L'aventure européenne

Point de vue signé par Bernard Kouchner, candidat aux européennes du 12 juin 1994, paru dans le journal Le Monde daté du 24 mars 1994
 

" Qu'est-ce que tu veux que je fasse ici ? " Le jeune homme me montre l'escalier taggé, seul lieu où les adolescents de la cité se réunissent pour parler de leurs rêves de voitures, de filles et de réussite-frime, comme dans les feuilletons télévisés. Je tente de lui parler des sans domicile fixe, des chômeurs qui ne peuvent plus nourrir leur famille, du reste du monde qui ne possède même pas un toit et donc pas d'escalier. Il s'en moque. Qu'est-ce que je crois ? Qui lui offre d'y aller là-bas, au loin, voir, écouter, épauler les autres ? Il n'a pas lu ni ne lira Conrad ou Kipling. Il regarde la télé. Son père ne travaille pas depuis cinq ans. Et certains, dans la bande, ne connaissent pas leurs parents.

Il veut du travail, pas n'importe lequel et pas payé n'importe comment. Il veut que je lui raconte des histoires de guerre, de périls affrontés, il veut savoir combien gagne un ministre et connaître le prix de la R25 Baccara avec laquelle on m'a conduit vers lui et sa bande, dans ce quartier perdu et proche. Il insiste sur ce mot, Baccara, catégorie luxe ; parce qu'il connaît le poids des choses. Les adultes, ceux-là qui le bassinent avec leurs " exploits " de mai 68 (" Il est interdit d'interdire " et autres fariboles) leur assènent des leçons de morale et, effrayés, les poussent à tout accepter. Comme ils ont changé. Comme nous avons changé. " Vous n'avez pas compris que c'est le désespoir, que notre avenir est foutu ? Alors vous, toujours à faire le généreux, l'agité, pour les lointains, vous acceptez tout ce qui se passe ici ? A quoi cela sert de faire des études ? " Elle a vingt ans et son bac+2 ne passe pas la rampe des employeurs. Elle parle plus de dignité que de salaire. Elle manifeste, elle organise, comme je le faisais à son âge, elle raconte ses entrevues avec des fonctionnaires tièdes. Je casse son enthousiasme en tentant trop sagement de définir les priorités. Un travail, n'importe lequel, n'est-il pas préférable à cette oisiveté qui engendre exclusions, assistance, désespoir, toxicomanie, etc. ?

J'affirme que les embauches ne se décrètent pas du sommet de l'Etat, que, dans toutes les professions, en haut et en bas, les emplois manquent. Et puis je vois ses yeux se remplir de larmes et j'ai honte d'être devenu un conservateur, un adepte mou de la loi du marché, un châtré de l'imagination. Alors, pour ne pas lui dire tout de suite qu'elle a raison de vouloir encore une fois tout changer en France, j'affirme qu'il faut penser au reste de la planète. Pas seulement la France. Elle est d'accord. Il faut partager partout. Voilà le programme !

A pleines colonnes, sociologues, journalistes et hommes politiques s'interrogent gravement. Pourquoi les étudiants sont-ils dans la rue suivant une répartition géographique nouvelle qui suit celle des jeunes aux formations sacrifiées ? Parce qu'ils ont vingt ans et ne sont pas encore résignés. Vous souvenez-vous de vos vingt ans ? Un mai rampant, disent les augures. C'est bien plus grave et bien plus exaltant. La révolte revient. Bravo. Recommençons.

La France s'angoisse, parlons-lui d'aventure. Il faut ouvrir la fenêtre sur le large puisque chez nous on respire à l'étroit. Le large de la France, c'est d'abord l'Europe. Chez les jeunes, écœurés de faire les frais de nos imprévoyances, quel espoir d'être entendu lorsqu'on leur parle d'Europe ? Que va représenter pour les jeunes Français commotionnés cette échéance électorale européenne ? Pour eux, l'Europe va d'elle-même, immédiate et lointaine, évidente et sans intérêt et toujours un peu responsable de ce qui empire. Elle a des cicatrices et du ventre. Leurs parents lui attribuent, bien à tort, sa part du chômage et de l'insécurité. Parce que l'Europe avance avec son masque de technocrate, bardée de règlements, dans notre dos, beaucoup croient qu'elle progresse à nos dépens. Qui donc explique aux jeunes l'importance de l'adhésion de la Suède, de la Finlande, de l'Autriche et de la Norvège ? Qui donc aura déchiffré pour nous ce courant, cet élan qui pousse de nombreux pays, en particulier de l'Est, vers l'Union européenne, dans le même temps que de nombreux Français se plaignent de l'Europe ? Qui dira l'urgence de leur répondre ? Qui pense à donner sens à l'élargissement ? Les pays s'additionnent, tel un puzzle dont on ne perçoit pas le dessin-dessein général.

L'horreur campe à nos portes

Avec l'Europe, l'explication vient toujours trop tard. L'Europe d'aujourd'hui paraît distante et froide, la machine technocratique s'emballe, la logique de normalisation, de rationalisation l'emporte sur tout projet politique. Comment, dans ces conditions, peut-elle apporter une réponse aux questions de la vie ? Comment convaincre alors ? En la rapprochant de notre vie quotidienne, non sous forme d'interdits mais de possibles. En la faisant complice de nos exaltations.

Rendons une visibilité à l'Europe, pour que les citoyens la reprennent à leur compte.

Nous avons besoin d'une représentation permanente et explicative de l'Union, une manière de comité des Sages, des barbes blanches incontestées, qui, hors de la commission, nous en donneraient le mode d'emploi. Des visages familiers qui nous expliqueraient les démarches en cours et nous y associeraient avant qu'elles ne nous tombent sur la tête. La communication, écoute et échange, est chère aux jeunes de cette fin de siècle. Avant la vraie démarche fédérale que souhaitent les vieux de la vieille, les jeunes attendent une Europe de la parole.

L'Europe ne se remet pas de sa couardise face à la purification ethnique. L'Europe moderne fut pensée au lendemain d'Auschwitz. Et la voici, balbutiante et nubile, qui capitule à moitié devant son contraire : l'intolérance et le racisme. L'horreur campe à nos portes, on peut dire chez nous, puisque les caméras nous y plongent. Et si Sarajevo respire enfin, grâce à un début de fermeté, deux avions américains et la détermination de l'OTAN, et que l'oppression recule ailleurs, de l'Arménie à Bakou, de la Géorgie à l'Afghanistan, partout le péril demeure. La Bosnie, dans sa diversité explosive, constituait une image de l'Europe qui nous rappelait à nous-mêmes. Nous n'avons répondu, France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, que par l'addition de nos impuissances. A chaque aube de Tuzla ou de Stepanakert meurt un peu de notre Europe des droits de l'homme. Nous réagissons toujours trop tard.

Voilà bien une aventure européenne : tentons de prévenir les massacres. La jeunesse se passionne pour ce droit d'ingérence que nous avons proposé et qui lentement, difficilement, contre l'égoïsme de ceux qui se cachent derrière la souveraineté de l'Etat, fait des progrès aux Nations unies. Pour empêcher les crimes massifs, sur notre continent et ailleurs, il faut construire un système d'alerte préventif, mélange d'expérience des volontaires de l'action humanitaire, des militants des droits de l'homme, des universitaires et des politiques. Il faut également clarifier ce concept d'ingérence démocratique qui fait encore peur à ceux qu'il est censé protéger.

Aventure utile : il faut établir, à la disposition des Nations unies, une vraie armée européenne permanente des droits de l'homme, appuyée sur un service militaire européen.

Aventure utile : il faut instituer, pour les garçons qui le choisiraient comme pour les filles, en guise d'obligations militaires, un service humanitaire européen, comme notre Globus français. Pour aller, sans diplômes d'études supérieures, dans le tiers-monde, travailler et être enseignés aux côtés des jeunes des pays pauvres dans des missions et des projets de développement.

La Méditerranée, devenue dangereuse et gonflée d'islamisme. Nous nous contentons, au grand désespoir des musulmans démocrates, de compter les morts quotidiens. Aventure utile : les jeunes Européens doivent commencer de déchiffrer l'islam plutôt que de le craindre.

Nous avons la responsabilité de ce qui se fane en Afrique. Aventure utile : l'Europe doit proposer un plan de développement global pour l'Afrique que les deux jeunesses se chargeraient de mettre en oeuvre.

Un parfum de dépaysement et d'audace

Nous parlons beaucoup des nécessités de la grande Europe. Mais nous proposons à peine nos capitaux, rarement plus et souvent mal. Aventure utile : il faut mettre en place les " Ateliers de l'Europe " qui organiseront de multiples marches vertes à destinations de l'Est : à travers les municipalités et les associations. Missions individuelles ou collectives, efforts portés là où l'environnement est en danger. Pour qu'on l'aime davantage, l'Europe doit disposer d'institutions légitimes aux yeux des citoyens. Légitimes et efficaces. Siéger à Strasbourg devrait être utile et valorisant pour nos parlementaires et non pas une corvée. Il nous faut un conseil des ministres qui décide davantage et plus vite. Il faut étendre le recours à la règle majoritaire. Il faut cesser de malmener les traditions locales ; commencer à contrôler sérieusement la Commission ; évaluer le travail du conseil : construire les liens entre Strasbourg et les Parlements nationaux. La troïka est un attelage impossible à manoeuvrer. Six mois de responsabilités tournantes ne suffisent pas, et, à seize, cela devient ingérable. Un président de l'Europe doit être élu pour deux ans, et un vice-président, responsable devant le conseil des ministres.

Tentons enfin et surtout de parler de l'Europe à la première personne. Pour intéresser les jeunes, pour élargir leur champ de vision vers l'Est et vers le Sud, inspirons-nous de la méthode humanitaire pour ne pas attendre d'avoir la solution globale pour s'attaquer au particulier. Avec l'Europe, confrontons nos expériences, non dans des bureaux mais à l'air libre. Aventure utile : multiplions les échanges de jeunes Européens au travers d'emplois de proximité, pour leur fournir un parfum de dépaysement et d'audace. L'expérience apprend que la langue est un obstacle surmontable.

Aventure utile : la création d'entreprises par des jeunes Européens devrait être soutenue par Bruxelles plus sûrement que par les banques. Ainsi que toutes tentatives de partage des horaires et des salaires préférées aux licenciements.

Aventure certes, et de grande ampleur : entamons, au nom de l'Europe, une négociation mondiale sur les protections sociales. Faute de cela, les délocalisations et l'effort des pays pauvres priveront nos pays de leur substance.

Quand l'Europe aura-t-elle enfin un discours sur l'éthique et une politique de santé publique ? Drogue, sida, partout et surtout en France, le réflexe sécuritaire crispe la réflexion. Face à l'émigration qui exigeait une pensée ample, Schengen n'est pas une réponse suffisante. Soyons attentifs à l'expérience des autres. L'Espagne, les Pays-Bas, l'Allemagne, le Royaume-Uni ont mieux traité que nous le drame des drogues dures et de la diffusion du sida. Ces pays ont su faire passer la santé publique avant l'ordre policier. Par des thérapies de substitution, la méthadone, la buprémorphine, l'accès aux soins, l'hébergement et les centres de postcure, ils ont pris de l'avance sur nous. Ecoutons-les.

En matière de toxicomanie et de sida, notre orgueil national confine au crime légal. La lutte contre la toxicomanie et les ravages des drogues dures passe par une réflexion, des échanges, des décisions de santé publique communes et une approche économique européenne de l'immense marché des trafics de drogue. Aventure utile : organisons un débat et une attitude européenne sur la répression des trafics, précédant une réglementation de l'usage du cannabis. Et surtout organisons une politique européenne de réduction des risques en ce qui concerne les drogues dures. Le reste est non-assistance à personne en danger.

Les élections européennes qui s'annoncent sont une opportunité et un piège. Tomber, sous ce prétexte, dans des manoeuvres d'appareil serait un échec. Mais c'est aussi l'occasion de parler de l'avenir du monde. Des nationalismes dangereux nous guettent, la misère et la démographie galopante qui l'accentue nous imposent de marcher à la bataille, la vraie, celle de la vie.

Si la jeunesse n'a pas toujours raison, on a toujours raison de l'écouter. Rimbaud, symbole de cette " Europe aux anciens parapets " qu'il avait pourtant fuie, écrivait :
Oisive jeunesse
A tout asservie
Par délicatesse,
J'ai perdu ma vie.
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