La Constitution européenne n'est ni socialiste ni libérale

François Hollande



Entretien avec François Hollande, premier secrétaire du Parti socialiste, paru dans le quotidien Le Monde daté du 1er décembre 2004
Propos recueillis par Hervé Gattegno, Isabelle Mandraud et Caroline Monnot
 

Comment convaincre les partisans du " non " et les hésitants qu'il y a suffisamment d'avancées sociales dans la Constitution européenne que vous appelez à approuver ?
Après plus de deux mois de débat, il n'a pas été possible, pour les tenants du " non ", de démontrer qu'il y avait le moindre recul dans le traité constitutionnel. Il contient au moins trois avancées sociales incontestables.

La première, c'est la Charte des droits fondamentaux, qui offre des garanties à tous les citoyens et assure une meilleure protection des salariés. L'effectivité pleine et entière a été confirmée par le Conseil constitutionnel.

Deuxième avancée, les syndicats sont érigés en acteurs du droit social européen. C'est la raison pour laquelle la quasi-totalité des syndicats en Europe l'ont approuvée.

Enfin, les services publics sont non seulement reconnus, mais protégés quant à la spécificité de leurs règles et de leurs financements. Ce texte permettra donc à la gauche de mener librement, et même avec plus de force encore, sa politique si elle revient aux responsabilités.

Qu'apportera concrètement cette Charte aux salariés ?
Elle introduit des règles en matière de protection contre les licenciements, d'information des salariés et de limitation de la durée maximale de travail. Elle accorde à tous le droit à la sécurité sociale. Elle assure l'égalité entre les femmes et les hommes dans les domaines de l'emploi et de la rémunération. Elle s'appliquera partout en Europe, et notamment dans les pays qui viennent d'accéder à l'Union. Elle contient, en elle-même, les principes à partir desquelles une harmonisation sociale est possible. C'est cela l'Europe. Et je m'étonne que certains gardent sur ce traité un raisonnement franco-français. Ce qui est étrange pour des socialistes supposés être d'abord internationalistes.

Pourquoi, dès lors, réclamez-vous un traité social sitôt la Constitution approuvée ?
Elle n'est pas l'aboutissement de notre combat, c'est un cadre. L'Europe est une construction qui avance par étapes : il y a eu le marché commun, le grand marché intérieur, puis la monnaie unique. Que nous manque-t-il ? Des institutions politiques responsables, une démocratie renforcée, des droits sociaux reconnus : c'est le traité constitutionnel. Il reste à aller plus loin dans l'harmonisation. Ce sera l'étape du traité social.

Que répondez-vous aux partisans du " non " qui pointent des contradictions avec la campagne du PS " Et maintenant l'Europe sociale " lors des élections européennes de juin 2004 ?
Notre campagne n'était pas faite par rapport au traité constitutionnel mais par rapport aux politiques qui, dans ce cadre-là, pourraient faire avancer l'Europe sociale. Le tout, dans un Parlement européen que nous espérions majoritairement à gauche. Ce n'est pas le cas. Mais, si les principes de l'Europe sociale figurent dans le traité, il y a encore beaucoup à faire pour les traduire en actes. C'est la tâche des socialistes européens. L'Europe sociale n'est pas un slogan, c'est un engagement collectif dont nous ne sommes pas les seuls dépositaires.

Vous souhaitiez la disparition de la règle de l'unanimité en matière fiscale pour favoriser l'harmonisation entre les pays membres. Or, dans le traité, cela n'y figure pas.
Dans 25 domaines, et non des moindres (énergie, agriculture, budget...), les décisions ne sont plus prises à l'unanimité, mais à la majorité qualifiée. Nous n'avons pas pu encore aller jusque-là pour l'harmonisation fiscale. Est-ce une raison suffisante pour dire " non " ? Laurent Fabius le pense et nous dit qu'il suffirait de se remettre autour d'une " table " et la magie opérerait. Le plus simple est de trouver la table. Mais avec quels partenaires autour ? Jacques Chirac comme négociateur français ? Avec dix-huit chefs de gouvernement conservateurs ou libéraux ? Et seulement sept socialistes, dont les plus modérés - comme les Britanniques ou les Allemands - considèrent que le traité va déjà trop loin, et les plus à gauche - comme les Suédois - se méfient d'être contraints, par une majorité qualifiée, de baisser leurs impôts ?

Abandonnez-vous cette revendication ?
Il faut parfois la prendre avec prudence.

Vous avez dit, à propos des syndicats, que s'ils avaient approuvé, pour la plupart, le texte, c'est qu'ils y trouvaient d'évidence quelque chose qui les satisfaisait. On peut employer le même argument avec les gouvernements de droite...
Le traité constitutionnel n'est ni socialiste ni libéral. Il organise l'Europe, avec des valeurs qui nous sont communes. Et je considère que la négociation a permis de faire droit à davantage de principes progressistes que libéraux : c'est la première fois qu'un traité européen reconnaît le développement durable, le plein-emploi, la protection sociale et la lutte contre toutes les discriminations. L'Europe a toujours été un compromis entre pays, au-delà de l'orientation de leurs gouvernements, et entre partis. Elle ne s'est jamais faite avec un seul parti dans un seul pays.

Le socialisme passe-t-il aujourd'hui par la reconnaissance du principe de " concurrence libre et non faussée " ?
La concurrence existe partout, y compris au sein du Parti socialiste. Plus sérieusement, ce principe était déjà inscrit dans le traité de Rome de 1957 ! Il a été repris, et même élargi, dans l'Acte unique européen de 1986, sans que cela choque le signataire français du moment - Laurent Fabius -. C'est en son nom que la Commission a permis de limiter les concentrations. Et je ne vois pas en quoi nous aurions à la blâmer, tant sa tâche me paraît encore bien timide, notamment en matière de presse ou de communication.

Car, dans une économie sociale de marché, la concurrence est plutôt une garantie, même si elle ne peut être un objectif en soi. C'est pourquoi le traité y ajoute " la cohésion économique, sociale et territoriale et la solidarité " et place le plein-emploi au premier rang des priorités.

Ce traité change-t-il quelque chose pour les gens qui craignent de voir leur emploi délocalisé ?
Les délocalisations ne datent pas du traité constitutionnel. L'Europe n'en est pas la cause. Elle ne peut pas non plus en être la solution principale, ou alors ce serait exonérer les gouvernements, et notamment le nôtre, de toute responsabilité. En revanche, l'Europe peut être utile. Et pas seulement par l'harmonisation fiscale. Malheureux Estoniens, pauvres Polonais, désignés depuis cette campagne au Parti socialiste comme responsables des délocalisations, en raison de leur niveau de fiscalité !

C'est un peu court - les mêmes craintes étaient formulées par la droite au moment de l'entrée de l'Espagne et du Portugal - et injuste - les pays de l'Est ont besoin de rattraper leur retard, et donc d'investir. Ce dont on a besoin, aujourd'hui, ce sont des convergences sociales et de politique de développement.

Le texte place-t-il pour vous la défense européenne sous domination américaine ?
J'ai entendu cet argument avec étonnement. Voter le traité serait inféoder l'Europe à l'OTAN. Diable ! Dois-je rappeler que nous sommes membres de l'OTAN et que nous n'envisageons pas d'en partir ? Allez expliquer aujourd'hui aux Polonais, aux Tchèques, aux Hongrois, avec ce qui se passe en Ukraine, qu'il faut quitter toute affaire cessante l'Alliance atlantique. Et pour quelle protection ? Celle d'une défense européenne qui n'existe pas encore, de notre force de dissuasion nucléaire, dont le seul sanctuaire est notre territoire national ?

Il faut une Europe de la défense ; elle sera dans l'Alliance atlantique, mais elle ne doit pas être soumise aux Etats-Unis. Le traité constitutionnel permet d'y parvenir : outre l'introduction d'un ministre des affaires étrangères de l'Europe, il élargit l'éventail des missions que l'Union peut mener de façon autonome. Il met fin au monopole de l'OTAN pour la défense de l'Europe. Et pour les opérations extérieures, la référence à l'ONU est explicite et l'OTAN n'est pas citée ! Notre débat mérite mieux que l'utilisation des peurs.

Vous êtes à la tête d'un parti profondément divisé. Comprenez-vous les militants favorables au " non " ?
Je comprends les doutes avant une décision importante qui ne concerne d'ailleurs pas seulement les socialistes, mais l'ensemble des Européens. Si des interrogations de cette ampleur demeurent, c'est que nous n'avons pas suffisamment débattu depuis 1983 de la construction européenne. Peut-être n'avons-nous pas expliqué un certain nombre de choix, et notamment l'élargissement.

Le rôle des dirigeants politiques, c'est d'être en cohérence avec eux-mêmes. Si nous disons non au traité constitutionnel, qui peut croire que l'on pourra renverser la " table " et remettre en cause toutes les politiques européennes, celles-là même que l'on a inspirées ou même décidées durant les années où, avec François Mitterrand et Lionel Jospin, nous étions aux responsabilités ? Là, on ne serait plus dans l'inventaire, mais dans le dépôt de bilan ! Nous aurions la même position que les communistes, qui n'ont jamais voté un traité européen, et que Jean-Pierre Chevènement, qui nous a quittés au moment du traité de Maastricht. Ce serait un comble, après les succès électoraux du printemps dernier, que de donner historiquement raison au PC et provoquer la résurrection politique de M. Chevènement !

Le " non " est, selon vous, inacceptable. Que répondez-vous à ceux qui estiment qu'il y a des moments où il faut savoir dire non ?
C'est vrai. Mais quels en seraient les motifs ? Sommes-nous devant un texte inacceptable au point de vue de nos valeurs socialistes ou de notre conception de la République ? Ce n'est pas le cas. Existe-t-il au sein de la gauche européenne des forces politiques nombreuses pour exiger avec nous d'en négocier un meilleur ? Aucune ! Sommes-nous au pouvoir pour arracher un nouveau compromis ? Pas avant 2007, et rien n'est sûr. Peut-on mettre l'Europe en panne pendant de longues années sans être certain d'obtenir une meilleure issue ? Alors, quand on n'a aucune raison de dire non, il y a quelque logique, et même quelque honneur, à dire oui.

Mais si un pays dit " non " avant le référendum en France ?
Sans être désobligeant à l'égard de tel ou tel pays, la décision de la France aura une influence considérable. Bien plus, par exemple, que celle de la Grande-Bretagne, qui n'est ni un pays fondateur ni un membre de l'euro et dont la conception européenne n'est pas partagée. Le " non " français, lui, serait un problème pour la France et pour l'Europe. Car, disons-le franchement, il n'y aurait plus de traité constitutionnel. Nous resterions alors au traité de Nice pour revenir aux politiques et au blocage qu'on ne cesse de dénoncer par ailleurs. Et nous nous serions montrés incapables de faire l'Europe politique au moment du deuxième mandat de George Bush. Je ne veux pas prendre cette responsabilité pour mon parti, pour mon pays et pour l'Europe.

Le débat interne au PS révèle-t-il que ce dernier est le plus à gauche d'Europe ?
J'aimerais bien le croire, mais je n'en suis pas si sûr quand je vois ce qu'ont fait les Suédois en matière de redistribution sociale, ou les sociaux-démocrates allemands en matière de cogestion, ou encore les Espagnols s'agissant d'égalité des droits. Au PS, nous sommes souvent plus à gauche dans l'opposition, mais parfois un peu moins aux responsabilités ; encore qu'avec Lionel Jospin nous avons su réduire l'écart.

Je ne veux pas de ce double langage : protestataire le temps d'une élection ; gestionnaire ensuite. Ce n'est pas ma conception de la politique. Le PS n'est pas dans la posture, c'est une force de gouvernement. On n'est pas plus à gauche au prétexte que l'on est tout seul.

Selon vous, dire " non " ne signifie pas être plus à gauche. Mais Dominique Strauss-Kahn voit dans le " oui " l'occasion d'un recentrage des socialistes...
Voter " oui ", c'est être en cohérence, en fidélité avec nous-mêmes. Nous n'avons pas à changer. A être plus à gauche ou plus au centre. Nous avons à être simplement ce que nous avons toujours été : socialistes et européens.

Qu'est ce qui est le mieux à même de rassembler la gauche ? Est-ce le " oui " ou le " non " ? C'est le " oui ". Car le meilleur rassemblement de la gauche est celui où chacune de ses composantes préserve ses références et sa cohérence. Le PS, première force politique du pays, n'a pas à suivre, mais à conduire. Il est le cœur du dispositif. C'est autour de son projet qu'il proposera, le moment venu, un contrat avec ses partenaires. Et le pire service que le PS pourrait rendre à la gauche, ce serait l'opportunisme et la confusion.

La direction du PS est nettement divisée. Elle affiche à ce propos deux lectures très différentes du 21 avril 2002.
Nous nous étions tous reconnus, en mai 2003, dans la ligne majoritaire du congrès de Dijon, celle qui fondait le redressement du Parti socialiste autour du réformisme de gauche. Nos victoires électorales du printemps dernier m'ont confirmé le bien-fondé de cette stratégie : les électeurs, notamment ceux des catégories populaires, sont revenus. Je comprends mal que ceux qui étaient les plus ardents dans leur refus de la " radicalité " au sein même du PS puissent à nouveau invoquer le 21 avril pour refuser le traité constitutionnel ? Je ne dis pas qu'il ne faut pas en tirer des leçons, mais convenons que les électeurs sont souvent plus lucides.

Venons-en au jeudi 2 décembre, au lendemain du vote interne. Que se passera-t-il ?
Je sais ce qui se passe si le " oui " l'emporte. Le PS poursuit sa dynamique, se met immédiatement au travail sur son projet, en y associant tous les socialistes. Nous menons la campagne référendaire avec l'ensemble des socialistes européens. Enfin, nous mobiliserons la gauche pour gagner 2007.

Et Laurent Fabius reste numéro deux du Parti socialiste ?
Je ne me place pas dans une hypothèse où il faudrait écarter. Je suis dans une logique de rassemblement. Simplement, je dis : un vote de cette importance crée forcément une situation nouvelle.

Et si c'est le " non " ?
Je ne sais ce qui se passe. Les tenants du " non " nous disent : rien. C'est une prudence qui devient un aveu. Je lis, ici ou là, les noms de premiers secrétaires putatifs. On imagine déjà des combinaisons comme notre parti en a connues dans les années 1993-1995. Nul n'a envie d'y revenir.

Au-delà de ces hypothèses, une chose est certaine : les principales personnalités du PS, tout en respectant la décision de la majorité des militants, demeureraient discrètes au moment du référendum. Nous serions coupés de tous les socialistes européens et éloignés de notre électorat. Enfin, nous serions conduits à préparer un projet bien différent. Pas de quoi être tranquille au moment où la restructuration de la droite exige une gauche en bon ordre.

Regrettez-vous d'avoir organisé ce référendum, que vous a reproché Lionel Jospin ?
C'est un engagement que j'assume pleinement. Mais c'est aussi une leçon que j'ai tirée de nos échecs comme de nos victoires : associer les citoyens, en l'occurrence les militants, aux décisions qui les concernent. La démocratie est un risque, mais c'est aussi un atout. Et c'est l'honneur du PS de l'avoir fait vivre.

J'y vois un dernier avantage : dès lors que nous allons être les premiers à décider, c'est autour de la position des socialistes que les Français vont se prononcer lors du référendum dans le pays. La question, ce n'est donc pas si nous allons voter comme Jacques Chirac, mais d'une certaine manière si Jacques Chirac va voter comme nous.

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