voulons la croissance pour créer des emplois, nous ne voulons pas n'importe quelle croissance. Nous voulons une croissance durable: respectueuse de l'environnement, soucieuse de l'aménagement du territoire, favorable aux politiques de formation et d'éducation.

LES NOUVEAUX CHANTIERS DE L'EUROPE DE DEMAIN

La réforme des institutions est un préalable indispensable à tout nouvel élargissement: afin d'éviter que celui-ci ne transforme l'Union européenne en une Europe molle, incapable de décider, sans contrôle démocratique, bref en une zone de libre échange livrée aux seules lois des marchés sans valeurs ni politiques communes. Il faut donc, partout où nous jugeons indispensables des actions au niveau européen, bannir la règle de l'unanimité, décider à la majorité et assurer parallèlement le contrôle du Parlement européen et de la Cour de justice européenne.

La Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) est particulièrement fondamentale. Face à l'hyperpuissance que représentent les États-Unis, il faut renforcer notre capacité de peser dans les questions internationales. Il faut aussi que l'Union européenne soit en mesure d'apporter une solution aux conflits qui déchirent encore notre continent.

L'espace de sécurité, de liberté et de justice est aujourd'hui urgent et indispensable, à la fois parce qu'il correspond à une nécessité et parce qu'il permettra de renouveler l'adhésion des citoyens au projet européen. C'est sur ce sujet, le moins exploré aujourd'hui car le plus neuf, que je souhaite consacrer les développements plus détaillés.

II. L'Europe doit être un espace de liberté, de sécurité et de justice

L'Europe connaît aujourd'hui de nouveaux défis qui touchent à la libre circulation des personnes et à la lutte contre la criminalité organisée.

Il y a une impérieuse nécessité de les traiter, et même une urgence à le faire. Les citoyens adhéreront d'autant plus à l'Europe que celle-ci leur démontrera sa capacité à résoudre ces questions.
  1. Il faut savoir que l'argent sale, le produit de la criminalité organisée, qui provient des trafics de drogue, d'armes, d'êtres humains, et de profits de la grande délinquance financière, représente selon les estimations d'Interpol près de 500 milliards de dollars par an, soit l'équivalent du commerce pétrolier dans le monde. Ces sommes considérables, qui alimentent par ailleurs l'économie spéculative, mettent à profit les dérégulations, les paradis fiscaux et le secret bancaire. L'argent sale risque, en achetant des entreprises saines, de miner nos économies. Il contourne nos États et parfois même parvient à les déstabiliser. Il faut aussi avoir à l'esprit que la criminalité de nos quartiers (vol, drogue, prostitution, . ) comme la délinquance en col blanc ou la corruption débouchent sur des réseaux internationaux.
  2. L'Europe doit être un espace de liberté, où les intérêts économiques ne doivent pas primer sur l'impératif de la protection des données personnelles, où les nouvelles technologies de l'information doivent être favorisées mais accompagnées de régulations européennes. Un espace où la liberté de circulation des personnes - liberté fondamentale de l'Europe des citoyens - appelle cependant des encadrements et une approche convergente sur l'entrée et le séjour des étrangers, sur les règles de l'extradition ou sur celles de l'asile.
  3. L'Union européenne doit enfin trouver des réponses aux problèmes concrets de la vie quotidienne. Un conflit familial, un divorce, quand il concerne un couple franco-allemand par exemple, place aujourd'hui des enfants dans des situations inextricables et douloureuses : on ne sait pas quel est le droit applicable, quel est le tribunal compétent.
Certes, nous ne partons pas de rien aujourd'hui. Nous disposons d'un cadre institutionnel, renouvelé par le traité d'Amsterdam, qui nous permet d'agir, à condition de savoir définir des priorités. L'Europe dispose déjà d'un socle de droits fondamentaux, la convention européenne des droits de l'homme, les règles de non-discrimination. Il faut savoir que le droit européen autorise des mesures positives pour parvenir à l'égalité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines.

COMMENT AGIR ?

Les systèmes judiciaires nationaux demeureront le niveau privilégié de la lutte contre la criminalité organisée. Aussi, la priorité est de développer les coopérations de juge à juge, de faciliter l'entraide judiciaire, en somme de considérer que la justice de nos voisins est de même qualité que la nôtre. C'est ce qu'a fait le gouvernement de Lionel Jospin en inaugurant une nouvelle pratique avec l'affaire Dassault : il a rompu avec la pratique du gouvernement précédent qui, sous prétexte d'intérêt essentiel à défendre, faisait obstacle à la transmission de pièces indispensables aux enquêtes menées par la justice belge. Il faut donc qu'entre partenaires européens nous nous mettions d'accord sur un certain nombre de règles : une stricte définition de la notion d'intérêt essentiel, des définitions communes de la criminalité organisée, pour assouplir et accélérer la coopération entre juges.

En effet, il importe de définir des champs précis pour élaborer des règles communes. Sur la famille par exemple, il n'est pas nécessaire - ni même souhaitable - d'harmoniser nos règles concernant la famille, la filiation ou le divorce. Mais il faut se donner les moyens de traiter des problèmes transnationaux. Par exemple, mettre rapidement en œuvre la convention de Bruxelles II qui établit la compétence d'un seul tribunal pour éviter des jugements contradictoires entre deux pays sur un problème de garde d'enfant d'un couple binational qui divorce. Pensons aussi aux nouveaux domaines de législation, la bioéthique, l’Internet, qui appellent également une démarche commune.

Cette approche nous conduira à définir des champs d'action communs. Il est évident que la coopération policière qui se développe à travers Europol exige, dans nos démocraties, pour concilier efficacité et libertés, un développement parallèle du rôle des juges.
Mais au-delà, posons-nous la question de conférer, un jour, une compétence à un tribunal pénal européen, sur des sujets bien délimités, avec des modes opératoires favorisant la bonne coordination entre les procédures nationales et le niveau européen, dans la mesure où celui-ci apparaît apte à bien traiter de ces sujets.

UN ESPACE JUDICIAIRE S'IMPOSE

Ma conviction personnelle est que la nécessité d'un espace judiciaire européen s'impose déjà et s'imposera de plus en plus, car les citoyens européens demanderont plus de sécurité des personnes et des biens et pourront de moins en moins accepter que leurs conflits ne puissent être résolus ou que les États demeurent impuissants devant la criminalité organisée.

Notre vision de l'avenir dans ce domaine est balbutiante, voire inexistante.
L'Union doit développer une réflexion stratégique sur l'espace judiciaire européen, sur les domaines du droit qu'il faut absolument unifier, sur le point crucial de la centralisation et/ou de la décentralisation des décisions judiciaires, dans le domaine des droits des personnes et du droit pénal.

Or, ce qui manque le plus aujourd'hui, c'est la hiérarchie des priorités et que les quelques questions stratégiques soient portées au niveau des chefs d'État et de gouvernement. Ceci n'a jamais été fait. Par exemple, la question cruciale pour la lutte contre l'argent sale est celle des moyens pour lever l'anonymat de l'argent. Pour cela, il faut absolument que les Européens adoptent une taxe minimale sur l'épargne et se mettent d'accord pour lever le secret bancaire lorsque des procédures judiciaires l'exigent.
Ces questions restent aujourd'hui au niveau des ministres des Finances, qui font eux-mêmes l'objet de beaucoup de pressions dans le sens du statu quo. Quant au Conseil des ministres de la Justice et des Affaires intérieures, il n'a pas de vision politique. Il entérine des discussions d'experts et adopte des catalogues exhaustifs de mesures à prendre, au lieu de s'attacher à définir quelques domaines précis, mais stratégiques, où l'action de l'Union doit se fonder sur un droit unifié et une architecture judiciaire efficace centralisée pour une part, décentralisée pour l'essentiel.

Sur la lutte contre l'argent sale je propose que soit organisée une réunion commune des ministres de la Justice et des ministres des Finances, sous présidence allemande, et que les propositions de ce Conseil conjoint soient débattues au Sommet spécial des chefs d’État et de gouvernement prévu à l'automne sous présidence finlandaise. Pour s'atteler à cette tache immense, il faut y croire. L’Union européenne en aura-t-elle la force ? Je crois que oui si les dirigeais européens sont à l'écoute de ce que veulent les citoyens. Et ceux-ci inévitablement voudront que l'Union européenne s'intéresse davantage aux personnes, à leur sécurité, à leur vie quotidienne. Je crois aussi que les dirigeants européens auront besoin de mieux définir le fonctionnement de cette Fédération d'États-nations que doit devenir l'Union européenne.

Ma conviction est que le moteur ne peut pas être seulement l’euro et l'économie, mais les sujets qui touchent de plus près à la fois aux grands principes fondamentaux, à l'éthique et à la vie quotidienne.

Les nouveaux champs du droit et de la coopération judiciaire européenne présentent cette double caractéristique. Ils doivent donc désormais figurer en haut de l'agenda européen. Ils sont aussi l'un de ces rares domaines où l'Europe a une responsabilité particulière par rapport au reste du monde. Car l'Europe peut entraîner les institutions internationales à traquer la corruption et la criminalité organisée, comme à définir de nouvelles normes dans les nouveaux champs du droit, la bioéthique ou les nouvelles technologies.

L'espace judiciaire européen est le terrain le plus fécond pour progresser sur la voie des quelques questions clés et transversales à la construction européenne : la place de l'harmonisation du droit par rapport à la reconnaissance mutuelle, le rôle des institutions communautaires par rapport aux institutions nationales, la nécessaire impulsion politique pour se dégager de la gangue de techniques complexes. Là encore, devant l'ampleur de la tâche, ne soyons pas découragés. Pour reprendre Jean Monnet : " Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. Je suis déterminé ". Parce qu’il touche à la vie quotidienne des gens, parce qu'il répond à une nécessité et une urgence, parce qu'il peut être un ressort de l'adhésion des peuples au projet européen, l'espace judiciaire européen peut, après l'euro, être le nouveau moteur de l'Union européenne.




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