L'élu ne doit pas jouer
le bouffon



Tribune d'Anne Hidalgo, secrétaire nationale en charge de la Culture, première adjointe au maire de Paris, parue dans le journal Libération daté du 18 février 2004


 
Après feu l'émission 36 Heures, imaginée par TF1, à laquelle l'ancien ministre Pierre Bédier et Jean-François Copé avaient succombé avant d'être rappelés à l'ordre, On a échangé nos mamans, émission de télé-réalité de M6, s'intéresse désormais aux femmes politiques. C'est ainsi que la production de cette émission a souhaité m'inviter pour son dixième et dernier épisode. Leur souhait, savoir comment je concilie ma vie de mère de famille avec mon activité politique, comment j'éduque mes enfants, et quel regard je porterais sur une autre famille. Bien entendu l'invitation de M6 ne précisait pas avec quelle autre maman je devais échanger ma vie, mais cet échange revêtait, selon eux, un grand intérêt !

Sensible à cette aimable invitation je la décline sans état d'âme. Les femmes et les hommes politiques peuvent être tentés de répondre positivement à ces sollicitations, car à l'évidence quelques minutes à des heures de grande écoute ont plus d'impact que des centaines d'heures passées à battre le pavé, à assurer ses permanences d'élu ou à faire des comptes rendus de mandat. Celles et ceux qui acceptent commettent une grave erreur, qui n'est pas sans conséquences sur le fonctionnement de notre démocratie.

La politique est en crise, nul besoin de revenir sur le cauchemar du 21 avril 2002. Je suis convaincue que la télé-réalité ne peut que nous enfoncer davantage dans l'ornière de l'abstention massive et répétée,ou de la montée du populisme que nous connaissons lors des rendez-vous électoraux. De même, la participation à des émissions où sous couvert de divertissement les politiques en sont réduits à jouer le rôle de « bouffons » qui se transforment la plupart du temps en boucs émissaires, ou encore à révéler des secrets de leur vie intime pour paraître plus humain et peut-être populaire, ajoute à la confusion générale. Sans parler de la prestation du ministre de la Justice, qui, à l'occasion des vœux pour 2004, pose au côté des acteurs d'une série sur la justice où l'on ne sait plus qui joue quoi !

Ces émissions accréditent l'idée que les femmes et les hommes politiques seraient déconnectés de la vie quotidienne. Il faudrait donc les y plonger de préférence sous le feu des projecteurs pour mieux guetter leurs étonnements à la découverte des réalités qu'ils sont censés ignorer ! La vie politique dans notre pays est souvent résumée à l'échange de phrases assassines, à des batailles d'appareils politiques ou au cynisme qui préside dans des affaires politico-judiciaires comme l'affaire Juppé. C'est vrai que tout cela existe sinon les médias n'en parleraient pas.

Mais la réalité de la vie politique de notre pays, c'est avant tout les milliers d'élus, véritables soutiers de la démocratie qui donnent leur disponibilité pour servir et pas pour se servir, pour gérer au quotidien les dizaines de milliers de collectivités locales, pour trouver des solutions, construire des équipements, faire vivre les services publics. Les Françaises et les Français d'ailleurs ne s'y trompent pas, les femmes et les hommes politiques auxquels ils accordent le plus leur confiance sont les maires, ce n'est pas un hasard...La réalité de la vie politique, c'est aussi les milliers de militants, dans un engagement gratuit, qui font vivre les idées et qui les diffusent autour d'eux.

Si la place des politiques n'est pas dans la télé-réalité, je crois pour autant que les médias ont un rôle essentiel à jouer dans la revitalisation de notre démocratie. La télévision est devenue pour beaucoup de nos concitoyens la première école, la principale ­ et bien souvent la seule ­ fenêtre sur le monde, elle est incontournable en politique comme dans d'autres domaines. Ceux qui la font ont donc une responsabilité dans notre vie démocratique qu'il ne s'agit pas de leur contester, mais qu'il leur appartient d'assumer.

Le temps est venu de redonner toute sa place au débat d'idées, et aux actes qui font vivre la démocratie ; de montrer sans complaisance le travail des élus, des associations, des syndicats dans leur diversité. Le temps est venu aussi de sortir des standards qui voudraient qu'une idée soit exprimée en moins d'une minute alors que chacun sait que ce n'est pas le rythme de la raison et de la pédagogie mais celui de l'émotion et surtout des annonceurs publicitaires qui assurent les recettes des chaînes ! Je sais que les journalistes veulent faire leur métier de cette façon ­ ils me le disent ­ mais se heurtent au diktat de l'Audimat tout particulièrement dans l'audiovisuel public. Il est urgent de trouver un autre modèle économique ­ la grève, que j'ai soutenue, des salariés de Radio France en témoigne ­ et des formes de régulation permettant d'assurer dans l'indépendance une télévision certes divertissante mais aussi culturelle, éducative et civique.

Et puis laissez les mamans à leurs enfants, la politique leur vole déjà pas mal de temps !

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