Je veux une diplomatie plus constante
mardi 2 avril 2002

 
 En exclusivité pour Libération le candidat Lionel Jospin définit son programme de politique étrangère.
 propos recueillis par Eric Aeschimann, Jacques Amalric, Renaud Dely, Francois Sergent et Jean-Michel Thénard


 

Votre mot d'ordre de campagne est : «Présider autrement.» En quoi peut-il s'appliquer à la politique étrangère ? En quoi entendez-vous vous distinguer de la diplomatie chiraquienne ?
S'il y a eu une diplomatie chiraquienne, ce terme s'applique à la période 1995-1997, où le président Chirac pouvait décider seul. Depuis juin 1997, nous nous sommes efforcés, Jacques Chirac et moi, de définir des positions communes et de les défendre de façon harmonieuse. Je n'ai donc pas mené exactement la politique qui aurait été la mienne dans d'autres circonstances ; et il en va de même, je le suppose, pour monsieur Chirac. Mais nous devions assumer cette situation créée par les deux votes successifs des Français. Pour l'avenir, mon slogan de campagne se traduira dans ce domaine par des orientations, un style, un mode d'action différents. J'entends par là tenir des positions plus constantes, rechercher la cohérence, m'exprimer de façon plus mesurée, tout en défendant nos intérêts légitimes et nos idées, et donc inspirer confiance à nos partenaires et à nos interlocuteurs.

Dans quels domaines auriez-vous pu prendre des initiatives si vous n'aviez pas été contraint par la cohabitation ?
La question se pose à Jacques Chirac comme à moi. Pour ma part, je vous répondrai que mon gouvernement n'a pas cherché à prendre des initiatives spectaculaires, d'autant que nous voulions respecter les fonctions éminentes du chef de l'Etat dans la diplomatie, mais qu'il a agi constamment, sérieusement et, je crois, avec un certain succès, dans tous les domaines de la politique étrangère et de la défense. Voyez déjà les infléchissements que nous avons introduits sur l'Europe, l'Afrique, le Proche-Orient, les relations avec les Etats-Unis, le développement, la justice internationale, la politique militaire, la régulation économique mondiale. Mais c'est à un avenir proche où nous serons pleinement nous-mêmes en Europe et dans le monde que je travaille.

Auriez-vous conduit le sommet de Nice de la même façon si vous aviez été seul aux manettes ?
On pourrait dire bien des choses sur le Conseil européen de Nice. Mais je ne veux pas revisiter le passé. Il n'y a pas lieu de critiquer après coup le déroulement d'un sommet qui a dû être assumé ensemble.

Comment est-il possible de ressusciter une relation franco-allemande plus dynamique ?
L'idée d'un «axe» franco-allemand m'a toujours paru trop fermée sur elle-même. La relation franco-allemande ne doit pas être exclusive, elle doit être féconde. L'Europe est maintenant une large famille. Qu'il y ait des liens et, à tel ou tel moment, des initiatives entre Anglais et Italiens ou entre Espagnols et Allemands ne doit pas être un motif de préoccupation. Ce qui m'importe, c'est que la France soit au croisement de ces relations, que les autres pays aient toujours envie de l'avoir comme partenaire. Pour le reste, l'Allemagne, qui s'était habituée à être la puissance économique exemplaire de l'Europe, connaît, ces dernières années, des difficultés nouvelles pour elle, dues pour partie aux charges de la réunification. Le retrait allemand qui en est peut-être résulté par rapport à l'Europe ne s'est pas spécialement opéré vis-à-vis de la France, mais aussi vis-à-vis de la Commission, par exemple récemment après la menace d'un avertissement budgétaire. C'est pourquoi je crois nécessaire de redéfinir pour nos relations bilatérales et pour l'Europe les bases nouvelles de l'entente franco-allemande.

Au service d'un grand projet d'Europe plus fédérale ?
Ce n'est pas la tonalité qu'exprime Gerhard Schröder aujourd'hui...

Mais celle de Joschka Fischer...
Joschka Fischer a fait il y a deux ans un discours fort intéressant, mais vous admettrez que je me réfère d'abord au chancelier qui définit la politique allemande. Or, ce n'est pas la philosophie fédérale qui paraît dominer chez lui aujourd'hui. Pour ce qui me concerne, sur le plan institutionnel, que je ne sépare pas du contenu des politiques européennes, je me préoccupe d'abord de l'amélioration du fonctionnement du triptyque actuel Conseil-Commission-Parlement. J'ai fait des propositions à ce sujet. Qu'il y ait des éléments fédéralistes dans la réalité européenne, et que ces éléments puissent s'épanouir encore, il n'y a pas de réticence de ma part à cet égard, à condition que nous n'oublions pas la réalité politique, culturelle et démocratique des nations.

Est-il possible aujourd'hui, dans un cadre européen, d'avoir une politique étrangère française ?
Deux grandes questions de politique étrangère se posent à nous. Comment cadrer notre relation avec les Etats-Unis ? Et comment se situer par rapport à l'Europe ? Si l'Europe devait se défaire ou se diluer, soit à travers l'élargissement, soit sous la pesée des Etats-Unis, que signifierait alors être européen ? Pour moi, l'identité et les propositions que la France doit continuer d'affirmer et ce que doit représenter l'Europe, à la fois dans son modèle et ses politiques intérieurs et dans son rapport au monde extérieur, ne s'opposent pas. Ce sont un peu les deux dimensions d'une même exigence, d'une même espérance.

Nos partenaires européens nous reprochent de vouloir imposer nos positions. Peut-on vouloir une politique étrangère commune et défendre une diplomatie française ?
Si les propositions qui sont les nôtres sont justes, sont conformes aux intérêts de l'Europe et lui permettent de s'affirmer, il n'y a pas forcément de contradiction. Je prends l'exemple le plus délicat : celui des relations avec notre allié américain. Quand coopérer avec les Etats-Unis s'avère difficile, assumer des désaccords avec eux est inscrit dans le modèle français. En revanche, c'est culturellement très difficile chez nos voisins. Mais, à plusieurs reprises, en privé, j'ai entendu les Britanniques, les Espagnols ou les Allemands exprimer des critiques ou des réserves sur certaines attitudes américaines récentes, même s'ils les formulent rarement publiquement. Or, quand je vois comment nous avons su rapprocher nos positions sur le Proche-Orient, je suis convaincu que certaines positions défendues par la France peuvent être reconnues, si nous savons nous y prendre, dans le cadre d'une politique européenne. Je pense même qu'une politique étrangère française forte est propice à l'affirmation d'une Pesc (Politique étrangère et de sécurité commune, ndlr) qui ne se limiterait pas à la recherche du plus petit commun dénominateur.

Dans cette perspective, l'élargissement apporte, c'est vrai, une part d'aléa. La Russie continue d'être, pour les pays de l'Est, un motif d'interrogation ; et adhérer à l'Union européenne a longtemps signifié à leurs yeux à peu près la même chose qu'entrer dans l'Otan. Or, l'Union européenne, ce n'est pas la recherche de la protection américaine, c'est une véritable communauté, et une communauté autonome. Il faudra que cette culture pénètre davantage les élites dans ces pays candidats. Nous devons veiller à ce que l'élargissement n'amène pas à transformer l'Union en un simple marché. Même si je n'aime pas l'expression d'une Europe à deux vitesses, il faudra laisser les pays qui le souhaitent agir ensemble plus vite et aller plus loin, avant que d'autres ne les rejoignent dans leurs initiatives.

Comment prendre en compte le mouvement « anti mondialisation », qui échappe aux canaux traditionnels de la diplomatie ?
Ces mouvements sont parfois mêlés ou ambivalents, mais très passionnants. Je ne parle pas des petits groupes violents qui prétendent interdire à des chefs d'Etats démocratiques de se réunir pour discuter, car il s'agit d'une régression absurde. Mais quand 300 000 personnes manifestent à Barcelone, c'est extrêmement significatif. A condition que ces mouvements ne se trompent pas dans les objectifs et qu'ils ne prennent pas pour cible les organisations internationales, car ce serait aller à l'inverse du résultat recherché. Le problème est de les réformer et non de casser le cadre, même imparfait, du multilatéralisme international. Je crois au dialogue des gouvernements avec ces mouvements et avec ces organisations non gouvernementales, mais sans confusion des rôles.

Les événements du 11 septembre ont-ils clarifié ou complexifié le rapport avec les Etats-Unis ?
Il y a des évidences : l'indignation, la condamnation, la solidarité et le travail en commun contre le terrorisme. Il est normal, et nous avons trouvé légitime, que les Etats-Unis aient réagi avec la plus grande détermination contre Al-Qaeda et son protecteur, le régime des talibans. Si ces attentats étaient restés impunis, cela aurait créé une source d'instabilité et de risque à l'échelle mondiale. Mais on pouvait espérer des Etats-Unis qu'ils tirent des leçons quelque peu différentes d'un monde décidément plus complexe. Et ils ne l'ont pas fait. Au contraire, au lieu d'atténuer leur tentation unilatéraliste initiale, ils sont sortis du 11 septembre avec une vision qui semble encore plus manichéiste. Or, en tant que première puissance mondiale, ils se doivent de prendre en compte la complexité et les violentes contradictions du monde d'aujourd'hui. Je ne souhaite donc pas des Américains moins présents, je souhaite au contraire des Américains qui assument davantage leur place dans la communauté internationale et les institutions internationales. Tel est à mon sens le message que doit leur faire passer la France.

Comment expliquez-vous les réticences américaines à s'investir dans le règlement de la question du Proche-Orient ?
A plus d'égard qu'on ne le croit, la diplomatie américaine est gouvernée par sa politique intérieure. Or, en même temps, les Etats-Unis sont constamment projetés au premier plan de la scène du monde ; et on est souvent surpris par ce décalage entre une politique intérieure parfois provinciale et les obligations de politique extérieure de «la puissance mondiale». Ce phénomène est très visible au Proche-Orient. En outre, l'administration Bush a certainement voulu rompre avec l'engagement très actif de Bill Clinton dans la recherche d'une paix au Proche-Orient. Seule la crainte d'une situation non maîtrisée pousse les Etats-Unis à réagir ponctuellement pour faire baisser la tension, mais sans vouloir opérer une pesée suffisante sur le gouvernement israélien.

Comment la France et l'Europe pourraient-elles peser davantage dans cette région ?
Aujourd'hui, personne ne pèse vraiment. Ni les pays arabes, ni les Etats-Unis ­ parce qu'ils ne le veulent pas ­, ni l'Europe, à qui le gouvernement israélien, malgré les liens d'amitié qui existent avec les pays européens, et notamment avec la France, ne veut pas donner l'occasion d'exercer une influence. Quand la France ou l'Europe expriment un point de vue ­ et la France l'a beaucoup fait ­, elles le font dans un sens positif, celui du refus des extrémismes, de la recherche d'une solution politique seule susceptible d'apporter la paix. Mais elles ne peuvent pas trancher à la place des acteurs.

Certains dirigeants israéliens accusent la France d'être devenu un pays antisémite ?
Ce propos n'est heureusement pas repris par nos amis travaillistes, par exemple Shimon Pérès, ni par l'ambassadeur d'Israël en France, qui connaît bien notre pays et a opéré des clarifications nécessaires. Il ne faut pas sous-estimer les agressions qui ont eu lieu et ont encore lieu contre des membres ou des symboles de la communauté juive dans notre pays. Je condamne ces actes, et nous faisons tout pour les prévenir et pour en retrouver et en punir les auteurs. Il faut également veiller, notamment après le 11 septembre, à ce qu'il n'y ait pas non plus un regain d'agressions antimaghrébines.

Mais quelques hommes politiques israéliens, au mépris de la réalité, ont eu la tentation de faire flamber ce thème, y compris pour disqualifier notre expression sur le Proche-Orient. Nous ne devons pas céder à une campagne sans fondements, tout en apportant les apaisements nécessaires et en ne relâchant pas notre vigilance. Dans notre pays, chacun peut avoir, à propos du Proche-Orient, son analyse et ses fidélités ; mais rien ne justifie que l'on se dresse les uns contre les autres. Croyez bien que le gouvernement réprimera avec la plus grande dureté les actes antisémites qui se sont produits ou pourraient se produire. Dès mon retour des Antilles, j'ai fait le point sur ces questions avec les ministres de l'Intérieur et de la Justice. J'ai confirmé hier soir notre absolue détermination au président du Crif, que j'ai reçu à Matignon. Je me dresserai toujours contre tout regain d'antisémitisme, quel qu'en soit le prétexte.

Faites-vous porter davantage la responsabilité de la situation actuelle à la politique d'Ariel Sharon ?
Je cherche plus comment sortir de l'engrenage actuel qu'à établir des responsabilités. Je condamne les attentats-suicides commis en Israël, parce qu'ils sont effroyables et parce qu'ils provoquent inévitablement des répliques de plus en plus brutales du gouvernement israélien ­ ils sont même faits pour cela. Dans cet engrenage de la violence, je ne veux pas choisir un camp, si ce n'est le camp de la paix. Il faut renoncer à la violence, essayer d'éliminer le terrorisme et proportionner les répliques. Contenir Arafat dans un réduit, faire courir des risques à sa vie, frapper sa police et son administration, c'est interdire au président de l'Autorité palestinienne de peser sur son camp, alors même qu'on lui demande de le faire. Il ne peut y avoir d'issue que si l'on recherche à nouveau une solution politique. Le gouvernement Sharon ne prend pas ce chemin, et il n'y a jamais eu autant de morts israéliens depuis que sa politique est appliquée. D'ailleurs, le débat sur sa politique a lieu en Israël même. Je souhaite que soit préparé un changement de politique.

Comment réagiriez-vous à une opération américaine contre l'Irak ?
Je n'ai jamais eu de complaisance pour le régime irakien. L'incertitude sur le réarmement irakien illicite sera levée quand les contrôleurs des Nations unies pourront revenir inspecter librement. L'Irak doit appliquer les résolutions du Conseil de sécurité, ce qui, d'ailleurs, permettrait de mettre un terme à l'embargo. Par ailleurs, nous n'aurons pas à faire face à très court terme à une initiative américaine, et nous resterons, en tout état de cause, libres de notre appréciation.

Faut-il laisser s'accroître le différentiel des dépenses militaires entre l'Europe et les Etats-Unis ?
Nos objectifs ne sont pas ceux des Etats-Unis. L'Europe cherche à se doter d'une force de plusieurs dizaines de milliers d'hommes capables d'être projetés à l'extérieur, dans le cadre d'opérations de maintien de la paix. Pour leur part, les Etats-Unis veulent se doter de la capacité d'intervenir dans des opérations de guerre, sur plusieurs théâtres à la fois. Ce n'est pas notre but, de même que l'Europe n'a pas l'intention de s'engager dans un système antimissiles. Les écarts sont donc majeurs. Pour le reste, chaque pays européen consacre à sa propre défense la part de son budget national qu'il décide. Une plus grande intégration européenne de l'armement, comme pour l'avion de transport militaire A400M, décidée récemment avec nos partenaires, serait source d'efficacité et d'économies.

Vous vous êtes prononcé contre un deuxième porte-avions nucléaire...
En tant que deuxième porte-avions français financé par le budget de la France, oui, car cela ne me paraît pas compatible, en tout cas aujourd'hui, avec nos finances publiques et d'autres exigences du pays. Mais pourquoi ne pas imaginer, à terme, un porte-avions européen ?
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