Clôture du colloque de l'Institut François Mitterrand


Intervention du Premier ministre, Lionel Jospin, en conclusion du colloque organisé le 10 mai 2001 par l'Institut François Mitterrand, à l'occasion du vingtième anniversaire de l'élection de François Mitterrand.


 
Mesdames, Messieurs, Chers Amis,

Je voudrais remercier, Jean-Louis Bianco, Président de l’Institut François Mitterrand, Raymond Forni, Président de l’Assemblée nationale, de m’avoir invité à conclure cette rencontre-débat.

Je salue Danièle Mitterrand bien sûr, et ceux qui ont participé à l’échange qui a eu lieu devant vous et qui ont, comme moi, accompagné François Mitterrand, et particulièrement Pierre Mauroy qui fût son premier Premier Ministre même si François Mitterrand en a compté d’autres : Laurent Fabius, Michel Rocard, Edith Cresson, Pierre Bérégovoy.

Je suis heureux de la présence parmi nous de Mario Soares, ancien président du Portugal, qui fût son ami et son compagnon de lutte, qui était à nos côtés dans les débuts de l’opposition, à côté de qui nous fûmes pendant la révolution des œillets quand il fallait choisir lucidement la liberté, contre le lyrisme ou la griserie révolutionnaire qui en l’espèce pouvaient être confiscatrice de la liberté.

Le privilège qui m’échoit est dû, j’imagine, à ma fonction et mon rôle actuels. Je pense aussi que mon parcours a accompagné le sien pendant dix années cruciales : entré au parti socialiste comme simple militant en 1971, j’en devins le Premier secrétaire en 1981. Les intervenants ayant traité des années de gouvernement, je choisirai pour commémorer le 10 mai 1981 d’évoquer ce qui a rendu possible ce 10 mai, les dix années qui vont de juin 1971, le Congrès d’Epinay, à mai 1981, la victoire présidentielle puis celle des législatives.

De ces dix années fécondes je voudrais tirer quelques leçons politiques et évoquer l’apport de François Mitterrand.

Il est fondé sur des synthèses, sur une série de compromis dynamiques qui vont faire formidablement avancer la gauche et la vie politique de notre pays.

A mes yeux ce que François Mitterrand a apporté c’est :

 une stratégie
 un parti
 une synthèse politique
 une dialectique opposition / pouvoir
 un projet
 et une vision de la France, de l’Europe et du Monde

François Mitterrand c’est l’homme de l’Union de la Gauche

Il le fut avant même de refonder le parti socialiste par sa candidature unique de 1965 contre le général De Gaulle.

Ce fut une novation et un acte de rupture que de réintégrer le Parti Communiste dans un rassemblement politique dans les années 1970, dans les années du brejnevisme et de conflit Est-Ouest.

C’était répondre à une aspiration de rassemblement des forces populaires qui était latente mais profonde et qui portait un désir de fraternité.

Il s’agissait de s’unir au Parti Communiste sans lui céder. L’Union n’était possible qu’ainsi, dans le refus de l’intimidation, notamment en 1975, comme en 1979-80.

Mais l’épreuve de la division que nous a imposé le Pc à partir de 1975 ne nous a pas conduit à renoncer à l’union pour nous allier avec le centre. La dialectique du refus de la domination et de la fidélité à l’Union a été décisive dans ces années là. C’est au cœur de la vision de stratège de François Mitterrand.

Il y restera fidèle en 1981, quand certains lui suggèreront de ne pas prendre les ministres communistes dans le gouvernement Mauroy.

François Mitterrand, c’est l’homme de la rénovation du Parti socialiste

Comment mieux tenir sa place dans l’union nécessaire qu’avec un parti socialiste fort et renouvelé, c’est la deuxième intuition essentielle de François Mitterrand

François Mitterrand n’était jusque là ni un homme de parti, ni à proprement parler un socialiste. Plutôt un homme de cercles et de compagnons. Plutôt un républicain et un démocrate de gauche.

Mais il comprit après l’avancée de 1965 et l’expérience féconde et amère de 1968, qu’il ne serait pas possible de réaliser l’alternance dont la France avait besoin sans une grande force politique, capable d’occuper une place centrale dans la vie politique, d’assurer le succès d’un candidat à l’élection présidentielle ou de gagner les législatives.

Cette force n’existait pas : il fallait la construire. La matrice ne pouvait être que la SFIO. Elle était essoufflée, pour certains même discréditée mais elle représentait une histoire, correspondait à une tradition, offrait un cadre d’organisation.

C’est ce qui a été fait à partir du Congrès d’Epinay par absorption et ouvertures successives vers d’autres forces : la génération d’Epinay, les assises du socialisme, l’arrivée de nouveaux militants.

Pendant ces dix ans, François Mitterrand se consacrera pleinement au parti socialiste, entraînant et sélectionnant ses dirigeants, participant à ses débats voire à ses luttes internes, mais tout autant en se vouant à ses militants, à ses sections, à ses candidats même si dans le même temps il s’adressait au peuple.

Tout cela n’avait de sens bien sûr qu’au service d’un projet, d’une synthèse.

Et François Mitterrand était l’homme de la synthèse socialiste

Dans le parti de 1971, sont venus des hommes et des femmes bien différents certains déjà responsables aguerris, je pense à ceux qui avec les conventionnels Pierre Joxe, Louis Mermaz, Claude Estier; M.T. Eyquem étaient avec vous. Je pense à ceux qui étaient des éléments essentiels à la SFIO, Pierre Mauroy mais aussi G. Jacquet, A. Gazier, Gaston. Defferre. Je pense à ceux qui sont venus de la tradition mendèsiste avec Pierre Bérégovoy, ceux qui étaient au CERES, Jean-Pierre Chevènement, Jean Guidoni, ceux qui nous ont rejoints à partir du PSU ou des expériences de l’innovation sociale, Michel Rocard, Jacques Delors, ceux qui représentaient la tradition communiste avec Jean Pronteau ou avec Jean Poperen. Ce mariage de la tradition marxiste et de la volonté réformiste et de l’innovation sociale a été fécond, comme a été décisive le rattachement des laïques et des chrétiens. De même la rencontre des politiques, avec ceux qui n’avaient connu jusque là que l’expérience syndicale ou de la vie associative. C’est fait aussi sentir l’influence du mouvement de l’émancipation des femmes, de certaines formes du féminisme et je veux là dire les noms (Colette Audry, Yvette Roudy).

Bien sûr, nous ont rejoints aussi ceux qu’on appelait à l’époque les "sabras". J’en étais mais il y eu Fabius, Quilès, Lang, Cresson et puis ceux qui peuvent nous apparaître avec le temps "des bébés politiques" mais certains de ces bébés étaient vigoureux : Martine Aubry, Dominique Strauss-Kahn, Jean-Marc Ayrault, Henri Emmanuelli.

Tous ces apports furent reçus, mêlés, filtrés et recomposés dans une approche programmatique : le programme socialiste " changer la vie " (mars 1972) et le programme commun du gouvernement (juillet 1972), fruit d’un compromis avec le Parti communiste et le MRG, qui naît à cette occasion.

Ainsi prit figure le socialisme français des années 1970 et 1980, à gauche de la social-démocratie et dans un cadre institutionnel mal fait pour le recevoir.

C’est en définitive la force de cette contestation qui lui aura permis d’ouvrir le chemin du pouvoir.

François Mitterrand et la dialectique opposition / Pouvoir

François Mitterrand fut un opposant résolu. Nous le fûmes avec lui.

De 1958 à 1981, ce fut 23 années d’opposition continue avec conviction et constance.

Opposant au Général de Gaulle, dont il n’approuva ni les conditions de son arrivée au pouvoir, ni le caractère personnel de son régime, ni certains aspects de sa politique.

Opposant à Georges Pompidou, à Valéry Giscard d’Estaing et à la droite en général. Dans le respect des personnes mais dans la vigueur du ton.

Nous-mêmes avec lui avons été formés d’abord dans l’opposition sans être même sûrs que nous serions un jour au pouvoir.

Mais, pour lui, cette opposition loin d’être une fin en soi était tournée vers la préparation aux responsabilités. Conquêtes locales : d’abord avec les succès municipaux de 1977, départementaux de 1976 et 1979, et conquêtes nationales ensuite avec les progrès des élections de 1974 et 1978, même si elles ne menèrent pas à la victoire.

Il nous a conduits de la culture de l’opposition à l’intelligence du pouvoir. Et ceci dans un double mouvement ;

Il a préparé la gauche à cette perspective. Ces congrès, ces conventions, ces programmes, ces plate-formes, ces groupes d’experts, ces rencontres avec les patrons, les syndicalistes, les chefs d’Etat ou les responsables étrangers ont été notre lot et ils ont permis d’élaborer des programmes et des propositions pendant 10 ans, avec les audaces mais aussi avec les prises de conscience réalistes ou le respect des tabous qui nous ont préparés à gouverner.

Il a familiarisé l’opinion à cette possibilité. Ce qui était témoignage en 1965, ce qui paraissait être un obstacle impossible à franchir et donc une dernière chance perdue en 1974, était devenu presque naturel et logique en 1981 : la victoire d’un président socialiste, l’exercice du pouvoir par la gauche.

Sa propre maturation, sa présence à la fois familière et altière dans le paysage politique, sa capacité à résister aux pressions, son accompagnement par des hommes et des femmes de talent sans expérience des responsabilités gouvernementales (à quelques exceptions près : Boulloche, Defferre) mais aussi un long travail de propositions ont permis que l’expérience soit tentée (l’expérience socialiste – " ça ne durera pas 2 ans " disait un maire de Paris), puis qu’elle ne soit plus une expérience.

Les français ont accepté cette perspective parce que leur avait été présenté un projet :

un projet pour la France, un projet pour les français.

Mon propos n’est pas ici de le détailler, il est connu, il a été vécu. Mais de marquer qu’il est un composé

le projet mitterrandien (et socialiste) des années 70-80 : ruptures, ralliements, modernisation. C’est un alliage, un composé :

 de ruptures héritées d’une certaine tradition révolutionnaire : le thème de la "rupture" lui-même (la "rupture avec le capitalisme") les nationalisations, l’alliance avec le PC, une certaine sympathie pour l’extrémisme de gauche, une tonalité et des gestes anti-impérialistes (Cuba, contacts avec mouvements révolutionnaires du Tiers-Monde), volonté de fortes réformes sociales ;

 de ralliements à un cadre pré-établi, dont certains choqueront, surprendront ou provoqueront débat avant d’être acceptés mais que François Mitterrand jugeait nécessaires pour que nous soyons victorieux au plan national et acceptés dans le cadre international : dissuasion

nucléaire, Institutions de la Vème République, alliance atlantique – sans réintégration de l’OTAN ;

 de modernisation du pays et des mœurs dans un sens anti-autoritaire et non centralisateur : décentralisation, abolition de la peine de mort, fin des tribunaux d’exception, libération des médias, refus du conformisme culturel, etc…

Tout cela paraît acquis - aujourd’hui c’est notre paysage depuis 20 ans. Mais ces années préparent la rupture avec une France conservatrice et crispée.

Ce projet, c’est le dernier point, n’a jamais été hexagonal et fermé. Il s’est projeté d’entrée de jeu dans un espace plus vaste.

Mitterrand, le PS, la France, l’Europe, le monde

on a insisté à juste titre sur le lien charnel de François Mitterrand à la France. Son sillonnement du pays, sa façon d’en parler, son goût des racines, l’ambivalence de ses origines et de sa formation, son attachement à la terre et au monde des provinces ont signé le patriotisme mitterrandien et son identification à ce pays.

on ne peut oublier non plus la force de la conviction européenne de François Mitterrand. Tout le parti d’Epinay n’était pas spontanément européen. Dans l’année 1973, il connut une quasi-rupture avec certains de ses amis politiques les plus proches, lorsque l’engagement européen du parti socialiste fut presque remis en cause. Il mit tout son poids et sa menace de démission dans la balance au Congrès extraordinaire de Bagnolet (déc. 73) qui confirma l’engagement pro-européen du parti socialiste.

C’est notamment à travers cet engagement européen et par son intransigeance sur la question des libertés qu’il fut progressivement reconnu par ses pairs de l’Internationale Socialiste, qui ne le connaissaient pas et que notre alliance avec les communistes déroutait. C’est dans ces années qu’il devint l’ami de Willy Brandt, d’Olaf Palme, de Felipe Gonzales, de Shimon Peres, de Mario Soares, mais aussi de Salvador Allende…

- le parti socialiste d’Epinay et F.Mitterrand ne restent pas enfermés dans le cadre "européocentré" de l’internationale socialiste (jusqu’à W. Brandt). L’ouverture à l’Afrique, à l’Amérique latine, à l’Asie, les liens noués avec les dirigeants de l’URSS et de la Chine (son dernier voyage juste avant la présidentielle), sa fidélité à l’amitié historique avec les Etats-Unis, en particulier dans les moments de crise (et cela malgré les critiques) les analyses, les études, les colloques consacrés aux problèmes stratégiques ou à l’évolution de l’économie mondiale sont la marque d’une pensée ouverte et globale, sur un monde qui déjà était en train de changer.

Chers amis, j’ai essayé de faire revivre quelques uns des temps forts et des grands choix qui ont marqué et façonné, avec beaucoup de ceux qui sont là, ces années charnières entre le Mitterrand d’avant et le Président d’après, ces années qui ont conduit au 10 mai 1981.

- Il s’agit là de l’apport de François Mitterrand, Premier secrétaire du PS et leader de la gauche, de son apport à la pensée théorique, à l’action pratique, à l’histoire politique dans notre pays.

Tout cela ne se serait pas passé, ou se serait passé autrement, s’il n’avait pas été là, mais aussi si nous n’avions pas été avec lui.

S’il ne s’était pas engagé avec passion tout en gardant la lucidité de l’analyse

S’il ne s’était pas identifié au peuple tout en préservant la distance qu’exigeait sa vie personnelle ou intérieure.

S’il n’avait pas su faire vivre ensemble des femmes, des hommes différents autour d’une position commune, s’il n’avait pas su utiliser les tensions contraires qui font qu’on se projette en avant.

S’il n’avait pas rencontré son pays : la France.

Même si la vie nous a changés, nous avons avec François Mitterrand changé des éléments importants de la vie de notre pays.

C’est pourquoi il n’est aucun d’entre-nous qui ne garde de ces 10 années un sentiment d’accomplissement et même de bonheur.



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