Mai 2007, | |
Point de vue signé par Lionel Jospin, ancien premier ministre (1997 - 2002) paru dans le quotidien Le Monde daté du 28 juin 2007 |
Depuis des mois, on spécule sur les candidatures à l'élection présidentielle. Chez les socialistes, on s'interroge encore sur les candidats à la candidature. Cette situation se clarifiera à l'automne, avec le vote des adhérents du PS. Cependant, le jeu des personnes ne doit pas dissimuler les enjeux de fond. La France ne peut pas s'offrir sans risque un nouveau rendez-vous manqué avec le peuple. En 2007, les candidats devront s'identifier à des projets clairs pour que les Français puissent faire les choix nécessaires au pays. Cela n'ira pas de soi. Nos compatriotes ont un rapport dégradé à la politique. Si l'on s'entend sur le constat d'échec des présidences de Jacques Chirac - dont les cinq années les plus honorables auront finalement été celles où la gauche a gouverné -, les Français n'ont pas encore décidé comment ils allaient conclure l'épisode. Notre pays n'est pas en déclin, il est en crise, et cette crise est profonde. Il dispose de nombreux atouts, mais il traverse une dépression, nourrie depuis 2002 par une présidence sans vision, une politique à contresens et deux gouvernements divisés et impopulaires. Les violences urbaines, le mouvement de refus du CPE, les dérèglements d'Etat de l'affaire Clearstream, les déchirements de la majorité, mais aussi la morosité générale sont les symptômes de l'impuissance du pouvoir à traiter les problèmes des Français de manière juste et ordonnée. A droite, le candidat Nicolas Sarkozy se réclame d'une "rupture", conduite par la même majorité. Mais une rupture avec quoi ? Formé très jeune dans le RPR de Jacques Chirac et dans le sillage de Charles Pasqua, le président de l'UMP, s'il a peut-être rompu personnellement avec le président de la République, reste profondément marqué par le chiraquisme et donne lui-même les preuves de son goût pour l'appropriation clanique de l'Etat et de son obsession de peser sur les médias. Aussi sa véhémence, qui attire certains, fait peur à beaucoup d'autres. S'il existe un risque de rupture, c'est avec un grand héritage français. Plus atlantiste que gaulliste, plus libéral que keynésien, plus communautariste que républicain, le candidat qui fraie son chemin à droite s'autorise des dérives qui devraient troubler ceux qui restent attachés à une certaine idée de la France. Notre pays a besoin de se redresser et de se ressourcer. Non pour opérer un retour en arrière, mais pour se remettre en marche, pour être à nouveau fier de lui et pour envisager positivement l'avenir. Les Français doivent se convaincre que nous pouvons nous engager dans le changement du monde sans nous y perdre, et nous confronter aux autres sans cesser d'être nous-mêmes. Les imprécations de l'extrême droite ne nourrissent que des peurs. Les proclamations de l'extrême gauche ne résolvent rien. Pour changer les choses, il faut affronter la réalité et donc assumer l'exercice du pouvoir. La gauche doit faire en sorte que les élections de 2007 se jouent sur les véritables enjeux du pays. En écho au projet socialiste, j'en évoquerai quatre. Le premier enjeu est l'enjeu majeur : c'est le travail, c'est l'emploi. Le plein-emploi est possible, j'en suis convaincu. Il faudra pour cela une politique économique de gauche encore plus vigoureuse. Le marché à lui seul ne résoudra pas le problème du chômage. L'initiative publique est nécessaire, comme c'est le cas dans tous les pays en expansion aujourd'hui. Il est essentiel de ne pas se tromper sur le diagnostic et sur la marche à suivre. En effet, l'héritage du quinquennat sera médiocre : déficits creusés, finances publiques non assainies, moteur de la croissance bridé. Il faudra donc à la fois rééquilibrer et relancer la machine économique, muscler notre appareil productif pour la compétition mondiale et répondre aux aspirations des Français, bref être efficaces et justes. Ce n'est pas l'austérité mais la recherche d'une croissance soutenue et maîtrisée, la progression des revenus et de la consommation de la masse des salariés et retraités qui permettront de restaurer les équilibres économiques en s'appuyant sur une dynamique de croissance. Cela impose un pouvoir politique indépendant du pouvoir économique, ce que seule la gauche peut garantir. Le défi de la mondialisation doit être relevé en tirant notre modèle national vers le haut par le progrès scientifique et l'innovation et non en l'alignant vers le bas (par la précarisation) sur les pays à bas salaires et à faible protection sociale. Car, si l'on ne peut exclure que les électeurs choisissent à nouveau la droite l'an prochain, on est déjà sûrs, forts d'expériences répétées, que les Français ne supporteraient pas sa politique : l'extrême impopularité du pouvoir en fait la démonstration. Les politiques dites de flexibilité mais en réalité d'aggravation de la précarité provoquent à chaque fois l'embourbement économique et le refus populaire. Autant éviter un nouveau malentendu et du temps perdu. Cela implique des choix économiques et sociaux pertinents de la part de la gauche, mais également, cette fois, la pratique d'un dialogue systématique et approfondi avec les partenaires sociaux. Le deuxième enjeu concerne la République elle-même, la restauration de l'autorité de l'Etat et le respect de la loi. Comment tenir un discours crédible sur l'ordre nécessaire, comment par exemple convaincre les jeunes sans repères et les moins intégrés d'obéir aux lois si les plus hauts responsables de l'Etat et les grands décideurs s'en affranchissent pour régler des comptes ou distribuer des faveurs ? L'exemple doit venir d'en haut. Si l'indépendance de la justice est préservée, si la police est à la fois soutenue et contrôlée, si l'école est renforcée dans son rôle et ses missions, si les riches et les puissants sont contenus dans leurs privilèges et rappelés à leurs obligations par une politique équitable, si le talent et l'effort, le savoir et la culture sont reconnus et préférés à la médiocrité, à la vulgarité et à la démagogie, il sera plus aisé de faire respecter, dans toutes les couches de la société, les droits et aussi les devoirs qui fondent la vie en commun. Il faut assurer l'ordre public, qui est toujours plus harmonieux et plus sûr s'il est librement consenti, ce qui suppose moins d'inégalités, plus de justice sociale et, partout, des autorités respectées. Sur ces bases, l'insécurité - nullement résorbée aujourd'hui, comme l'indique la forte montée des agressions contre les personnes, sans parler de violences urbaines inédites à cette échelle dans notre pays - pourra être traitée vigoureusement par la gauche. Vigoureusement et largement : dans son double aspect répressif et préventif ; dans ses deux dimensions, judiciaire et policière d'un côté, sociale et éducative de l'autre, en favorisant l'intégration. Le prochain mandat présidentiel devrait aussi permettre de réformer et de rééquilibrer nos institutions essoufflées. Encore faut-il pour cela un pouvoir politique qui, tout en affirmant ses convictions, restaure dans l'Etat et les administrations un esprit d'impartialité et de transparence digne de la République. Or on peut douter que le favori de la droite soit habité par cette culture-là. Le troisième enjeu est international. Il faut rétablir l'influence et le prestige de la France et lui redonner un rôle moteur en Europe. Le non de notre pays au traité constitutionnel européen l'a plus isolé que renforcé : c'est un fait. Mais cela ne doit pas être un prétexte à l'inertie. Ceux qui ont choisi le non n'étaient pas tous antieuropéens. Beaucoup d'entre eux ont voulu, par leur vote, protester contre la politique du pouvoir ou dire leur déception à l'égard de l'Europe. Enfin, nous sommes conscients que la paralysie actuelle de l'Union n'est pas due seulement à une panne institutionnelle mais d'abord à un manque de perspectives et de sens. Sans doute le non français a-t-il provoqué dans l'Union un moment de dépit et d'incompréhension. Mais nos partenaires européens espèrent maintenant que le choix fait à la présidentielle de 2007 redonnera à notre pays sa capacité d'initiative. Dans un an, la France devra donc exprimer une vraie vision européenne et non s'aligner sur le libéralisme économique déjà si influent à Bruxelles. Nous devrons nous centrer sur les problèmes essentiels du continent : la croissance durable, l'emploi, la coordination des politiques économiques, le rôle des services publics, la recherche et la formation, les alliances industrielles, la protection de l'environnement, la réussite et les limites de l'élargissement, la défense des intérêts de l'Union vis-à-vis des autres puissances, nos responsabilités à l'égard des pays pauvres et la maîtrise des flux migratoires, la défense et la sécurité du continent face à toutes les formes de menace. En effet, si la France et l'Union européenne se saisissent pleinement de ces questions, les peuples européens s'intéresseront de nouveau à l'Europe et on devrait pouvoir lever le blocage institutionnel. A condition que l'Europe n'oublie pas ses peuples, qui ne veulent pas d'une dissolution des nations dans l'Europe et de l'Europe dans la mondialisation, mais qui attendent de l'Union qu'elle affirme une identité et un modèle. Retrouver le cœur de l'Europe n'empêche nullement la France d'avoir une politique étrangère originale. Nous devons être fidèles à nos alliances et veiller à la cohésion des nations démocratiques face aux menaces terroristes et aux risques d'instabilité. Il est illusoire de vouloir faire cavalier seul et il nous faut nous départir du cynisme ou du paternalisme, qui, par exemple, ont marqué hier notre politique à l'égard de l'Irak (je ne parle pas ici du refus, pertinent, d'entrer dans la coalition) et encombrent encore aujourd'hui notre politique africaine. Mais nous n'avons pas à suivre les Etats-Unis d'Amérique dans tous leurs choix diplomatiques et militaires. L'amitié et le réalisme n'interdisent pas l'indépendance d'esprit ni l'autonomie de comportement. Or les leaders politiques désormais en flèche dans la droite française sont trop atlantistes et tentés par le modèle de société américain pour se montrer indépendants. Au contraire, l'extraordinaire complexité des réalités internationales justifie de se garder du manichéisme qui imprègne trop souvent la politique extérieure américaine. En ces temps de confrontation simplificatrice, il est utile que certains pays d'Occident continuent à penser le monde librement. La France doit être de ceux-là. Le quatrième enjeu concerne le progrès et l'avenir. Le progrès est-il encore possible ? Beaucoup de Français en doutent. La plus grande part du XXe siècle a été convulsive et tragique. Cependant, la croyance au progrès a longtemps survécu, portée par les exploits des sciences et des techniques et la confiance en la croissance économique. Aujourd'hui, l'idée d'un progrès continu est compromise et nous craignons que les conditions de vie de nos enfants ne deviennent plus difficiles que les nôtres. Nous ne regardons plus l'avenir avec confiance. Sans doute cette tendance est-elle liée au mauvais climat qui règne chez nous. Pour nous convaincre qu'un progrès collectif est à nouveau possible, deux changements radicaux sont indispensables, au sommet et à la base de l'édifice national. Au sommet, il faut donner une priorité absolue à la recherche fondamentale et appliquée, car seules la science et l'innovation nous permettront de lutter avec nos armes dans la compétition internationale. Nos élites politiques, administratives et entrepreneuriales doivent se convaincre que le salut n'est pas dans la régression sociale mais dans l'affirmation de la France comme une nation pilote en matière de science et de technologie. A la base, il faut instaurer un juste partage des fruits de l'activité économique et de la richesse nationale. Naturellement, le talent, la création et l'esprit d'entreprise doivent recevoir leur juste rétribution. Mais il n'est plus possible de supporter les comportements de prédateurs (encore illustrés par de récentes affaires) de certains dirigeants économiques et financiers qui s'arrogent des rémunérations et des prébendes que ne justifie pas leur apport à l'économie nationale, ni même à leur entreprise. Ces exemples choquants sont une véritable cause de démoralisation. Il est temps de rappeler ce qu'apportent véritablement à l'économie et à l'entreprise les cadres, les ingénieurs, les techniciens et les ouvriers et de revoir en proportion nos échelles de revenus, de salaires et de retraites et le rapport entre le capital et le travail. Alors renaîtront peut-être dans notre pays la conscience d'un destin collectif et l'espoir d'avenirs individuels, particulièrement pour les jeunes. Il reste que notre vision du monde est elle aussi devenue plus sombre. Certes, les guerres sont moins nombreuses et moins meurtrières qu'hier et d'immenses pays jusqu'ici misérables sont entrés dans la voie du développement. Mais le terrorisme, les formes anarchiques de la mondialisation, les prélèvements excessifs des profits sur l'économie et la pauvreté de masse nous renvoient à la réalité d'un monde désordonné et injuste. A cela s'ajoutent la perspective de l'épuisement des ressources énergétiques (en tout cas des hydrocarbures), les craintes pour l'approvisionnement en eau de l'ensemble de la population et les menaces sur les grands équilibres de la terre. La régulation de l'économie mondiale, des limites apportées aux excès du capitalisme financier, la recherche d'énergies alternatives (sans exclure le nucléaire), la maîtrise des grands équilibres et des biens rares de la planète (atmosphère, climats, eau, forêts) doivent être placées au premier rang de la coopération internationale. Nous ne devons pas avoir peur des progrès de la science et des techniques, mais les utiliser, en France, pour servir le mieux-être de tous et, au-delà, pour résoudre les problèmes de la planète. Concilier économie et écologie, croissance durable et protection de la nature, justice sociale et épanouissement individuel, décollage des pays du Sud et changements dans nos modèles de développement : telle doit être notre ambition dans cette nouvelle période historique. La rencontre de la pensée socialiste du monde moderne et de la réflexion écologique peut donner naissance à cette nouvelle vision. Celle-ci sera féconde si elle se traduit en propositions et en actes, portés dans un an, après l'élection présidentielle et les législatives, par un pouvoir neuf, conscient de ses responsabilités vis-à-vis du pays. Il appartient aux socialistes de choisir qui d'entre eux sera le plus capable de réunir les hommes et les femmes nécessaires pour gouverner avec succès, de rassembler la gauche, d'obtenir la confiance des Français, puis, pendant cinq ans, de diriger l'Etat républicain et de mobiliser la société. Forte d'une vision et d'un projet, la France pourra sortir de la crise et retrouver le moral, la vigueur et l'espoir. |
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