L'éthique
au service du malade

 par Bernard Kouchner, ministre délégué à la santé
 Point de vue paru dans le le journal Libération daté du lundi 14 janvier 2002


 

L'éthique aura une nouvelle fois rendez-vous avec la science. Le développement des biotechnologies produit des innovations à la fois fascinantes et effrayantes: greffes d'organes aujourd'hui, de tissus et de cellules demain, réparation d'un diabète grâce à des cellules pancréatiques de porc, traitement d'une maladie de Parkinson par introduction de cellules foetales dans le cerveau d'un individu malade, nouvelles techniques de procréation médicalement assistée permettant de surmonter toutes les causes de stérilité, masculines ou féminines, accession à la connaissance du patrimoine génétique d'un individu, y compris avant sa naissance. L'homme manipule le vivant, modèle la nature et, ce faisant, met en jeu l'idée que l'on se fait de sa dignité et de sa singularité. Quelles limites faut-il fixer à la protection de son intégrité corporelle ? Quel regard faut-il porter sur les origines de la vie ? Comment définir la frontière entre la vie et la mort ? Ces questions réveillent les consciences pour le meilleur ­ la défense des droits fondamentaux de la personne ­ comme pour le pire ­ l'exaltation des vieux démons obscurantistes.

Régulièrement, les chercheurs, inquiets des possibilités immenses que leur confèrent ces techniques, demandent un cadre pour ne pas déraper dans leur quête de la connaissance et des techniques. Ce souci éthique les honore. C'est lui qui nous a incités, en 1992, à porter ces questions devant le Parlement. Nous avons estimé qu'elles méritaient un débat citoyen. Ce débat, que j'ai eu l'honneur d'engager, conduisit à l'adoption, en 1994, des premières lois de bioéthique. L'idée de légiférer était une belle idée. Du reste, tous nos voisins nous ont, depuis, emboîté le pas. Malheureusement, de lecture en lecture, le débat s'est enlisé dans l'idéologie. La loi, qui se voulait une loi d'accompagnement de l'innovation médicale, est devenue une loi d'interdiction. Le débat éthique a nourri des dérives bureaucratiques et des présupposés idéologiques.

Sept ans plus tard, la discussion reprend à l'Assemblée nationale. Ce face-à-face entre l'éthique et la science est plus que jamais d'actualité. Il n'a cessé d'être animé tout au long des derniers mois. Est-il éthique de faire naître des enfants par des techniques de procréation médicalement assistée dont l'innocuité n'a pas pu être évaluée puisque la recherche sur l'embryon est interdite ? Est-il éthique d'interdire des recherches porteuses d'espoirs pour des pathologies aujourd'hui incurables, au nom du respect dû à l'embryon, même lorsque celui-ci est voué à la destruction par extinction du projet parental ? Le respect dû à toute forme de vie dès son commencement vaut-il que l'on ne donne pas toutes leurs chances à des personnes gravement malades, jusqu'à interdire le clonage thérapeutique ?

Ma réponse est non: quand le possible approche, quand la recherche préfigure le soin, les conservatismes doivent s'effacer. La révision de la loi doit être l'occasion d'ouvrir des perspectives nouvelles pour la recherche, pour les malades d'aujourd'hui, pour chacun d'entre nous et de nos proches demain. Je le souhaite ardemment. Mais je crains que la peur et la méfiance ne l'emportent, une fois encore. Pour les éviter, deux pistes au moins sont possibles.

Il faut d'abord revenir sur la pesanteur d'un dispositif qui fige dans le détail et pour plusieurs années les contours de ce que l'on autorise à la science. Il faut se doter d'un organe d'expertise ad hoc, capable d'anticiper le progrès, de l'accompagner et de l'encadrer, plutôt que de l'interdire a priori. C'est l'objet de la création de l'Agence de la procréation, de l'embryologie et de la génétique humaine que propose le gouvernement. Elle garantira vigilance, transparence et information dans son champ de compétences, comme le fait aujourd'hui l'établissement français des greffes dans le sien, et facilitera l'évolution, en temps réel, des lois et règlements pour mieux tenir compte du rythme du chercheur. La société civile doit y être largement représentée, dans ses différentes composantes, au même titre que les chercheurs et les médecins, car sa vocation est autant sociale et éthique que scientifique et technique.

Il faut ensuite résolument sortir le débat du seul champ de l'idéologie. N'oublions pas que la bioéthique pose aussi, et peut-être d'abord, des questions cliniques et quotidiennes. Que signifie un désir d'enfant tel qu'il conduise à ne plus savoir s'arrêter en matière de reproduction assistée? Quel en sera le prix à payer ? Que signifie de vivre sa vie durant avec un organe greffé ? Que fera-t-on des résultats de tel ou tel test génétique susceptible de révéler une prédisposition à une maladie grave? Pourquoi savoir, faut-il choisir de ne pas savoir ? Et que dire des questions que soulèvent quotidiennement, pour les parents comme pour les médecins, les progrès du diagnostic prénatal: nous en avons eu un aperçu violent à l'occasion des débats soulevés par l'arrêt Perruche. Ce sont à ces questions, derrière lesquelles il y a des hommes et des femmes qui souffrent, que la loi doit aider à répondre. N'en faisons pas une loi abstraite. Le débat éthique doit devenir clinique, au service de la personne malade.

La prochaine loi bioéthique, comme la loi relative aux droits des malades, insiste sur l'importance que l'usager du système participe davantage aux décisions qui le concernent. C'est ce que nous ont demandé nos concitoyens, tout au long des états généraux de la santé. Nous ne voulons plus, ont-ils dit, que la maladie nous dépossède de nous-mêmes. Elle nous rend vulnérables, mais nous voulons apprendre à vivre avec elle. Nous voulons rester «autonomes». Il en va de notre survie, et plus encore de notre dignité. Pour cela, au-delà de la compassion, nous attendons du médecin qu'il nous considère d'égal à égal comme des personnes capables de comprendre et de participer à la décision, d'agir sur la maladie et de rester maîtres de notre destin.

Jour après jour, les décisions médicales débordent davantage du strict cadre de la médecine. Elles engagent l'humanité de chacun, bouleversent ses préoccupations sociales, familiales, professionnelles, mettent à l'épreuve ses convictions, l'idée qu'il se fait de lui-même et de la société à laquelle il appartient. Elles engagent son intimité, son éthique personnelle. La grandeur du débat que nous allons engager à nouveau est de ne pas l'oublier. Mais la loi ne suffit pas. Il faut créer, localement, dans tous les hôpitaux, les conditions pour que le débat éthique soit réapproprié par chacun. C'est l'objet de l'éthique clinique. Je pense qu'il est urgent de la développer.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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