Culture :
reconstruire sur les ruines


par Cécile Helle, Christian Martin et Arnaud Montebourg
Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 19 août 2003

Cécile
Helle


Christian
Martin


Arnaud
Montebourg




Le premier ministre a le culot d'écrire que " la France des festivals a été (...) blessée au cœur " (Le Monde du 6 août). Mais a-t-il pris son hélicoptère, comme il le fait à juste titre lorsqu'il constate des catastrophes nationales, pour aller discuter sur les planches abandonnées avec les artistes et les techniciens des festivals que ses propres choix politiques ont contribué à faire condamner ? Est-il allé à Aix, Avignon, Chalon-sur-Saône, La Rochelle et ailleurs rencontrer ces milliers d'artistes sincères que l'accord du 26 juin contraindra à la reconversion professionnelle, à l'exclusion sociale, peut-être au dénuement personnel ? Nous y étions, voici notre témoignage.

Si les intermittents du spectacle se sont battus avec l'énergie du désespoir comme les canuts lyonnais brisaient les machines à coudre pour défendre leur pain, c'est qu'ils ont compris que l'accord inspiré par le Medef, que Jean-Pierre Raffarin a fait inscrire dans le marbre de la loi, remettait en question beaucoup plus que des intérêts catégoriels.

Il s'attaquait au financement de la création, de la naissance et de la diffusion des arts. Il contribuait à remettre sur le marché ces activités artistiques non lucratives, très rarement rentables, dont la disparition lente est désormais programmée.

L'exception culturelle française, que le créateur de Vivendi avait décrétée morte, vient de trouver à la fois ses exécuteurs et ses victimes malheureuses.

C'est en contemplant les restes de cet effondrement qu'il faut en méditer la leçon politique.

L'accord du 26 juin passé entre le Medef et quelques autres syndicats non représentatifs des salariés du spectacle a été présenté par le gouvernement comme réglant un déficit chronique de cette sous-branche de l'assurance-chômage. Selon cette présentation, les artistes, les salariés du spectacle, auraient trop abusé des facilités de ce régime qui oblige les entreprises à payer la précarité qu'elles créent et dont elles ont besoin.

Pourtant, le coût annuel du déficit du régime des intermittents n'est égal qu'à 730 millions d'euros. C'est à peu près ce que le gouvernement vient pourtant généreusement d'offrir en exonération annuelle de l'impôt de solidarité sur la fortune aux plus fortunés de notre pays. Et c'est quatre à cinq fois moins que ce que coûtera chaque année la baisse de la TVA sur la restauration promise et bientôt offerte par le même gouvernement aux restaurateurs sans aucune contrepartie de création d'emplois. Une telle baisse de TVA est d'ailleurs revendiquée par les professionnels de la restauration comme étant une aide directe à leur activité, constituant une subvention annuelle de 3 milliards d'euros à ce secteur.

En soutenant cet accord, le gouvernement montre sa préférence pour le soutien de ses clientèles électorales en refusant aux artistes ce qu'il accorde à d'autres.

On a prétendu du côté de l'Unedic que l'accord rendrait désormais impossibles les fraudes et les abus les plus condamnables dans lesquels les entreprises, comme les salariés du spectacle, trouvent un intérêt commun. Pourtant, le gouvernement comme le Medef admettent à présent que cet accord n'a nullement réglé le problème des fraudes et des abus.

Les déclarations de M. Raffarin annonçant " un plan de lutte contre le travail illégal et les fraudes fragilisant le régime d'assurance- chômage des artistes et des techniciens intermittents " sont lourdement démenties par les actes gouvernementaux. Qui sait qu'il n'existe en France que 425 inspecteurs du travail, soit environ quatre par département, chargés de faire respecter le code du travail ? Qui peut croire que ces quelques fonctionnaires chargés de contrôler la totalité des entreprises auront soudainement les moyens de s'attaquer aux abus dans l'audiovisuel ?
Coïncidence fâcheuse, le 13 juin dernier, quatorze jours avant la signature de l'accord, 81 parlementaires UMP, dont Alain Madelin, Jean-Pierre Soisson et Christine Boutin, déposaient une proposition de loi visant à réduire les pouvoirs des inspecteurs du travail au motif que ceux-ci sont affectés " à des tâches entravant bien souvent la liberté d'entreprendre ". Ce projet a reçu le soutien du ministre des affaires sociales. Voici donc que M. Raffarin propose un plan de lutte contre le travail illégal pendant que son ministre Fillon laisse démanteler l'inspection du travail chargée de l'appliquer. Et le " croisement des fichiers " nouvellement promis par le premier ministre ne pourvoira pas au nombre insuffisant d'inspecteurs.

Faut-il rappeler les effets pervers de la loi d'amnistie de l'été dernier, qui a permis à certains employeurs de l'audiovisuel de bénéficier de ses dispositions après que des contrôles et des poursuites ont été engagés sur l'abus d'utilisation du statut d'intermittent ?

Ainsi, le gouvernement a pris appui sur le problème réel des abus et des fraudes pour tenter de faire condamner par l'opinion publique le mouvement des intermittents du spectacle alors qu'il sait parfaitement que ces abus et ces fraudes n'ont aucune raison de décroître dans l'avenir. Le cynisme est consommé par un accord dont la légalité s'avère douteuse.

Enfin, la propagande du Medef soutenue par les organes de presse gouvernementaux a exposé que " le fric des salariés " ne devait pas servir à financer le régime spécifique d'assurance-chômage des intermittents du spectacle. Pourtant, les entreprises du secteur vivent grâce à la précarité et font porter avantageusement une grande partie de leurs coûts humains de production sur le régime social des intermittents qu'elles ne financent pas. Tel est le cas des sociétés de production ou de diffusion audiovisuelles, dont les profits sont parfois ascensionnels ou remarquables, qui vivent de cette subvention déguisée à leur activité.

Le ministre de la culture n'a pas apporté le moindre début de réponse sur la nature de la caisse qui devrait dès lors prendre en charge le statut si particulier de ceux qui font vivre les arts et en vivent. Si l'on prétend que ce ne pourrait être les cotisations des salariés et des entreprises, au motif sous-entendu que la culture ne concernerait ceux-ci en rien ou ne serait qu'une économie parasitaire, il faut donc aller chercher dans l'impôt et la solidarité nationale les moyens de la création, de la diffusion des arts et du soutien à nos artistes. Le pauvre Jean-Jacques Aillagon n'a rien pu dire de tel puisqu'il n'a plus un euro en poche : les crédits de son ministère sont en baisse ; les hausses annoncées sont factices et anéanties par les gels et annulations drastiques imposés par les promesses électorales inconsidérées de baisse d'impôts.

Le ministre de la culture, dont la disparition politique a été constatée pendant cette crise, dont la démission n'a finalement plus qu'à être actée, est chargé de mettre en œuvre une seule et ultime politique : le parachèvement du démantèlement de son propre ministère par la décentralisation.

Le projet consiste à faire disparaître toute politique culturelle nationale financée par des moyens publics nationaux en confiant aux départements et régions la charge de se débrouiller avec ces artistes si encombrants, ces arts tellement revendicatifs et ses créateurs insatiables. Ce sera désormais aux féodaux locaux de choisir le bon et le mauvais goût. Les directions régionales des affaires culturelles, bras armés du ministère, seront la prochaine proie des Jean-Pierre Soisson, Jacques Blanc ou, si le malheur poursuit son chemin, Jean-Marie Le Pen. M. Aillagon s'apprête, avec le sourire forcé du courtisan chargé de la mauvaise besogne, à mettre les gants rugueux du fossoyeur de l'œuvre d'André Malraux.

Que faudra-t-il faire pour reconstruire sur ces ruines ? Quelle politique faudra-t-il inventer pour faire revivre la République des arts engloutis ? La République que personne ne pourra jamais réduire à un triste marché de la culture est le seul lieu possible du créateur et de l'artiste. Sa générosité, que consacrent les finances publiques du ministère, ne peut pas être celle d'un mécène aux allures de monarque, tantôt éclairé par un Jack Lang, tantôt obscurci par un Aillagon, selon les oscillations des alternances. Sa générosité, c'est la façon dont le créateur est accueilli dans l'hospitalité républicaine, y trouve sa place, son statut et sa liberté artistique ; c'est aussi et surtout la façon dont son œuvre est offerte au plus grand nombre des citoyens et participe à l'élévation de ceux-ci qui s'en emparent, au bout des quartiers comme au fond des campagnes.

La nouvelle République que nous voulons fonder devra régler cette belle et douloureuse question du prix qu'une société veut payer pour extraire de l'activité mercantile l'acte de créer et la fonction de le diffuser. Cette République nouvelle devra inventer d'autres façons de décider démocratiquement de l'usage de l'argent public investi dans la culture et dans les arts. Elle rompra avec la pratique monarchique actuelle dont le caprice princier a conduit, de la Très Grande Bibliothèque au Musée des arts premiers, au surinvestissement culturel de la capitale et à la destruction lente des possibilités d'action du ministère, dont l'autonomie est aujourd'hui réduite à néant.

Elle devra inventer autre chose que la remise des clefs de l'accès aux arts entre les mains des barons locaux dont la toute-puissance n'est équilibrée par aucune espèce de contrepoids démocratique. C'est cette République des arts qu'il nous faut fonder avec ces dizaines de milliers d'artistes et de citoyens épris des arts qui ont désespéré cet été de l'action politique.

A ceux-là nous disons : venez nous aider à définir les règles nouvelles, celles de la démocratie sociale, celles du financement public de l'exception culturelle, celles de l'usage de l'argent public, de l'Etat central jusqu'aux collectivités décentralisées, celles relatives à la démocratie locale et à la participation des citoyens aux choix publics locaux. Tout est à reprendre. Il ne reste plus qu'à bâtir.

Cécile Helle, ancienne députée, conseillère municipale d'Avignon ;
Christian Martin, vice-président du conseil régional PACA, conseiller municipal de Draguignan ;
Arnaud Montebourg, député de Saône-et-Loire.
Les signataires sont cofondateurs du Nouveau Parti socialiste.



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