L'équité financière vaudra épreuve de vérité

Jean-Paul Huchon



Point de vue de Jean-Paul Huchon, président du conseil régional d'Île-de-France, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 4 octobre 2002
 
Les nouveaux convertis ont rejoint les vieux croyants : la décentralisation, grande réforme initiée par la gauche, a triomphé des guérillas d'arrière-garde jadis menées par le Sénat et le défunt RPR sous prétexte d'unité nationale forcément en péril et de collectivités locales forcément irresponsables. Décentralisateur ardent et de longue date, je me réjouis que le premier ministre donne à ce chantier un nouvel élan. Il en va de l'intérêt du pays, de l'efficacité de la puissance publique, de la qualité des services rendus à nos concitoyens et du contrôle démocratique de décisions qui organisent leur vie quotidienne. A condition que les façons ne trahissent pas les raisons.

Nombreuses sont les compétences élargies auxquelles l'Ile-de-France pourrait être activement candidate : formation professionnelle, maîtrise des transports régionaux à l'encontre de cette exception francilienne qui veut les élus payeurs mais pas décideurs, constructions universitaires, environnement assorti de pouvoirs réglementaires accrus, aides aux entreprises, valorisation de la recherche, développement touristique, gestion optimisée des fonds européens... autant de leviers pour mieux conjuguer dynamisme économique, justice sociale et aménagement durable du territoire régional.

Paradoxe de la « région capitale » : l'Etat, lesté de ses administrations centrales, y est plus qu'ailleurs enclin à se conduire en souverain du territoire. L'Ile-de-France, premier financeur des investissements, est la seule région hexagonale dont le président ne préside pas l'autorité organisatrice des transports régionaux et où l'Etat peut imposer aux élus des augmentations tarifaires injustifiées. Réputée riche et entreprenante quoique terre de forts contrastes sociaux et de bien des misères, largement mise à contribution pour une péréquation nationale nécessaire à la correction des inégalités territoriales, ma région me fait parfois songer, malgré les réussites dont elle peut être fière, à l'albatros de Baudelaire, empêché de prendre son envol.

Je souhaite la réussite d'une nouvelle étape de la décentralisation. Mais quelle décentralisation ? Par-delà la ouate unanimiste de la langue de coton, il faut choisir. Quel gâchis si l'acte II d'une réforme nécessaire tournait au marché de dupes, l'Etat bradant à la hâte tout ce qui l'encombre et lui coûte, cependant que les régions subiraient une avalanche de compétences disparates sans les moyens de les exercer ! Etat anorexique régurgitant dans le désordre ses missions de service public et régions boulimiques vite étouffées sous le poids des responsabilités non financées : ce désengagement-catastrophe a ses adeptes, intégristes budgétaires embusqués à Bercy et idéologues vibrionnants d'un Etat le plus chétif possible.

La bonne décentralisation est à l'inverse : des compétences cohérentes transférées après un état des lieux honnête ; des dotations de compensation indexées pour tenir compte des besoins prévisibles ; une autonomie financière et fiscale à hauteur de 50 % au moins des ressources des régions, aujourd'hui trop dépendantes des fonds alloués par l'Etat sans garantie de pérennité. L'équité financière vaudra épreuve de vérité.

La bonne décentralisation privilégie les transferts définitifs dans les domaines où la région constitue le meilleur échelon de concertation, de programmation et d'action. Pour le reste, l'expérimentation ne doit pas annoncer, sous couvert de vraies-fausses explorations, de menaçants faits accomplis et la désarticulation sauvage de notre paysage institutionnel. J'ai, pour la France, une autre ambition que la cartellisation en petites Padanies impécunieuses et rivales. « Ce qui effraye le plus dans les partis, disait Louis Blanc, ce n'est pas ce qu'ils disent, c'est ce qu'ils refusent de dire. » Je préfère juger aux actes. Du putsch de Gérard Longuet faisant, au mépris de la parole donnée, main basse sur l'Association des régions de France aux ministres de l'Education nationale vidant collèges et lycées de plusieurs milliers de surveillants avant d'appeler les collectivités territoriales à en financer le remplacement, ces premiers pas à la hussarde augurent étrangement du souci de concertation proclamé.

La bonne décentralisation n'est pas le sacre des notables. En un temps où le sentiment d'impuissance est l'ennemi principal de nos démocraties désabusées, elle doit promouvoir un nouveau partage du pouvoir donnant aux citoyens davantage de prise collective sur les affaires communes. Lisibilité des responsabilités et réactivité de l'action publique, moyens à la mesure du désir et du pouvoir d'agir des régions, Etat affermi par sa réforme, garant loyal de la solidarité nationale et de l'égalité des possibles d'un territoire à l'autre, mode de scrutin favorisant des majorités responsables sans étouffer la pluralité, recherche imaginative d'une démocratie plus directement participative : c'est tout cela décentraliser hardiment pour mieux « faire France ».

La bonne décentralisation n'est donc pas qu'une affaire de tuyauterie technico-financière, certes importante, ou de management neutre rebaptisé gouvernance. Ce doit être un grand et fort projet politique qui suppose une autre méthode que celle de la patate chaude et une autre ambition que celle d'un Etat à l'encan. La France, dans le monde d'aujourd'hui, doit diversifier et redéployer, en son sein comme à l'échelle européenne, une action publique à plusieurs niveaux que notre tradition identifia longtemps au seul cadre centralisé de l'Etat national. L'enjeu ? Orienter plutôt que subir. Assumer une nouvelle dialectique territoriale qui, comme le note Habermas, soit aussi réorganisation des mondes vécus et de la conscience de soi. Les institutions, dit-on, ne sont pas affectives. Je crois pourtant le moment venu de faire vivre les régions françaises comme autant de « communautés imaginées » suscitant l'adhésion, collectivités de plein exercice répondant de leurs actes. Nos voisins européens ont fait ce choix : pourquoi pas nous ?

© Copyright Le Figaro


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