Le communautarisme a bon dos

Benoît Hamon


Point de vue signé par Benoît Hamon, député européen, paru dans le quotidien Libération daté du 7 novembre 2005

 
« Les races supérieures, c'est-à-dire les sociétés occidentales parvenues à un haut degré de développement technique, scientifique et moral, ont à la fois des droits et des devoirs à l'égard des " races inférieures ". » C'est par ces mots que Jules Ferry justifiait le 28 juillet 1885 à la tribune de la Chambre la nécessité de l'expansion coloniale. On aurait tort cependant de croire qu'à la fin du XIXe siècle, cette vision du monde faisait l'unanimité, puisque Clemenceau, dès le 30 juillet 1885, s'emportait déjà contre ces velléités expansionnistes : « La conquête que vous préconisez, c'est l'abus pur et simple de la force (...) Ce n'est pas le droit, c'en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c'est joindre à la violence l'hypocrisie. » Depuis, cent trente années se sont écoulées, le débat entre Ferry et Clemenceau semble tranché et cette page honteuse de l'histoire tournée. Pourtant, le 23 février 2005, par le vote de la loi « Portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », dont l'article 4 dispose « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », la droite française a fait la démonstration des rapports ambigus qu'elle entretient avec le passé colonial. En effet, cette entreprise négationniste menée par une poignée de parlementaires clientélistes nostalgiques du « temps béni des colonies », sous l'oeil apparemment indifférent d'un gouvernement aux abonnés absents, impose une histoire officielle en ne retenant que le « rôle positif » de la colonisation et en jetant le voile sur les crimes, les massacres, l'esclavage, le racisme hérité de ce passé. Oubliés, les zoos humains, le régime de l'indigénat, le travail forcé, l'oppression économique, les déplacements de population, niées, la conquête sanglante et la guerre de libération meurtrière marquée par la pratique généralisée de la torture : les manuels scolaires se devront de relayer le mensonge officiel et de mettre l'accent sur le «rôle positif» de la présence française.

Au-delà l'injonction éducative, la droite affirme par cette loi la hiérarchie entre communautés qui structure, à ses yeux, à la fois l'Histoire des hommes mais aussi le présent de la société française. En définitive, elle portrait, considère et juge d'une manière assez semblable «l'indigène» des colonies et la «racaille» des banlieues.

Il suffit de constater le silence médiatique assourdissant qui accompagne la condamnation de l'ancien président de France Télévisions Marc Tessier, du présentateur, du rédacteur en chef et de l'assistant d'une émission au cours de laquelle a été diffusé un SMS faisant référence aux « odeurs des Blacks », et au soutien appuyé que le ministre de la Culture a apporté au présentateur mis en cause, ou de réfléchir aux propos du ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy à Argenteuil, utilisant le terme de « racaille » pour qualifier les jeunes des banlieues, pour se convaincre que les stéréotypes issus du passé dictent les pratiques d'aujourd'hui.

De même, la politique de Nicolas Sarkozy, qui cherche à confessionnaliser les problèmes sociaux, avec l'instrumentalisation du Conseil français du culte musulman (CFCM), créé pour régler des questions cultuelles mais qui se voit de plus en plus fréquemment sollicité comme porte-parole d'une « communauté », révèle une persistance des réflexes de l'administration coloniale, qui traitait avec les oulémas et définissait les indigènes par leur religion.

Enfin, lorsque l'on voit que, à qualification égale, le taux de chômage des jeunes issus de l'immigration est deux fois supérieur, le déclassement deux fois plus fréquent des diplômés vers des tâches d'exécution, on ne peut que s'interroger sur une perpétuation de la hiérarchie des tâches issue de l'époque coloniale ­ ce sont toujours les mêmes qui construisent les routes et transportent les poubelles.

Faut-il que les communautés s'organisent afin de faire respecter leur droit à la dignité ? Le communautarisme est-il la seule solution face aux racismes, pour des citoyens à qui la République n'offre que discrimination à l'embauche, concentration dans les cités, invisibilité électorale, sous-représentation médiatique, surexposition au zèle policier et judiciaire ?

Je refuse l'idée selon laquelle les communautés pourraient être un instrument de l'égalité, de même que l'idée selon laquelle les discriminations positives pourraient « réparer » les discriminations dont sont victimes nos concitoyens descendants d'immigrés africains ou asiatiques, les « minorités visibles ». De même que le racisme consiste d'une part dans la division du genre humain en catégories d'hommes selon leurs appartenances, et d'autre part dans la hiérarchisation des catégories ainsi définies, le communautarisme commence par distinguer des communautés avant de les hiérarchiser, chacun défendant la primauté ou la supériorité de la sienne. Ces hiérarchies implicites deviennent ainsi un substitut de citoyenneté et le règlement des conflits sociaux se privatise : le résultat de cette stratégie, c'est l'abandon de la République, communauté de droit et de valeurs au profit d'une société dans laquelle la discrimination ou la violence qui frappent un citoyen en raison de ses origines, de sa foi, de ses convictions n'insultent plus la collectivité mais relèvent désormais du conflit particulier.

Hier, la République était le rempart des citoyens français face à la violence faite à un seul d'entre eux au nom de l'antisémitisme ou du racisme. Aujourd'hui, le gouvernement privatise le règlement des conflits et décharge la République de sa mission protectrice et émancipatrice. La droite qui gouverne aujourd'hui n'est plus républicaine, au sens où on l'entend ici, elle est républicaine au sens où on l'entend outre-Atlantique. Pour éviter la contagion de la violence, il est urgent de propager la dissidence.
© Copyright Libération.com

Page précédente Haut de page



PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]