Il n'est plus temps
d'attendre

 par Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé
 Point de vue paru dans le journal Le Monde daté du jeudi 21 février 2002


 

La traversée des campagnes électorales impose de bien choisir son équipement. Quels compagnons, quels bagages ? Durée déterminée, météo inconnue : affrontera- t-on le gros temps ? Je le crains.

Fera-t-il beau ? Arrivera-t-on à destination ? Rien n'est moins sûr. Twin Towers, New York, Porto Alegre : le temps de l'innocence est révolu.

Cette élection française ne sera pas seulement nationale, elle devra répondre aux urgences du monde. Nous sommes attendus dans la poudrière. Qui cherche des grandes idées, des pensées novatrices, des programmes bouleversants, un idéal pour les années qui restent, risque la déception dans la campagne qui se présente. Pour l'heure, qu'ils soient portés vers la nostalgie ou vers le serment éternel, les ténors apparus sur la scène chantent faux.

Si la France est riche, certains Français sont pauvres. On leur promettra dans les semaines qui suivent d'améliorer leur situation. Des engagements qu'il faudra tenir. Ce pays est chanceux, il ne veut pas l'admettre. S'agira-t-il seulement de gérer les crises sociales dont nous sommes coutumiers ? Chômage, retraites, insécurité : les chantiers sont vastes, la solidarité nationale est à ce prix. Mon pays me passionne. Je suis prêt à me battre, jusqu'au bout de mon souffle, contre les inégalités qui demeurent. Mais ce défi ne doit pas être le seul. Réduire le temps du travail ne suffira pas à satisfaire un peuple assoiffé d'histoire, qui veut jouer un rôle à sa mesure.

La France n'a pas besoin de formules technocratiques supplémentaires, ni de slogans de bureau. Notre peuple est en mal d'exaltation, il a besoin d'amour et de vérité à la fois, il veut de l'ambition et de l'engagement. Nous avons à nous mesurer aux enjeux et aux dangers du monde. Ne nous croyons pas à l'abri sous le prétexte que nous ne sommes pas Américains ; le terrorisme n'est pas vaincu et la planète des pauvres se réveille. La France ne s'ennuie pas, elle s'angoisse. Nous n'avons pas entendu le cri de notre jeunesse. Elle a besoin d'air et d'idéal. Sa chance, son engagement, sa vraie dimension, c'est la globalisation. Voilà notre affaire.

Les jeunes Français ont besoin d'un apprentissage, d'une autre formation que la mise en spectacle télévisée de la violence et de l'argent. Ce ne sera accompli qu'en changeant la donne, en offrant du travail certes, et une éducation solide, mais aussi une aventure à nos jeunesses mélangées. Aventure et formation, ici ou là-bas, chez soi ou très loin, un service civique ou humanitaire obligatoirement proposé ; un projet à la carte, avec retour et métier garantis. Le monde est immense et il a besoin de nos forces. Il ne suffit pas de psalmodier la République, l'intégration à la française, lorsque l'égalité des sexes et des chances est inconnue de millions de nos concitoyens. Il faut refonder ces valeurs en aidant les autres, chez nous et ailleurs.

Pas un seul problème, une seule des solutions proposées dans la campagne ne devront être pensés isolément dans notre pré carré, c'est à l'échelle de l'Europe qu'il faut projeter la France. Ainsi notre système de soins : il faut l'arrimer à la première place qui est déjà la sienne en ouvrant sa gestion aux professionnels et aux usagers, seule manière de rétablir en France une maîtrise médicalisée et choisie par ceux qui payent. Une fois parachevé, il faudra exporter notre modèle. Vers l'Europe d'abord, qui l'envie et déjà l'utilise. Déclarons donc la guerre aux 50 % de cancers dont on meurt encore. Si nous proposons aux quinze pays de l'Union une recherche et une santé commune, la bête ne résistera pas plus de dix ans ! Imposons l'Europe de la santé.

Allons aussi résolument vers les pays en développement qui se meurent des maladies déjà traitées victorieusement chez nous. Soignons les habitants des pays du tiers-monde, nous nous hausserons nous-mêmes. Malades sans frontières sera le début du refus des exclusions. France, Europe, monde global, il faut nous faire à ces tendances, ne pas tenter de nous confiner dans le passé. On ne se fournit pas en rêve dans le grenier, on ne cherche pas un modèle en arrière de soi, cela n'a jamais marché. On ne propose pas une République d'hier, on s'adapte, s'en fabrique une autre qui vise à l'universel, une République du monde. La France n'est grande que lorsqu'elle parle pour les autres. Le monde attend que la voix de la France se fasse entendre. Le salut passe donc par un élan français donné encore à l'Europe.

La France a inventé le droit d'ingérence. L'ONU l'appelle maintenant "la responsabilité de protéger". N'acceptons plus les massacres des populations les plus faibles. C'est à la France d'élever la voix la première et de maintenir la vigilance, du Moyen-Orient à la Tchétchénie, sans relâche, sans compromission. L'hégémonie américaine est lourde de menaces, il faut proposer une autre voie : celle du combat pour un monde meilleur aux plus pauvres, avec les Américains, avant eux s'il le faut. Et cette voie ne peut être qu'européenne. Une Europe devenue majeure capable d'élever le ton quand il le faut, de défendre des valeurs, de partager nos solidarités. Certains foyers de conflit réclament une présence permanente de la France et encore de l'Europe, par une politique volontariste qui ne se construit ni à distance ni dans la distribution des bons et des mauvais points, mais dans la prise à bras-le- cœur, à bras-le-corps, tous les jours, des peines et des espoirs. Cela s'appelle construire la paix : nos soldats, nos volontaires civils y aspirent.

Engageons-nous dans des missions de protection des minorités. Nous étions une génération de militants, nos enfants peuvent encore le devenir. Militants du monde, militants d'une globalisation ambitieuse, celle de la démocratie et des droits de l'homme. L'Afrique ne nous appartient pas, mais il nous appartient d'y être, plus que les autres des partenaires fraternels que nous ne sommes plus. Lançons notre jeunesse à l'assaut des misères et des oppressions. De nombreuses missions de paix les réclament. Si nous ne prenons pas la tête de cette mondialisation-là, nous serons submergés par le terrorisme et le militarisme et il sera trop tard. Il n'y a plus de politique "étrangère". La politique intérieure se renforce de la politique internationale. Elles revêtent une seule et même espérance. Nous avançons vers un combat commun contre les racismes et les extrémismes renforcés.

Certains vont tenter de réduire les élections qui s'annoncent à un maigre débat, de petites rancœurs, des projets limités. Je veux croire qu'il n'en sera rien et que la France va parler haut. Nous n'avons plus beaucoup de temps devant nous. Faire plus de la France, c'est faire plus pour la France. C'est une belle occasion pour nous de tutoyer le monde. On nous entend, on nous attend. Lionel Jospin doit incarner ces projets, cette ambition. A lui de faire rêver le pays, de faire rayonner notre France.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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