Questions de la démocratie, questions à la démocratie |
Monsieur le ministre, Mesdames, Messieurs, Cher(e)s ami(e)s, C’est un plaisir et un privilège d’ouvrir les travaux de ce premier Forum de la démocratie et du savoir. Je remercie chaleureusement Jack Lang, ministre de l’Education nationale, qui a apporté tout son soutien à cette initiative. Yves Michaud a conçu puis fait vivre l’Université de tous les savoirs. Je le félicite, ainsi que son équipe, pour le remarquable succès qui a marqué l’année 2000 : 366 conférences, une par jour – y compris le 15 août, journée de canicule où le public vint en masse logiquement écouter une leçon intitulée : « l’univers étrange du froid : à la limite du zéro absolu »… 366 conférences, 366 réussites : il fallait donner un prolongement à cette exceptionnelle initiative. Je me réjouis que le ministre de l’Education nationale ait proposé à Yves Michaud la pérennisation de l’Université de tous les savoirs, avec l’appui de l’Université Paris V. Ainsi se poursuit, depuis le mois de juillet 2001, l’exploration des champs de la connaissance. Les origines de la vie, les fonctions de la Justice, les aliments de demain, les rythmes urbains, la médiation, les volcans, les lanceurs spatiaux, l’histoire depuis 1945, les nanotechnologies : impressionnante est la liste de ces « leçons », où la qualité des intervenants, tous spécialistes reconnus de leur discipline, le dispute à la diversité encyclopédique des sujets traités. Encyclopédique, le projet l’est aussi parce qu’il entend, selon l’esprit des Lumières, porter le savoir auprès du plus grand nombre. C’est ce même esprit qui inspire le Forum qui vous réunit. Il participe d’une conviction essentielle : le savoir et la démocratie ont partie liée. Le partage du savoir est en effet une exigence de la démocratieUne société est vraiment démocratique lorsque chaque citoyen a son mot à dire quant aux choix qui gouvernent son existence, qui organisent celle de ses semblables et qui pèseront sur la vie de ses descendants. C’est dire que c’est un idéal vers lequel on doit tendre plutôt qu’une réalité totale. Or ces choix sont de plus en plus complexes, à l’image du monde d’aujourd’hui. La société contemporaine est un système dont toutes les dimensions sont étroitement liées les unes aux autres : les permanences de la géographie, les marques de l’Histoire, la vie politique, le jeu des forces économiques, les attentes du corps social, les références de la culture et de l’identité, les possibilités toujours plus vastes de la technique. Nous vivons dans des sociétés « de réflexion », c’est-à-dire des sociétés qui, compte tenu de leur complexité, doivent agir en réfléchissant constamment aux répercussions des décisions prises - parfois éloignées dans le temps, l’espace et même le lien logique. Face à cette complexité, deux dangers menacent la démocratie. Le premier est la démagogie, dévoiement aussi vieux que la démocratie elle-même et qui trouve toujours des serviteurs. Ni les généralités creuses, ni les mots d’ordre simplistes ne peuvent préparer l’avenir d’une Nation. Ils ne font que jeter une ombre sur la démocratie et éloigner les citoyens de la politique. Le second danger est celui de la technocratie. Le cours d’une société ne peut pas être dessiné par un petit nombre d’experts qui seraient seuls capables, par on ne sait quel privilège, de déchiffrer la complexité du monde. Nous ne voulons pas d’une société technocratique, où des spécialistes feraient les choix pour une masse d’individus ignorants et passifs. Instituer une démocratie du savoir doit être notre ambition. Une démocratie faisant appel à l’intelligence comme à la sensibilité, s’appuyant sur les progrès de la connaissance et offrant à chaque citoyen la possibilité de trancher les choix qui déterminent sa vie. C’est cette conviction qui inspire mon comportement de responsable politique. Au point, peut-être, que certains me reprochent d’être trop « sérieux »… Eh bien, j’assume. Ce sérieux avec j’espère, quelques autres facultés, s’il est la marque du respect que je porte à mes concitoyens. Faire appel à l’intelligence : c’est précisément le pari qu’a réussi de façon éclatante l’Université de tous les savoirs. A travers ses « leçons » ouvertes au public et diffusées dans les médias, la connaissance la plus élevée, la culture la plus exigeante et la science la plus poussée ont pu rencontrer de très nombreux citoyens, dont la plupart n’avaient jusqu’alors jamais approché des savants d’un si haut niveau. Cet événement a donc fait honneur à la généreuse ambition d’Antoine Vitez, qui voulait « une culture élitaire pour tous ». Chacun de nous, ici, partage cet idéal : offrir à tous le meilleur du savoir. Au sein du large public que l’Université de tous les savoirs sait attirer, les individus sont fort différents – par leur métier, leur âge, leur vie personnelle, leurs préoccupations – mais tous sont réunis par une même et légitime aspiration : le désir de connaître, l’envie de comprendre, la volonté de prendre part. Ce désir, ce goût d’apprendre et cette curiosité sont précieux et féconds pour la démocratie. Veillons toujours à les garder vivants. Grâce à l’Ecole, tout d’abord. L’éducation doit être au cœur des priorités d’une Nation. Il n’y a pas de nation forte, à l’époque de l’économie de l’information, sans éducation de haut niveau. Il n’y a pas de société unie sans une école qui transmette des valeurs communes et des références collectives. L’éducation est le principal facteur d’émancipation de la personne humaine. Il n’y a pas de démocratie vivante sans partage du savoir. Voilà ce qu’affirmait déjà Michelet, en 1846, lorsqu’il écrivait dans Le peuple : « Quelle est la première partie de la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation. Et la troisième ? L’éducation »… Elle est devenue la première priorité du budget de la France lorsque j’étais ministre de l’Education nationale. Elle l’est redevenue en 1997, grâce à Claude Allègre puis à Jack Lang. Je ferai tout pour qu’elle le reste. La diffusion du savoir repose aussi sur une politique culturelle forte, qui favorise à la fois l’accès au patrimoine et la vitalité de la création. Les collectivités locales ont leur rôle à jouer. Certains médias ont pris aussi leur responsabilité dans la démocratisation du savoir : je pense notamment à Arte et France 5. Enfin, à vous tous ici, Mesdames et Messieurs, qui aimez, produisez et transmettez le savoir, je voudrais dire que le partage des connaissances repose sur vous. Notre démocratie a besoin de votre engagement. Le travail de l’esprit est le meilleur rempart contre les forces qui renoncent aux exigences du savoir et de la culture. C’est pourquoi j’ai une pensée pour la mémoire de Pierre Bourdieu, qui fut une grande figure du Collège de France qui nous accueille et à qui j’avais fait appel pour réfléchir sur les programmes scolaires lorsque j’étais ministre de l’Education nationale. Il a voulu, de façon parfois abrupte mais toujours sincère, analyser avec un recul critique la société capitaliste et porter cette analyse vers ses concitoyens. Je pense aussi à ceux dont la vocation est de former des jeunes gens qui, devenus enseignants, transmettront à leur tour le savoir. Jean-Toussaint Desanti, cet ami récemment disparu, était l’un d’eux. Il prépara à l’agrégation de philosophie des générations successives d’étudiants. J’associe ces deux hommes, très différents, dans un même hommage rendu à la pensée libre. Mesdames, Messieurs, Le pouvoir politique a besoin d’être éclairé dans ses choix. Tirant sa légitimité de l’élection et du choix du peuple, il ne peut se tenir à l’écart des grands enjeux de la connaissance. Les intellectuels, les chercheurs et les gens de culture sont, là encore, indispensables. Le savant et le politique, la science et la politique : cette tension est au cœur de la démocratieBiotechnologies, santé publique, environnement, politique de l’énergie : les décisions que le politique doit prendre exigent toujours plus de connaissances. Dans un monde complexe, où chaque décision soulève des questions dont la technicité est souvent déroutante, la figure de « l’expert », maîtrisant un domaine d’étude défini, devient omniprésente. Le juriste, le médecin, l’économiste, le sociologue, le philosophe sont tour à tour requis. La diversité des disciplines qui aident à cerner les questions que nous devons résoudre est grande. L’évolution du climat, par exemple, touche à la modélisation mathématique, au calcul informatique, aux sciences du globe, à l’économie des transports, aux techniques de production d’énergie, autant qu’à la conception même de la place de l’Homme au sein de son environnement. En retour, les choix politiques – je pense par exemple aux lois sur la bioéthique – ont des conséquences décisives sur l’apparition et la production de nouvelles connaissances. La politique risquerait l’aveuglement et la science se réduirait à l’impuissance si elles étaient privées l’une de l’autre. Quel rapport souhaiter, alors, entre la science et la politique ? Ma conviction, nourrie de ces cinq années de responsabilités, est qu’un respect réciproque doit prévaloir. Science et politique ne peuvent se tenir à trop grande distance ; elles ne doivent pas se rapprocher au point de se confondre. Il ne peut être question d’une science dominatrice, qui donnerait ses injonctions, ni d’une science sujette, qui servirait de caution au politique. Les défis de notre époque appellent une science puissante. Mais nous savons que nous avons aussi besoin de l’action politique, pour organiser le monde et humaniser la mondialisation. Les visions scientistes du XIXème siècle ont perdu leur vigueur : si les scientifiques et les industriels sont bien « des abeilles », pour reprendre l’analogie de Saint-Simon, les responsables politiques ne sont pas « des frelons »… De même, nous ne pourrions aujourd’hui donner raison – en tout cas sur ce point – à Victor Hugo qui prédisait en 1855, je le cite, que « l’assemblée des créateurs et des inventeurs, l’assemblée de l’intelligence, de l’art et de la science » serait, « dans la perspective du temps, l’unique assemblée », remplaçant ainsi toute assemblée politique élue. En réalité, c’est aux côtés des responsables politiques, mais sans se substituer à eux ni en dépendre, que les intellectuels et les savants doivent animer les débats, les clarifier, sans rien nier de leur complexité. Ainsi contribuent-ils à faire vivre ce que l’on pourrait appeler une « République éclairée », où les discussions se tiennent dans la transparence, où toutes les facettes des problèmes sont examinées en pleine lumière où le politique, après avoir recueilli les avis, assume pleinement la responsabilité de décider ou de différer, lorsqu’il le faut, la décision. Trop souvent, en effet, lorsqu’un problème surgit, on presse le politique de légiférer et on lui demande, dans l’instant, quelles mesures sont prises ou sont en voie de l’être. Au point d’exiger parfois du politique qu’il en sache plus, et plus vite, que le scientifique lui-même. Ce fut le cas, il y a peu, à l’occasion de la crise de la « vache folle ». Agir : tel est bien la responsabilité du politique ; mais c’est aussi son devoir que d’asseoir sa décision sur une véritable réflexion. Recherchons toujours l’action éclairée. Dans cet esprit, et selon l’exemple réussi du Conseil d’analyse économique que j’ai créé dès juillet 1997, je souhaiterais que soit placé auprès du Premier ministre le Conseil national des sciences instauré par Claude Allègre. Bien sûr, pour éclairer leurs choix sur les problèmes scientifiques et technologiques, les pouvoirs publics peuvent aussi compter sur l’expertise des académies, celles des agences de sécurité sanitaire que le Gouvernement a créées ou sur celle de l’institution prestigieuse qui nous accueille aujourd’hui. Mesdames, Messieurs, Partager le savoir avec nos concitoyens, prendre le temps de la réflexion pour mûrir l’action politique : ce sont des préoccupations qui inspirent votre rencontre. Je suis convaincu que les Forums de la démocratie et du savoir tiendront leurs promessesLeur champ est celui toujours neuf de la démocratie. Vos discussions ouvriront des pistes pour la rendre plus vivante et plus forte, en renouvelant le contrat entre le pouvoir et les citoyens. C’est bien sûr vrai pour ce premier forum, qui, dans notre pays, se tient à l’orée de grands rendez-vous démocratiques. Je souhaite que ces élections, qui engageront durablement l’avenir de la France, offrent un temps de réflexion collective. Cette réflexion, il faut l’amorcer, l’éclairer et la nourrir. C’est ce que, en toute liberté, vous ferez aujourd’hui et demain. L’égalité et la demande de justice, la violence et l’insécurité, les choix scientifiques et techniques avec leurs conséquences politiques et sociales, la solidarité, l’intégration et les conditions de la vie en commun, le rôle des médias dans la vie publique : chacun de vos sujets sera présent dans le grand débat national qui va s’ouvrir. Vous les évoquez en croisant les perspectives. C’est un choix heureux, car les avancées majeures dans la compréhension du monde se font souvent aux croisements de disciplines en apparences séparées. La réflexion doit décloisonner et confronter les points de vue. Pour travailler sur l’égalité, par exemple, rassemblons des économistes, des historiens, des philosophes, des politologues. Pour approcher la question de la violence, faisons dialoguer des sociologues, des juristes, des historiens, des anthropologues. Il ne s’agit pas de tout mélanger mais de saisir la complexité des choses pour cerner les meilleures solutions. Votre démarche me semble exemplaire. Chacun de vous s’engage ici pour faire vivre les idées dans la Cité. Notre démocratie a besoin de votre imagination, de votre esprit critique, de votre capacité à renouveler le débat politique. Je suis sûr que vous mènerez vos discussions sans tabous, en les ouvrant au souffle des idées ! Nous avons en effet besoin de dessiner un horizon neuf, un horizon dans lequel la jeunesse, en particulier, ait toute sa place. Je voudrais conclure par de brèves réflexions sur les trois sujets que vous aborderez aujourd’hui. L’égalité, tout d’abord : je pense qu’elle a progressé au cours des dernières années, grâce aux réformes pour la parité et l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, la lutte contre les discriminations, l’action contre les exclusions, la Couverture maladie universelle. Mais beaucoup reste à faire. Pour l’avenir, l’enjeu réside dans la capacité à prendre en compte la coexistence, chez nos concitoyens, d’une aspiration croissante à l’autonomie individuelle et d’un souci toujours puissant de justice et de cohésion sociale. C’est pourquoi nous devons penser des mécanismes, comme la formation tout au long de la vie, qui favorisent à la fois l’égalité des chances et le libre choix de l’individu. La deuxième table ronde traitera de la sécurité et de la violence. L’enjeu est majeur. La violence est présente dans la société ; c’est donc de la société tout entière que doit venir le refus de la violence : des institutions de l’Etat bien sûr – la Justice et la police –, mais aussi des familles, de l’Ecole, des médias, des associations, des intellectuels. Enfin, vous évoquerez la question des choix scientifiques et techniques. Je veux en quelques mots vous dire mon approche. Les risques de dérives dans la recherche ne doivent pas être sous-estimés, mais la menace de l’obscurantisme ne doit pas être traitée avec légèreté, car cette tentation existe, et parfois même là où on ne voudrait pas la trouver. L’exigence éthique doit continuer à nous guider. Mais la science est indispensable pour déchiffrer les mystères du monde, repousser plus loin les limites de la connaissance et servir l’Homme. A l’échelle de l’Europe, nous devons construire une puissance scientifique et notre pays a un rôle décisif à jouer dans cette aventure. Pour que la France reste une terre de l’esprit, nos laboratoires, nos centres de recherches, nos universités et nos grandes écoles doivent être grand ouverts aux esprits du monde entier. Vos travaux seront précieux. Jack Lang et moi-même serons attentifs à ce que produiront vos débats. D’autres thèmes mériteraient votre attention et c’est pourquoi je souhaite que ce forum soit pérennisé et se tienne chaque année, avec le soutien du ministère de l’Education nationale. Afin de préparer le prochain forum, pourquoi ne pas organiser des assises régionales du savoir, de la culture et de la science ? Partout en France, intellectuels et citoyens pourraient se rencontrer pour faire émerger des idées fortes et neuves, pour traiter les questions majeures de notre temps. La mondialisation est une de celles-ci. Elle est la réalité internationale dans laquelle la France, comme les autres Nations, s’inscrit. Elle soulève des enjeux considérables pour notre démocratie. Il nous faut en particulier veiller à la diversité culturelle, ce patrimoine commun de l’Humanité, ce qui parfois suppose de préserver une forme d’exception culturelle. Vous savez l’importance que j’attache à ce combat, dans lequel se reconnaissent un nombre croissant de Nations. Dans cette perspective, je propose que la France organise des Etats généraux de la culture mondiale. Mesdames, Messieurs, Mettre en mouvement les forces de l’intelligence, du talent et de l’imagination, et dans le même temps les placer au service de la démocratie : voilà ce qui est au cœur de votre démarche. C’est là une belle et grande idée à laquelle vous allez, aujourd’hui et demain, consacrer vos travaux et vos débats. Pour cela, je veux vous dire ma reconnaissance, mon estime et mes remerciements. Je souscris pleinement et avec enthousiasme à l’ambition de l’excellence et au souci de l’égalité des chances qui vous animent. Comme vous, je place l’éducation, le savoir, la science, la culture au premier rang des valeurs qui doivent guider notre société, une société qui doit permettre à tous, pas seulement dans les années de formation qu’offre la jeunesse, mais tout au long de la vie, d’accéder aux trésors des savoirs et de la culture. Dans la période nouvelle qui va s’ouvrir, soyez assurés que je porterai ce message de progrès et d’égalité. |
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