« L'Europe de la défense,
une exigence »

Sur le Kosovo, les divergences s'estompent entre alliés pluriels, selon le patron du PS.


Interview accordé au quotidien Libération, parue samedi 10 et dimanche 11 avril 1999.
Propos recueillis par Judith Perrignon et Jean-Michel Thénard

« Ayons l'honnêteté de reconnaître que la principale force des Américains, c'est d'abord la faiblesse des Européens.»

Le Parti socialiste lance officiellement sa campagne aujourd'hui à la Mutualité à Paris. Ce démarrage tombe en plein conflit du Kosovo qui a révélé de profondes divergences à gauche. La liste conduite par François Hollande n'échappe pas à la règle, puisqu'elle accueille en bonne place les amis de Jean-Pierre Chevènement, hostiles aux frappes de l'Otan. Le numéro un minimise.

Sur le Kosovo, il y a davantage de cohésion entre l'Elysée et Matignon qu'au sein de la majorité. Cela vous préoccupe ?

C'est plutôt rassurant que, sur un conflit de cette importance, il y ait une unité de l'exécutif. Mais sur une question aussi essentielle que le recours à la force, il est naturel que des débats traversent l'ensemble des familles politiques de la majorité, comme de l'opposition. C'est là l'honneur des démocraties. Pour le PS, j'ai le sentiment d'une grande cohérence sur la position du gouvernement. C'est pour moi l'essentiel.
Pour ce qui concerne nos partenaires, j'observe à la fois les contradictions qui traversent la liste que conduit Robert Hue, ce qui prouve la mutation du PCF et l'union des Verts sur la logique de l'intervention, ce qui n'allait pas de soi, compte tenu de leurs traditions politiques. Quant au Mouvement des citoyens, j'ai trouvé que le silence de Jean-Pierre Chevènement n'était pas plus assourdissant que celui de Philippe Séguin.

Avec la durée, ces désaccords ne risquent-ils pas d'empoisonner gravement le climat dans la majorité ?

A mesure que le conflit se prolonge, que la vérité s'impose sur l'épuration ethnique menée par Milosevic, il y a une adhésion de plus en plus forte de l'opinion en faveur des opérations elles-mêmes et de la participation de la France. Et je note une évolution des positions de nos partenaires. Ainsi, les communistes comme le MDC insistent davantage sur l'Europe de la Défense et sur la nécessité de ne pas s'en remettre à l'Otan que sur les frappes elles-mêmes. A chacun de comprendre que la solution alternative - c'est-à-dire ne rien faire - aurait permis à Milosevic de vider le Kosovo sans aucun risque pour lui.

Vous n'avez pas l'impression que Jean-Pierre Chevènement persiste et signe ?

La solidarité gouvernementale n'est pas prise en défaut. Et il n'y a aucune divergence sur la nature du régime de Milosevic, sur la caractéristique détestable des actions qu'il mène au Kosovo et sur la nécessité, le moment venu, d'une solution politique.

Entre la condamnation politique et la condamnation philosophique, laquelle est la pire (1) ?

Il est toujours préférable pour un responsable politique de parler avec ses propres mots. Cela évite de regrettables procès d'intention.

Qui sont les plus européens: ceux qui, après avoir voté contre les traités de Maastricht et d'Amsterdam, se plaignent que l'Otan soit à la pointe de l'intervention, ou ceux qui ne s'en émeuvent pas ?

De ce conflit au Kosovo, plusieurs leçons méritent d'être tirées. Premièrement, l'Europe a existé politiquement. A la différence de ce qui s'était produit au moment de la Bosnie, l'Union a pris ses responsabilités, avec la réunion de Rambouillet puis la légitimation du recours à la force, au Conseil européen de Berlin. La deuxième leçon, c'est que l'Europe acteur politique ne peut intervenir militairement qu'en s'en remettant à l'Otan. Voilà pourquoi l'Europe doit constituer au plus vite une identité de défense. Cela exigera bien plus que la désignation d'un monsieur ou d'une madame Pesc [politique étrangère et de sécurité commune], mais des stratégies coordonnées et des moyens militaires mis en commun. Que les plus sceptiques des Européens en soient venus au même constat est courageant.

Que pensez-vous de l'antiaméricanisme qui refleurit en France ?

S'il s'agit d'établir une équivalence dans la barbarie entre Milosevic et l'Otan, alors cet antiaméricanisme est indigne. Si, au contraire, il s'agit de souligner le rôle majeur voire excessif des Etats-Unis dans cette intervention militaire, alors ayons l'honnêteté de reconnaître que leur principale force, c'est d'abord notre faiblesse. Si les Européens étaient plus déterminés, mieux organisés et plus clairs dans leur rapport à l'Otan, les Américains seraient sans doute moins bruyants à tous les sens du terme. Avec ce qui se passe aujourd'hui, les Etats-Unis peuvent essayer de montrer qu'il n'est pas besoin d'une Europe de la Défense, puisque l'Otan fait l'essentiel du service. A nous de convaincre les Européens qu'ils peuvent constituer une défense commune. Il va falloir faire de la coopération renforcée, voir avec qui on peut avancer plus vite au-delà même de nos engagements dans l'Union.

Et l'usage de la dissuasion nucléaire, il serait lui aussi européen ?

A terme, la question devra être posée. Nous ne pouvons pas toujours, comme Français, demander aux autres de venir sur nos positions - on sait qu'un bon nombre de nos partenaires européens sont extrêmement réticents à s'éloigner du giron de l'Otan -, nous devons aussi faire des gestes qui prouvent que nous sommes prêts à aller loin dans l'Europe de la Défense. Il faut se débarrasser du manteau de l'arrogance. Les mêmes qui reprochent à l'Europe de ne pas exister militairement sont ceux qui s'acharnent encore à lui refuser les moyens. Pasqua et Villiers peuvent se retrouver. Ils incarnent, sans en avoir le monopole, ce courant de pensée et d'inaction.

Coexistent sur votre liste (et au gouvernement) souverainistes, adversaires du droit d'ingérence et droits-de-l'hommistes qui y sont favorables. Pourront-ils exprimer leurs différences comme sur la liste Hue ?

La souveraineté nationale, ça existe. Les droits de l'homme, ça ne se discute pas. Mais nous ne pouvons pas avoir des positions justifiant le recours à la force fondées exclusivement sur les droits de l'homme. Ce qui nous fait agir au Kosovo, c'est aussi la stabilité dans cette région. Car on sait bien que si Milosevic arrivait à mener à bien son nettoyage ethnique, il ne s'arrêterait pas là, il y aurait demain un conflit avec la Macédoine ou l'Albanie, une véritable déflagration. Je suis convaincu, donc, que ceux qui sont sur la liste que je conduis partagent l'ensemble de la dimension du problème.

Le programme du PS tente déjà une synthèse entre l'Europe et la nation...

Cette synthèse est la seule position réaliste. Ceux qui veulent en rester à la seule souveraineté des nations se résignent en fait à l'impuissance. Ceux qui évoquent les Etats-Unis d'Europe psalmodient des incantations sans lendemain. Notre objectif est en fait de faire progresser l'Europe politique avec l'extension du vote à la majorité qualifiée, de faire avancer l'Europe de la Défense et de donner un coup d'accélérateur à l'Europe de l'emploi ainsi qu'à l'Europe sociale.

Après avoir tant reculé devant l'idée de prendre la tête de la liste socialiste, on a l'impression que vous êtes en train de vous découvrir de nouvelles motivations ?

Je n'en manquais pas. Mais il est vrai que, depuis trois mois, jamais le débat européen n'a été aussi présent : démission de la Commission Santer, nomination de Romano Prodi à la présidence, règlement de l'Agenda 2000, préparation du pacte européen pour l'emploi et maintenant la question de l'Europe de la Défense. Oui, il y a plein d'éléments pour convaincre tout responsable politique qu'avec cette élection, se joue une grande part de notre avenir. Autant de raisons de faire la course... en tête.

(1) Jean-Pierre Chevènement avait distribué le 1er avril à ses collègues du gouvernement un texte du philosophe Hans Magnus Enzensberger fustigeant les « fantasmes d'une morale omnipotente », façon de dire son désaccord avec l'intervention contre la Serbie. Le philosophe l'a accusé un peu plus tard d'avoir détourné le sens de ses propos.
Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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