Gare à la fausse candeur !

Bernard Kouchner
Point de vue signé par Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé, professeur au Cnam (chaire santé et développement), paru dans le quotidien Le Figaro daté du 4 octobre 2005.


 
La Sécurité sociale est une des plus heureuses exceptions françaises. Invention vieille aujourd'hui de 60 ans, la Sécurité sociale a beau « dater », comme le prétendent certains, elle est, avec notre système de soins, l'une des conquêtes les plus formidables de la France, qui la distingue du reste du monde. Dans notre pays, grâce aux lois de 1945, complétées de la CMU, les citoyens ont un accès presque égal au système de soins. Or le plan de réforme de l'assurance-maladie proposé aujourd'hui n'évite pas un premier écueil: la naïveté sectaire. Il y a de la candeur à penser, à droite, que la Sécurité sociale pourrait se voir appliquer des solutions qui ne tiendraient pas compte des défis que la mondialisation fait naître; de la candeur, aussi, à faire avaler un budget insincère avec les fausses potions et les faux remèdes de l'assurance-maladie. En bref, je me demande s'il est vraiment raisonnable d'imaginer de réformer l'assurance-maladie dans notre pays, tout en faisant l'économie d'une remise à niveau de nos amortisseurs sociaux. Nous ne sommes plus seuls au monde.

Nous heurtons de plein fouet le deuxième écueil : l'économisme. Si je dénonce le caractère arithmétique de cette réforme, c'est parce que je trouve impardonnable de faire de l'assurance-maladie la variable d'ajustement du budget de la France. Le plus grave, dans ce nouveau plan de réforme, consiste à promettre bien plus qu'on ne pourra tenir et à faire miroiter une suppression totale des déficits qui permettrait à la France de rester dans le cadre étroit du pacte de stabilité (2,9 %). Il y a du cynisme dans cette réforme qui prétend repousser l'équilibre jusqu'en 2009. Et, plus grave encore, reporter la dette sur la génération suivante.Il y a 60 ans, lorsque la Sécurité sociale a été inventée, les antibiotiques n'existaient pas davantage que les machines modernes de diagnostic. L'espérance de vie n'avait pas connu l'augmentation qui a hissé la France au deuxième rang mondial, après le Japon. Le système de protection sociale et d'assurance-maladie a d'ailleurs largement contribué à l'allongement de la longévité, sur fond de progrès constants de la médecine et des balbutiements de la prévention. Ces données nouvelles et encourageantes interdisent désormais de pratiquer des réformes qui s'apparentent à des cautères sur une jambe de bois. C'est la raison pour laquelle, plutôt que de promettre monts et merveilles, il convient de tenir aux Français un langage de vérité qui ne les étonnera d'ailleurs pas. Dans leur immense majorité, nos compatriotes savent parfaitement que, vivant plus vieux et participant à des avancées qui n'étaient pas imaginables en 1945, ils dépensent plus. Aussi ne peuvent-ils pas signer un nouveau un bail inconditionné au système d'assurance-maladie.

Une réforme conséquente ne saurait se réduire à une consolidation de l'héritage de 1945 ; elle devrait aussi à avoir à coeur de pratiquer les ajustements nécessaires. Je m'inquiète de ne pas entendre les réformateurs gouvernementaux prononcer le mot essentiel de « proportionnalité ». Admettons qu'il faille facturer 20 € - et plus encore demain - les actes dits « lourds ».

Pour demeurer presque égaux devant le soin - et non devant la santé -, les Français n'en sont pas moins très inégaux devant la dépense. Si l'on veut préserver l'égalité d'accès aux soins sur l'ensemble du territoire français, il n'y a qu'une seule voie, tout en s'efforçant de supprimer les gâchis : faire en sorte que les ajustements et les dépenses supplémentaires soient proportionnels aux revenus. J'insiste : 20 € sans doute plusieurs fois acquittés ne représentent pas la même somme pour un smicard et pour un cadre supérieur ! Il reste à inventer une situation permettant aux plus aisés comme aux plus humbles de bénéficier du même accès aux mêmes traitements, aux mêmes médecins, aux mêmes services hospitaliers, à un suivi et à une prévention semblable. Il faudrait enfin que le ministère de l'Économie crée plusieurs catégories d'assurés sociaux - ceux qui cotiseront pour une somme importante, ceux qui cotiseront peu, ceux qui ne cotiseront pas du tout. Pour demeurer responsable et généreuse, la France doit faire partager le coût de sa protection sociale à ses habitants, proportionnellement à leurs revenus.

J'ai l'impression que le gouvernement actuel, en se cantonnant aux voeux pieux, et parce qu'il n'a pas pris la mesure d'une série de changements historiques, se borne à un mélange d'impatience et de véhémence. Et que, succombant à une illusion de courte vue, il vend, avec une fausse candeur, une réforme qui, dans les faits, est déjà aussi périmée que la précédente. Nous ne sommes plus devant les seules ordonnances inspirées du Conseil national de la Résistance. Une autre transformation profonde et transparente est requise, pour rénover l'assurance-maladie ; une transformation qui repose sur la pédagogie et la responsabilité ; une réforme associant, non à la seule information, mais également à la décision, l'ensemble des acteurs ; une approche qui ne se réduirait pas aux seuls syndicats patronaux et aux salariés négociant avec le gouvernement. Les professionnels de santé et les assurés sociaux, via les associations de malades, ont vocation à être représentés et associés aux choix et aux décisions. Eux seuls sauront convaincre les Français, et donc les assurés, de la nécessité des évolutions.
© Copyright Le Figaro


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