Traité constitutionnel | |
Point de vue signé par Lionel Jospin, ancien premier ministre (1997 - 2002), paru dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur daté du 23 septembre 2004. |
Le débat qui s’engage au sein du Parti socialiste sur la ratification du traité constitutionnel approuvé par les gouvernements de l’Union européenne est crucial. A l’exception des Verts, qui comme nous s’interrogent encore, les autres partis français ont déjà pris position - souvent sans débattre - pour le oui ou pour le non. Notre décision, chacun le sait, aura des conséquences considérables pour la position de la France, pour l’avenir de l’Europe, pour le mouvement socialiste. Pourquoi devons-nous choisir le oui ? Le Parti socialiste a toujours été européen. Il le fut avec Jaurès, contre les nationalismes et la guerre. Il le fut avec Blum revenu de la déportation, pour travailler aux fondements d’une nouvelle Europe, démocratique et pacifique. Si l’idée européenne ne résume pas le socialisme, elle est essentielle à son identité. Il est vrai que l’écart entre notre ambition pour l’Europe et sa réalité nous a plusieurs fois portés à nous interroger. Mais les imperfections de l’Europe ne nous ont jamais conduits jusqu’ici à lui dire non. vec François Mitterrand, nous avons connu ces moments d’hésitation. En 1973, dans l’opposition, il a provoqué une discussion au Parti socialiste et mis en jeu sa démission parce qu’il craignait que son parti ne s’éloignât de sa vocation européenne. Son orientation l’emporta et j’étais à son côté. En 1983, devenu président et face aux difficultés économiques et politiques, il préféra l’engagement européen à l’aventure solitaire de la France. Premier secrétaire du PS, j’ai, avec les socialistes, appuyé ce choix. En 1992, François Mitterrand a souhaité un référendum pour ratifier le traité de Maastricht. Bien que peu enthousiasmé par les conditions du vote, j’ai refusé le non. Quand j’ai assumé la responsabilité du gouvernement, après 1997, j’ai pu toucher de près l’inévitable complexité d’une construction européenne conduite par quinze nations libres. J’ai exclu la stratégie de rupture, qui m’était parfois suggérée, et mon gouvernement a pu, par la conviction, la proposition, en trouvant des alliés, faire évoluer les préoccupations de l’Union européenne vers l’emploi, la politique sociale, la coordination des politiques économiques, la régulation de la mondialisation, la sécurité maritime et même la moralisation du sport. Il n’est pas exact que l’Europe soit véritablement libérale – sinon, on ne distinguerait pas son modèle du modèle américain. Au moins, l’ai-je laissée moins libérale que je l’avais trouvée. Et les obstacles que nous avons rencontrés pour aller plus loin sont plus souvent venus de Paris (d’un président de droite) que de Bruxelles. Aujourd’hui, alors que les socialistes sont dans l’opposition, doivent-ils, à propos de la ratification du traité constitutionnel, opérer une rupture par rapport à leur tradition? Je ne le crois pas. A l’examen, les raisons du oui l’emportent largement sur la tentation du non. J’en citerai trois. 1ère raison: le traité constitutionnel est un compromis acceptable. Certes, il n’incarne pas l’idéal socialiste. On serait surpris du contraire, puisqu’il a été élaboré par les représentants de courants politiques opposés et de pays différents. Mais il reprend les valeurs et les principes de liberté, de solidarité et de progrès des grandes démocraties. Il aurait pu sans doute être meilleur, après la négociation finale entre gouvernements, si la diplomatie française avait été plus convaincue, plus convaincante et s’était moins isolée. Tel qu’il est - et que chacun lise le texte pour balayer les caricatures ! - ce traité crée une meilleure architecture institutionnelle et n’entraîne aucune régression par rapport aux traités précédents dont il opère la mise en ordre. Je ne vois donc pas pourquoi les socialistes devraient renier à son propos leurs votes européens antérieurs. Le traité permet même, sur des points importants, des pas en avant significatifs. C’est le cas pour la Charte des Droits fondamentaux, l’objectif du plein-emploi, les droits sociaux, les services publics, le gouvernement économique de la zone euro, le rôle des partenaires sociaux, les droits du Parlement européen et des Parlements nationaux, la démocratie participative et la possibilité d’initiatives citoyennes. On entend dire que le traité serait un " carcan " qui " constitutionnaliserait " les politiques de l’Union. Laurent Fabius, dans son premier mouvement, a fait justice de cet argument en marquant qu’on pouvait changer les politiques européennes et mener des politiques sociales sans changer le traité. Aux socialistes de le faire le moment venu. D’ailleurs, le traité n’est pas une Constitution. S’il l’était, l’Union européenne serait un seul Etat, fédéral ou unitaire, et les Européens un peuple. Ce n’est pas le cas. La France reste la France et les Français, les Français. Une Constitution régit les rapports entre un Etat et ses citoyens. Ce traité constitutionnel organise les relations entre les Etats membres d’une Union. Il est " le règlement intérieur nécessaire de l’Union élargie ", comme l’a dit justement Hubert Védrine. Ce cadre laisse chaque pays membre libre de mener sa politique, de droite ou de gauche. Quant à l’orientation de l’Union européenne, elle dépendra comme toujours de la nature des politiques concrètes qui y seront menées. A nous de définir des orientations susceptibles de convaincre et d’entraîner les autres vers une vraie politique sociale. 2ème raison : la thèse d’une crise européenne salutaire est chimérique. Une partie de ceux qui souhaitent une crise européenne ne désirent tout simplement pas l’Europe. C’est le cas de la droite extrême et des souverainistes, qui opposent la Nation et l’Europe, ne consentent qu’à de vagues coopérations entre Etats, alors que la France serait à coup sûr affaiblie sans l’Europe. Parmi les européens sincères, certains disent que l’Europe a besoin d’une crise, d’une sorte d’électrochoc pour repartir plus forte. L’image est trompeuse, car ceux qui prennent le risque de la crise ne savent pas comment la dénouer. Le refus du texte proposé aujourd’hui ne nous fournira pas demain, par miracle, un traité conforme à nos vues. Nos partenaires ne se plieront pas soudainement à nos exigences. Il faudra trouver unanimement un compromis - forcément proche de l’actuel - ou persister dans la crise. - La première conséquence d’un blocage européen serait de laisser le champ libre aux Etats-Unis. Débarrassée de l’URSS et trop indulgente avec une Russie qui durcit dangereusement son régime, non encore dégrisée, malgré ses déboires en Irak, de ses rêves de puissance absolue et de l’illusion unilatéraliste, l’Amérique préfère aujourd’hui une Europe entravée à une Europe active. Si l’Union s’enlise dans un débat institutionnel non résolu, elle détournera son énergie des grandes questions prioritaires: la croissance, l’emploi, le progrès social, la recherche, la sécurité, l’intégration harmonieuse des nouveaux membres (essentielle pour bien traiter la question des délocalisations). Elle vivra dans l’aigreur et le conflit interne et aura plus de mal encore à prendre des initiatives de politique extérieure, alors que le monde en aurait besoin. - La deuxième conséquence négative sera pour la France. Si, comme pays fondateur, elle prend la responsabilité de déclencher la crise, elle connaîtra un surcroît d’isolement. Déjà, aujourd’hui, sa situation n’est pas favorable. Après avoir pris une position juste sur l’Irak, nos autorités ont multiplié les erreurs en Europe. Elles ont montré trop d’arrogance, fustigé les pays de l’Est, maltraité la Commission, remis en cause nos obligations vis-à-vis des traités en matière budgétaire et sacrifié un commissaire européen reconnu, respecté, qui avait du poids dans la Commission (Pascal Lamy avait seulement le défaut d’être socialiste) pour n’obtenir finalement qu’un humiliant strapontin dans le nouvel exécutif européen. Notre influence a donc décru. Nous ne la restaurerons pas par un refus du traité. Les gouvernements démocratiques que sont nos partenaires n’attendent pas de nous un surcroît de brutalité ou un électrochoc. Il ne faut pas imaginer un instant qu’à l’issue d’une confrontation supposée brève les autres pays de l’Union, qui sont nos égaux, vont accepter docilement une architecture de l’Europe décidée unilatéralement par nous. Ce scénario n’a pas la moindre crédibilité. La méthode de l’Europe est le compromis; si on convainc, on avance; on n’avance pas par ultimatum. Le choix du non par les socialistes français les isolerait. Les forces politiques susceptibles d’exercer les responsabilités du pouvoir dans les différents pays européens acceptent aujourd’hui le compromis réalisé par le traité, même si, j’imagine, il ne les satisfait pas entièrement. La Confédération européenne des Syndicats l’approuve. Les autres partis socialistes d’Europe appellent à voter oui. Notre place naturelle est avec eux. Dire oui est aussi un enjeu pour la gauche en France. Notre stratégie a été depuis trente ans de la rassembler. Mais nous l’avons toujours fait selon nos convictions, en restant fidèles à notre histoire et sans jamais renoncer à notre identité, notamment sur l’Europe. Cette gauche est diverse : elle comprend les communistes - qui avaient amorcé une évolution sur l’Europe - et aussi les radicaux et les Verts. La vocation de la force principale, le Parti socialiste, n’est pas de nourrir l’argumentation des autres mais de faire progresser les choses en partant de ses idées. Enfin, le paradoxe de la démarche du non c’est qu’elle déplace l’attention des Français de la véritable crise politique qui secoue sous nos yeux le pouvoir exécutif et la majorité dans notre pays vers le mythe d’une crise salvatrice pour l’Europe, dont on peut craindre qu’elle trouble d’abord le Parti socialiste. 3ème raison : le non au traité n’est pas la meilleure façon de dire non à Jacques Chirac et au gouvernement. On affirme que beaucoup de nos concitoyens et de socialistes ont gardé un mauvais souvenir de leur vote de 2002 pour Jacques Chirac et qu’ils sont peu enclins à recommencer à l’occasion d’un référendum. On admettra que je suis bien placé pour les comprendre. Mais dire oui à l’Europe n’est pas dire oui à Jacques Chirac. Déjà, on ne peut reprocher au président de la République d’envisager un référendum, puisque nous le lui avons expressément demandé. Après tout, n’ayant pas négocié ce traité et lui trouvant quelques défauts, nous pouvions suggérer au pouvoir de le faire ratifier par la voie parlementaire, puisqu’il dispose d’une large majorité dans les deux chambres et donc au Congrès. Nous avons agi différemment: assumons-le. S’il y a un référendum, il ne s’agira pas de voter pour ou contre Jacques Chirac mais d’approuver ou non un traité adopté par vingt-cinq gouvernements. C’est à nos partenaires que nous adresserons une réponse et à personne d’autre. Si cette réponse était négative, le choc serait à Bruxelles, pas à Paris. Car nous savons bien que le président ne tirerait aucune conséquence d’un tel vote, pour ce qui est de sa fonction. J’entends dire aussi qu’il faudrait voter non parce que les Français seraient tentés de le faire. En somme, il faudrait les précéder pour être sûrs de les suivre. Mais les Français n’ont pas fait connaître leurs intentions. Ils seront maîtres de leur vote ; quant à nous, soyons responsables de nos choix. Nos concitoyens auront plus de chance de voter oui si nous les y appelons. Et s’il y a un risque à prendre, prenons-le de façon réfléchie et selon notre conviction. J’ajoute que si le non l’emportait en France avec l’aide des socialistes, ils en seraient tenus pour responsables, alors que si nous avons dit oui, en faisant notre devoir, c’est le président qui porterait le poids de l’échec. De toute façon, dire non à l’Europe pour des motifs de politique intérieure serait un contresens. On sait bien que le projet historique européen ne pourrait se construire s’il devait être remis en cause à chaque alternance, chez nous ou ailleurs. C’est le message que nous ont transmis tous les grands européens. Si nous faisons de la politique intérieure, faisons-le sur les problèmes nationaux. Ils sont nombreux et ils sont lourds. Les millions de personnes qui ont protesté depuis deux ans contre la diminution des retraites, la fragilisation de la Sécurité sociale, la montée du chômage et tant de mesures injustes, les électeurs si nombreux qui ont fait les succès socialistes aux élections régionales, cantonales puis européennes savent que les problèmes qu’ils rencontrent aujourd’hui résultent d’une politique conduite à Paris et seront résolus à Paris et non à Bruxelles. Nous diviser sur l’Europe au lieu de nous unir contre la droite serait faire à celle-ci un cadeau inespéré. Ne faisons pas de l’Europe un bouc émissaire: soulignons les erreurs et les échecs de la politique du gouvernement en France et avançons nos propositions. Elles sont attendues et espérées par les Français. La vision politique doit inscrire l’action présente dans un temps plus long. Les choix que vont faire les socialistes aujourd’hui devront être assumés demain s’ils se trouvent à nouveau au pouvoir. Un non de la France provoqué par eux ne laisserait qu’une alternative: l’impasse ou la volte-face, c’est-à-dire la crise longue ou le reniement. Le choix du oui peut ouvrir le chemin de la relance de l’Europe. Cette relance passe par les propositions constructives que les socialistes sauront faire aux Français et dont ils doivent progressivement convaincre les Européens, conformément à ce qu’on peut espérer de la France. |
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