Le temps des mystificateurs

Lionel Jospin
par Lionel Jospin, ancien premier ministre (1997 - 2002)
Point de vue paru dans le quotidien Libération daté du lundi 13 octobre 2003


 
La France n'est pas en déclin, elle éprouve un malaise. Certes, l'élection présidentielle a été particulière mais, le 5 mai 2002, les Français ont tranché.

Le chef de l'Etat a été élu par la gauche autant que par la droite. Le Premier ministre a bénéficié, au départ, d'un préjugé favorable. Son gouvernement dispose d'un fort soutien dans les deux assemblées. L'opposition en est encore à se reconstruire.

Pourquoi n'a-t-il pas fallu dix-huit mois pour que la confiance se dérobe et pour que s'assombrisse le climat du pays ? Parce que nos compatriotes commencent à se demander s'ils ne sont pas conduits par des mystificateurs.

Il n'est pas surprenant que la droite mène une politique différente de celle de la gauche. Cela a même une vertu pédagogique, pour ceux qui croyaient périmé le clivage gauche/droite.

Mais ce que l'on est en droit d'attendre de tout pouvoir, c'est que sa politique soit claire, cohérente et pour tout dire sé rieuse.

Or ce n'est pas le cas : les Français le sentent, particulièrement dans le domaine économique et social.

La situation économique et financière de notre pays s'est profondément dégradée : la croissance sera nulle en 2003, le chômage augmente fortement, nos déficits publics sont les plus élevés de l'Union européenne. Le contexte international a certes une part dans cette évolution. Mais le gouvernement ne peut s'exonérer de sa responsabilité, sauf à admettre qu'il ne pèse pas sur la marche du pays.

Je continue à croire à l'efficacité possible d'une politique économique, qui affirme une volonté, affiche ses objectifs et propose des moyens pour les atteindre. C'est délicat, il est vrai, dans une économie ouverte, et plus compliqué encore quand l'environnement international est moins favorable. Mais rien n'autorise le renoncement. Le pouvoir politique doit au contraire dire la vérité à nos concitoyens, fixer un cap et tenir le gouvernail dans la bonne direction.

La politique économique conduite depuis dix-huit mois ne répond pas à ces exigences. Elle est au contraire marquée par la négligence des réalités et par la confusion.

Prenons d'abord le réglage de la politique économique globale.

Tous les pays européens ont connu un ralentissement mais il est plus prononcé en France. Alors que notre pays, de 1997 à 2001, avait entraîné vers le haut la croissance de la zone euro, il la tire maintenant vers le bas. Notre piètre performance économique s'explique surtout par la faiblesse de notre demande intérieure : la confiance des chefs d'entreprise et des consommateurs fait défaut.

Il est vrai qu'après quatre années de croissance au-dessus de 3 % l'an, l'économie française a commencé de ralentir en 2001. Nous avons par conséquent adapté notre politique budgétaire et fiscale pour stimuler la croissance : augmentation de la prime pour l'emploi, soutien à l'investissement des entreprises. L'opposition d'alors nous reprocha pourtant de sous-estimer le retournement de la conjoncture économique.

Ce fut donc une surprise fâcheuse de voir le président de la République et le nouveau gouvernement ignorer cette même réalité économique, multiplier les dépenses et entreprendre des baisses d'impôt non financées. Cette attitude a inquiété les chefs d'entreprise, les salariés et les consommateurs, qui ont freiné leurs investissements et procédé à une épargne de précaution. Tout s'est passé comme si, Jacques Chirac et Alain Juppé s'étant exagéré, en 1997, les difficultés à venir, Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin préféraient, en 2002, commettre l'erreur inverse mais plus grave de les sous-estimer.

Les choix faits et les décisions prises ont en tout cas détérioré de façon spectaculaire nos finances publiques. De 1,5 % du produit intérieur en 2001, le déficit public est passé à 3,1 % en 2002, le gouvernement prévoyant même 4 % en 2003, soit le déficit le plus élevé de l'Union européenne. Or, comme l'ont confirmé la Commission et l'OCDE, cette évolution inquiétante est due majoritairement aux décisions du gouvernement.

Le plus préoccupant est que le creusement du déficit s'accompagne d'une augmentation importante de la dette. Nous l'avions fait baisser de 59,3 % du PIB en 1997 à 57 % en 2001. Elle va franchir pour la première fois la barre des 60 %, pour atteindre 63 % en 2004 ! La politique menée aujourd'hui compromet donc l'avenir, en accroissant la charge de la dette pesant sur les Français. Elle fait aussi peser une lourde contrainte sur les budgets futurs en privant de marges de manœuvre les responsables gouvernementaux de demain.

Dans un monde globalisé et déstructuré, la société a besoin de l'Etat pour garantir l'harmonie sociale et préparer l'avenir. C'est pourquoi nous croyons au rôle de l'Etat. C'est aussi pourquoi il faut maîtriser et bien choisir la dépense publique.

L'analyse des budgets 2003 et 2004 montre que le premier choix du pouvoir est celui des dépenses militaires. Il est souhaitable que la France reste dotée d'une défense moderne et efficace. Mais il est difficile de comprendre pourquoi, quand la conjoncture impose des économies, celles-ci devraient reposer sur le seul budget civil, surtout pour un pays qui, à juste titre, s'est tenu à l'écart des aventures militaires. L'augmentation à contretemps des dépenses militaires se fait donc au détriment de politiques publiques essentielles à la croissance, à l'emploi et à la justice sociale.

L'éducation et la recherche sont les premières victimes de ces choix. L'investissement civil est également remis en cause, en particulier dans les transports collectifs, en pleine contradiction avec les discours officiels sur l'écologie et le développement durable. Les politiques sociales sont également touchées, avec le démantèlement des instruments de la politique pour l'emploi (emplois-jeunes, CES...) et les coupes choquantes dans les aides aux moins favorisés (aides au logement, allocations pour les chômeurs...). Ce qui prouve que ce gouvernement peut cumuler laxisme et austérité.

Le même constat s'impose pour la sécurité sociale et l'assurance maladie : alors que nous avions rétabli les comptes grâce à une politique de croissance économique et une maîtrise de la dépense, le déficit de l'assurance maladie atteint en 2003 un niveau record de 11 milliards d'euros. Chacun connaît la complexité du sujet. Dans un pays développé et qui vieillit, il n'est pas anormal que les dépenses de santé croissent à un rythme soutenu. Mais on ne peut pas abandonner toute maîtrise de ces dépenses, sinon c'est l'assuré social qui, à terme, en fait les frais.

Or, dès le printemps 2002, le discours tenu au plus haut niveau a été que le temps de la maîtrise était révolu. Les acteurs du système de santé ont immédiatement perçu ce message, le déficit s'est très rapidement accru au point de devenir aujourd'hui inacceptable. Ma crainte est que cette situation serve de prétexte au gouvernement pour une remise en cause de notre système, par un développement du rôle des assureurs dans le « marché de la santé », par des déremboursements massifs (qui frapperont durement les ménages modestes) ou par le renoncement à la prise en charge par l'assurance maladie du « petit risque ».

D'égales contradictions et la même injustice marquent la politique fiscale. Baisser l'impôt n'est sûrement pas tabou : mon gouvernement l'a fait. Mais c'était dans un temps où, avec la croissance, les rentrées fiscales étaient fortes et les déficits en diminution. Et puis notre politique était équitable : la baisse de l'impôt sur le revenu n'était pas uniforme, la prime pour l'emploi, les réductions de TVA et l'allégement de la taxe d'habitation favorisaient les titulaires de revenus moyens et faibles.

La logique de la politique fiscale actuelle est tout autre. Elle consiste à réserver à 10 % des contribuables les deux tiers de la baisse de l'impôt sur le revenu. Dans le même temps, des ponctions sont opérées sur les revenus de l'ensemble des ménages, à travers la hausse des taxes, du forfait hospitalier et des impôts locaux. Jacques Chirac renouvelle avec Jean-Pierre Raffarin le tour de passe-passe fiscal déjà opéré après 1995 avec Alain Juppé : baisse de certains impôts directs, hausse plus forte des impôts indirects et des taxes. Or cette politique en trompe-l'oeil n'est pas seulement injuste, elle sera inefficace, puisque la baisse des prélèvements sur les revenus les plus élevés ira grossir l'épargne et sera sans effet sur la consommation.

On chercherait également en vain une cohérence à la politique de l'emploi. Il est inconséquent, alors que le chômage augmente et qu'on se révèle incapable de retrouver la croissance, d'arrêter les emplois-jeunes, de réduire le nombre des CES, de pénaliser les chômeurs en fin de droit et de prétendre accroître la durée individuelle du travail.

Ce n'est pas en relançant une campagne de diversion contre les 35 heures que le gouvernement se dotera d'une politique pour l'emploi. Ici aussi on lui demande d'être logique : s'il juge les 35 heures nuisibles, il devrait les supprimer. Il les a, paraît-il, « assouplies » il y a un an mais l'on sait que 2 % seulement des entreprises concernées ont jugé utile de se saisir de ces assouplissements. Cependant, si le gouvernement a la tentation d'aller plus loin, qu'il n'oublie pas que les 35 heures ont créé 350 000 emplois ­ qui seraient ainsi menacés ­ et que la « RTT » fait désormais partie du mode de vie des Français. Il est plus facile de caricaturer les 35 heures qu'il ne serait aisé de les abolir.

La droite parle beaucoup de « réhabiliter le travail ». Mais la meilleure façon de le réhabiliter est d'accroître le nombre de ceux qui en ont un ! Nous avons, entre 1997 et 2002, créé 2 millions d'emplois, nous avons fait baisser le chômage de 900 000 personnes et porté le nombre global d'heures travaillées à un record historique. Maintenant, l'emploi recule et le chômage augmente. Au-delà des slogans, on voit bien qui a relancé le travail et qui le raréfie.

Aujourd'hui, la situation économique devient inextricable. L'inquiétude et l'attentisme s'installent. Si le cap n'est pas modifié, ce gouvernement ne pourra éviter demain une forte hausse des prélèvements et un freinage brutal des dépenses, ce qui rendra plus incertain le retour de la croissance.

En outre, et ce n'est pas l'aspect le moins inquiétant, la politique suivie entame sérieusement la crédibilité de la France dans l'Union européenne.

Ce n'est pas moi qui ai signé le pacte de stabilité mais Jacques Chirac, en 1996. En 1997, j'ai voulu le renégocier pour trouver, en accord avec nos partenaires européens, un mécanisme plus intelligent. Le président de la République nous a empêchés d'y parvenir en objectant qu'il avait engagé la parole de la France. Comme nous avions mieux à faire que de créer d'emblée une crise politique, nous nous en sommes accommodés. Et nous avons su réduire les déficits et qualifier la France pour l'euro tout en favorisant la croissance.

Aujourd'hui, c'est celui qui nous invitait à « respecter la signature de la France » qui renie la sienne et c'est son Premier ministre qui tance la Commission ­ qui rappelle simplement les règles ­ à la manière d'un dernier de la classe reprochant à son correcteur de l'avoir mal noté. Nous avons irrité nos partenaires, nous nous sommes affaiblis et isolés. Notre capacité de leadership en Europe est affectée.

Au-delà de l'économie, ce qui trouble aujourd'hui l'opinion dans son rapport au pouvoir, c'est que dans presque tous les domaines ­ à l'exception de la politique de sécurité qui mériterait une analyse séparée ­ elle a un sentiment d'incohérence face à des affirmations contradictoires, des vérités changeantes et à un décalage constant entre la communication et l'action.

Même la politique extérieure n'échappe pas à cette impression. La position adoptée sur l'Irak était juste mais elle a été défendue sans justesse. Il aurait été sûrement plus sage d'exposer clairement dès le début à notre allié américain les raisons de principe qui fondaient notre opposition à la guerre et notre refus d'y participer, plutôt que de laisser au début planer le doute sur notre attitude, pour paraître ensuite prendre la tête d'une improbable coalition prétendant empêcher la guerre, alors même que l'administration américaine l'avait à l'évidence décidée. Par le style de notre action diplomatique, nous n'avons pas pu éviter le risque de voir se transformer une divergence légitime avec George W. Bush et son équipe en un antagonisme profond entre les Etats-Unis et la France. Et nous l'avons fait en heurtant dans le même temps plusieurs de nos partenaires européens par l'arrogance de notre ton. Quand on doit se confronter aux Etats-Unis, il vaut mieux ne pas commencer par se brouiller avec l'Europe.

Ce détour par la politique étrangère n'est pas fortuit, car il nous ramène à l'étrange dualité du couple de l'exécutif. Le président de la République s'évade vers les questions de politique étrangère et il laisse le Premier ministre se colleter avec les problèmes intérieurs, les plus lourds. Plus précisément, il fixe la feuille de route mais ne veut pas être tenu pour responsable de sa mise en oeuvre. Il se tient à distance dès qu'une difficulté se présente : échec du référendum en Corse, morts de la canicule, montée du chômage ou déséquilibre budgétaire. Le Président impose mais n'assume pas ; le Premier ministre exécute mais ne pèse pas. Une dissociation s'opère entre le pouvoir et la responsabilité, ce qui est toujours délétère en démocratie. Cette mystification explique largement le doute croissant de l'opinion.

Il faut donc commencer à se demander vers qui les Français se tourneront, quand ils seront lassés de ces faux-semblants. Ils peuvent chercher une autre solution à droite. Ils peuvent grossir encore l'extrême droite. Ils peuvent revenir vers la gauche. Cela dépendra d'elle.

La gauche n'est pas à l'abri de toute mystification ou illusion. Il y a en particulier deux questions essentielles qu'elle doit clarifier.

La première a trait au regard qu'elle porte sur l'action qu'elle a conduite au gouvernement pendant la dernière législature. Elle est là, face à elle-même, puisqu'elle y était rassemblée. Ou bien, pour éluder la question de sa division néfaste lors du combat électoral, elle se dit qu'elle a été battue parce qu'elle a failli, parce que sa politique était mauvaise et il lui sera difficile de se fixer des objectifs de reconquête. Elle rejouera le 21 avril tous les jours et peut-être même le 5 mai... Ou bien, elle admettra ­ ce que beaucoup pensaient avant notre défaite ­ que, loin d'avoir été « néolibérale », elle a respecté ses engagements en conduisant une politique progressiste dans les conditions du monde actuel. Elle pourra alors, s'appuyant sur un passé solide, que l'échec en cours de la droite éclaire déjà différemment, faire sa juste part aux critiques et aller plus loin dans ses propositions pour l'avenir.

Les difficultés de la gauche sont moins venues de l'exercice du pouvoir qu'elles ne sont nées de la défaite. Ses problèmes ne sont pas identitaires ou moraux, ils sont programmatiques et stratégiques. Le Parti socialiste a commencé à travailler pour fixer ses orientations et ses propositions. Si chacun fait de même et s'attache à penser la réalité en vue de l'action, la gauche redécouvrira naturellement le sens de son identité. Elle pourra alors redevenir une solution pour le pays.

La seconde question concerne la tentation qui se fait jour à gauche ­ et surtout à l'extrême gauche ­ de récuser l'exercice du pouvoir politique. C'est peut-être une curieuse façon de tirer les leçons de l'histoire. Les révolutions du XXe siècle ont toutes engendré le totalitarisme. Le cycle ouvert par la révolution d'Octobre n'a pas débouché sur un « monde meilleur » mais sur une tragédie. Ce cycle s'achève en Chine et en Russie par des restaurations capitalistes sans démocratie ou avec une démocratie fragile. L'extrême gauche, prisonnière de cette histoire, prise entre illusions et déroutes, répugne à gouverner.

Mais le but de l'action politique reste l'exercice du pouvoir. En démocratie, il se conquiert et se légitime par l'élection. C'est la vision et la pratique de la gauche démocratique. Certains ont apporté longtemps une autre réponse : celle d'une révolution violente dirigée par une avant-garde pour instaurer la dictature du prolétariat. Là où cela s'est produit, on sait ce qu'il en est advenu : l'oppression. L'extrême gauche hésitant désormais à assumer cette conception, du moins devant le suffrage universel, escamote aujourd'hui la question du pouvoir politique : les révolutionnaires ne pouvant faire la révolution, le peuple ne devrait plus se poser la question du pouvoir. D'où l'affirmation selon laquelle « la gauche et la droite, c'est pareil ». On pourrait même, dit-on, changer la société en se passant du pouvoir.

Dans un même élan, on condamne les organisations internationales, on récuse la construction européenne et l'on affirme que la conquête du pouvoir dans le cadre national n'a plus de sens. Mais cela ne fait pas disparaître le pouvoir politique. Le pouvoir ne restera jamais vide. On le voit bien aujourd'hui : les mouvements sociaux, les grèves, les manifestations ne peuvent à eux seuls empêcher la droite d'imposer sa politique. Si la gauche s'écartait du pouvoir, la droite, même défaillante ou dangereuse, resterait seule à l'exercer. Contre ce risque, la gauche tout entière doit savoir prendre ses responsabilités pour l'avenir.

© Copyright Libération


Page précédente Haut de page
PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]