Coup dur pour la création



Tribune signée par Christophe Girard, adjoint au maire de Paris chargé de la culture et Anne Hidalgo, première adjointe au maire de Paris, secrétaire nationale à la culture et aux médias, parue dans le quotidien Le Monde daté du 27 décembre 2005




Christophe
Girard



Anne
Hidalgo


Sommes-nous revenus au temps où l'artiste était tenu de vivre d'amour et d'eau fraîche ? A l'évidence oui ! La première charge fut portée par le Medef et le gouvernement en juin 2003 lorsqu'ils remettaient en cause le régime d'assurance-chômage des intermittents du spectacle au motif que les salariés du privé ne devaient pas payer pour les artistes. Cette position idéologique tendait à faire de l'artiste quelqu'un qui ne travaille pas parce qu'il a choisi une activité atypique " non productive " et qui, pour " payer " sa liberté, ne pourrait pas bénéficier des mêmes droits et protections que les salariés.

Nous avons la tristesse de constater à l'occasion du débat très controversé sur le droit d'auteur que cette philosophie dépasse les clivages politiques et gagne malheureusement du terrain dans notre société.

Que dirait-on si avant même la sortie en kiosques de nos quotidiens préférés, ils étaient mis en ligne et pouvaient être téléchargés gratuitement ? Que deviendrait la rémunération des journalistes qui travaillent à l'élaboration de nos quotidiens ? Nous avons d'ailleurs, comme d'autres, entendu les voix légitimes s'élever contre les journaux gratuits lorsqu'ils ont fait leur apparition dans nos villes. En votant pour la licence légale, c'est-à-dire le droit donné à chacune et à chacun de télécharger des œuvres et de les diffuser à quiconque se connecte sur le Net, la représentation nationale vient de porter un très dur coup à la création indépendante française. (La loi n'ayant pas été encore été adoptée dans son ensemble, le gouvernement en a reporté le vote global à la rentrée parlementaire.)

En effet, moyennant une somme modique dans votre abonnement souscrit auprès d'un fournisseur d'accès, vous pourrez avoir accès à une multitude d'œuvres musicales, cinématographiques. On pourrait y voir un grand progrès pour un accès à la culture qui de fait serait quasiment gratuite. C'est ignorer que la gratuité n'est pas de ce monde et que les principaux bénéficiaires de ce système ne seront ni les internautes, ni bien sûr les artistes qui verront leur rémunération fortement atteinte.

Les principaux bénéficiaires seront les fournisseurs d'accès, c'est-à-dire les opérateurs d'une économie hautement capitalistique qui est déjà en train de préparer les concentrations de capitaux nécessaires à son évolution au niveau mondial.

Et non, l'industrie du Net n'est en soi pas différente de l'économie mondialisée, elle n'est pas plus vertueuse !

Le gouvernement et le ministre de la culture n'ont pas aidé à une clarification du débat et à un projet de loi équilibré en se situant quasiment exclusivement sur le terrain de la répression contre les internautes, en refusant d'ouvrir le débat politique indispensable sur le coût des produits culturels, qui restent encore trop élevés dans notre pays, et en diminuant les moyens du ministère de la culture, qui aujourd'hui ne soutient plus la création indépendante.

Que va-t-il se passer dans les mois et les années qui viennent si ce système est légalisé ? Les fournisseurs d'accès alliés financièrement aux constructeurs préparent déjà leurs alliances avec les multinationales productrices des contenus culturels formatés pour l'industrie culturelle mondiale. Seules trouveront à être diffusées ces " œuvres " à faible contenu artistique mais formatées pour la consommation internationale.

Où seront ces jeunes créateurs populaires qui sont aujourd'hui la fierté de notre pays, ce malgré la déferlante de produits de télévision labellisés : les Bénabar, Thomas Fersen, Jeanne Cherhal, Laurent Bouhnik, Benjamin Biolay, et d'autres ? Ils auront peu de chance de survivre, malgré leur talent, à cette machine à broyer.

Militante socialiste depuis longtemps et secrétaire nationale à la culture et aux médias du Parti socialiste depuis 2003, adjoint au maire de Paris en charge de la culture, nous considérons notre parti comme celui du soutien à la liberté, et notamment à la liberté de création, attachés aussi à ce que la liberté des créateurs soit indissociable de celle des publics.

En 1981, François Mitterrand arrivait au pouvoir porté par la volonté du peuple mais aussi par le désir des artistes d'exprimer enfin leur liberté. En 1985, Jack Lang, après une concertation très poussée avec l'ensemble des milieux artistiques, proposait une loi qui faisait date sur le droit d'auteur et qui était votée à l'unanimité. Nous formons le vœu que le Parti socialiste soit plus que jamais le parti de la création et de tous les créateurs.

L'alliance entre le public et les artistes est indispensable. Chacun doit comprendre que, pour créer, il faut pouvoir bénéficier d'une reconnaissance, et que cette reconnaissance passe aussi par une rémunération décente.

Si un espace pour la création indépendante n'est pas organisé, notamment par le système des droits d'auteur et par une politique culturelle digne de ce nom, nous n'aurons plus de liberté en tant que public. La licence globale est un faux nez d'une uniformisation culturelle très largement engagée.

Il y va de notre liberté de défendre la liberté de la création si nous ne voulons pas être soumis à des produits standards imposés résultant de la concentration des industries culturelles en marche au niveau mondial, et dans laquelle le téléchargement gratuit joue un rôle de premier plan.

Il va de soi que nous nous situons du côté de ceux qui se battent contre cette forme de mondialisation des produits culturels. Un autre monde est possible, celui de la liberté, de la diversité et de l'intégrité.


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