Pour un service civique mixte et obligatoire

Bernard Kouchner

Point de vue de Bernard Kouchner, paru dans le quotidien Le Monde daté du 31 janvier 1996


 
Je plaide, et depuis longtemps, pour un service civique obligatoire et mixte à l'usage des jeunes Français. A côté d'un service militaire rénové et adapté. J'ai donc entendu avec intérêt la prise de position de Jacques Chirac et celle de Pierre Messmer. En cette période de désarroi, ne convient-il pas d'arrimer la jeunesse à un rêve collectif, de créer, à la mesure de chacun, une aventure individuelle, chez nous, dans les villes et les campagnes et, ailleurs, dans les pays pauvres ? D'inventer un risque quotidien, qui fait cruellement défaut ? De fournir l'encadrement des batailles contre les diverses misères ?

L'idée d'un tel service est née en 1983, quand la France organisa, à notre initiative, un corps de « volontaires européens du développement », dont l'objectif était de participer à de grands chantiers de la jeunesse européenne. L'Europe, grâce à l'appui direct du président de la République, François Mitterrand, relayé par Erik Orsenna, reprend à son compte notre idée. Au niveau européen, les Etats membres conviennent de prendre des initiatives qui encouragent la jeunesse à participer aux actions humanitaires que la Communauté mène à l'extérieur de ses frontières. Des centaines de jeunes Français et Allemands participèrent à ces missions. Mais cet engagement ne validait pas le service militaire.

En 1988, sans renier cette idée, je propose de modifier le service national en le diversifiant. En permettant aux jeunes gens et aux jeunes filles, tout en validant leur temps de service national, et en l'organisant grâce aux structures militaires adéquates, de travailler, au choix, en France, auprès des plus pauvres, ou dans l'environnement, ou dans les pays du tiers-monde. 1991 : lancement en France, du projet Globus. Il s'agit, hélas ! seulement, dans le cadre des contingents de conscrits qui participent à la coopération, de permettre à de jeunes appelés, qui ne sont pas titulaires d'un diplôme universitaire, mais d'un diplôme professionnel, ce qui change tout, de partir pour seize mois dans un pays du tiers-monde afin d'y conduire un projet humanitaire.

Huit années donc, pour vaincre les réticences, les oppositions, les atermoiements, les habitudes. Huit années de difficultés pour faire partir d'abord 56 jeunes (dont 3 filles), puis 200 en 1992, 400 en 1993. Huit années de démarches afin de faire comprendre que le service civique est un service tout aussi national que le service militaire, qui en demeure la forme essentielle. Huit années pour tenter de démontrer que le service civique humanitaire est un formidable atout, pour les jeunes, femmes et hommes, bien entendu, mais aussi pour le service national lui-même. Huit années de combat pour trois ans d'expérience, et pour constater avec tristesse que ce projet s'est enlisé, alors qu'Edouard Balladur s'est installé à Matignon.

L'analyse du projet Globus montre que tous ont à y gagner. Le tiers-monde bien sûr, qui apprécie avant tout la véritable aide au développement, c'est-à-dire l'apprentissage de techniques qui peuvent, sur les plans commercial, social, artisanal, lui être utile. Que le service humanitaire puisse contribuer à remplir cette obligation morale pour les pays développés, cela relève de l'évidence.

L'intérêt vaut aussi, bien sûr, pour les jeunes Français qui ont participé à ces missions. Intérêt professionnel d'abord : l'objectif est de leur donner une expérience concrète qui vient compléter leur formation technique. Mais intérêt humain aussi. Les jeunes expriment souvent leur envie d'aider, leur volonté de faire vivre leurs sentiments de solidarité et de générosité à l'égard de ceux qui souffrent. Mais quand il s'agit de concrétiser ces élans de pureté, certains se défilent, d'autres se heurtent aux obstacles des procédures et au temps qui passe. Le service humanitaire serait un moyen pour les seconds et la fin d'un alibi pour les premiers. Ce que j'attends du projet Globus pour ces jeunes, ce qu'eux-mêmes ont effectivement vécu, selon leurs propres témoignages, c'est la première grande histoire de leur vie : l'aventure et la découverte. Une prise de conscience de la solidarité. Pour cela, il faut construire un vrai encadrement.

Mais la défense et l'illustration du service humanitaire ne s'arrête pas là : c'est la France même dont il s'agit de servir l'intérêt. Pour sa position dans le monde d'abord, en assurant son rayonnement international par une voie supplémentaire. Pour sa gestion économique ensuite, tant la question de l'emploi des jeunes est au centre de ses préoccupations. Or, quoi de plus utile pour ces jeunes que de pouvoir acquérir une expérience professionnelle qu'ils pourront valoriser dans leur cursus et sur le parcours qui doit les mener à leur premier emploi ? N'oublions pas que le coût d'un coopérant dans le cadre du service humanitaire était de 3 500 F par mois, quand un chômeur coûte 12 000 F. Intérêt pour le lien social, enfin. C'est la notion de devoir, celle de service donc, inscrite au coeur du principe de conscription, qu'il s'agit de rénover, à travers l'action humanitaire : la lutte contre l'exclusion, la participation aux opérations destinées à nos banlieues, le soutien scolaire..., les chantiers ne manquent pas.

Le service national peut grandement bénéficier de la rénovation que lui offre l'approche humanitaire et civique. La professionnalisation de l'armée aidant, elle a moins besoin des appelés non spécialistes. La France a besoin d'un service national pour donner sens à l'idée de la citoyenneté mais elle a moins besoin, la guerre froide finie, d'un service exclusivement militaire. Le service civil répond ainsi à un double besoin militaire : diversification des possibilités offertes aux appelés et souplesse.

Le service humanitaire démocratise le service national : une absolue nécessité. Chaque année, en France, 40 % des appelés sont exemptés. Chacun sait que nombre de ces exemptions ne sont pas justifiées. Il faut revenir aux sources : la République naissante en danger, qui voulait défendre son projet universaliste. Les menaces qui pèsent sur la France ont précisément changé de nature : ce n'est plus l'invasion que nous risquons, mais la dislocation. Ce n'est pas un ennemi extérieur éventuel qu'il faut seul combattre, mais la misère et la perte du lien social à l'intérieur de nos frontières. Il faut donc redire encore que le service militaire n'est qu'une forme du service national et que c'est bien l'idée de service national être au service de la nation qu'il faut défendre. En ménageant les formes en fonction des besoins nouveaux qui s'expriment aujourd'hui.

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