Projet de Constitution européenne
Nous sommes tombés dans le piège de Chirac

Bernard Kouchner
Entretien avec Bernard Kouchner, ancien ministre délégué à la santé, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 18 septembre 2004.
Propos recueillis par Sylvie Pierre-Brossolette


 

Jacques Chirac vient de lancer un appel pour que la question que posera le référendum sur le projet de Constitution européenne ne soit pas « dévoyée ». Pensez-vous que cette remarque vise Laurent Fabius qui s'est déclaré pour le « non » ?
Elle concerne tout le monde, y compris Jacques Chirac, qui a déstabilisé la gauche en décidant ce référendum à la suite de ses trois victoires électorales. Et nous sommes tombés dans son piège. Il n'existe qu'une seule sortie : centrer le débat entièrement sur l'Europe, en négligeant les intérêts personnels. Si nous ne le faisons pas, il y aura rupture de la gauche et une victoire de Chirac. Nicolas Sarkozy devrait se méfier : Jacques Chirac a de la ressource !

Que reprochez-vous au « non » de Laurent Fabius à la Constitution de l'Europe ?
C'est une trahison de l'esprit européen. Certains des souverainistes ne nous ont pas surpris. Ils souhaitent l'échec de cette belle aventure. Mais ceux qui, et c'est l'immense majorité au PS, ont soutenu la construction européenne depuis des années, savent très bien que l'Europe a toujours avancé à petits pas, à petits progrès, à petits espoirs. Faire du saute-mouton ou revenir en arrière trahit cet esprit. Provoquer une crise constitue un grand danger pour l'Europe, une manœuvre contre-productive qui donnera la victoire à « l'Europe à l'anglaise », le contraire de ce qui est recherché, précisément par les partisans du « non ». Le débat est désormais lancé. Il faut dès aujourd'hui en mesurer les conséquences pour le monde, pour l'Europe, pour la France et pour la gauche.

Mais pourquoi un grand dirigeant, ou un aspirant à le devenir, ne pourrait-il pas dire «non» à l'Europe ?
Il le peut, s'il y croit.

Pensez-vous Laurent Fabius sincère ?
J'ai beaucoup parlé avec lui. Je pense, hélas ! qu'il se trompe sincèrement. En revanche, je suis parfois surpris, je vous l'avoue, par la rapidité de certaines conversions. Les sondages n'y sont peut-être pas pour rien.

Quand Laurent Fabius affirme vouloir réduire la fracture qui a éclaté au grand jour entre les élites et la base lors de la présidentielle de 2002, a-t-il raison ?
Il a tout à fait raison, d'autant qu'il évoque le problème du chômage et des délocalisations. Mais le traité européen n'a rien à voir avec ces sujets ! Ce n'est certainement pas ce texte qui fera empirer les choses. Au contraire, je crois qu'à quinze, sûrement, et à vingt-cinq, un peu plus tard, nous trouverons un équilibre solide. Même si, hélas ! cela prend quelques années. Bien sûr, il faut amortir les effets des délocalisations. Mais qui connaît l'état du monde sait qu'il n'y a pas de recettes miracles. En revanche, un bon débat sur le traité pourrait faire surgir des solutions à vingt-cinq.

Faut-il remettre en cause les fonds structurels pour les nouveaux pays membres de l'Union européenne qui font du dumping fiscal ?
Voilà encore un bel exemple de rhétorique française...

Mais Laurent Fabius et Nicolas Sarkozy semblent d'accord sur ce point...
Nous ne faisons pas l'Europe seuls, et les autres ne sont pas d'accord sur ce point. Ce n'est pas comme cela que l'on équilibrera le coût du travail et la productivité. Il faut négocier, inventer, convaincre. Souvenons-nous des exemples de l'Espagne et du Portugal, de l'Irlande... On a peut-être été généreux avec eux, mais tout le monde maintenant s'en porte mieux.

Selon vous, beaucoup d'idées « reçues, mensongères et sectaires » sont proférées à l'encontre du projet de Constitution...
Très peu de gens se prononcent sur le texte qui l'ont lu. Qu'ils le comparent au traité de Nice ! Ils s'apercevraient qu'il y a une écriture plus claire et des progrès évidents. Nous entendons d'énormes contre-vérités, sinon des mensonges. Trois arguments doivent particulièrement être réfutés. D'abord, il serait plus difficile de réformer ou d'avancer. En réalité, les coopérations renforcées facilitent les avant-gardes, les droits du Parlement sont fortement augmentés, et des pétitions citoyennes (il suffit d'un million de signatures sur un total de 450 millions d'habitants) pourront forcer la Commission à se prononcer.

Ensuite, l'Europe serait plus libérale. Que veut dire ce mot « épouvantail » utilisé sans cesse ? La France des 10 % de chômeurs a-t-elle des leçons à donner ? Le traité n'est pas plus libéral. Au contraire, il introduit dans le mode d'emploi de l'Europe les services publics pour lesquels la gauche s'est beaucoup battue ; et l'objectif de l'Europe, désormais inscrit dans le texte, est ainsi explicité : « Une économie sociale de marché, hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social. » Lisez bien : deux fois le mot social ! On ne peut pas en demander davantage tout de suite, faute d'être majoritaire. Chaque négociation est un crève-cœur, chaque consensus se fait aux dépens de soi-même comme des autres, mais ne trahissons pas cette méthode exceptionnelle qui a donné tant de résultats en si peu d'années. Au total, il y a une avancée.

L'ultime reproche, alors, est celui de l'inféodation aux Etats-Unis...
Nulle part dans ce texte on ne trouve la moindre subordination à la politique américaine. Nous pourrons toujours mener, à quelques pays, des missions de paix, de protection des minorités. Il existera un ministre des Affaires étrangères pour tous avec des services renforcés. A nous de faire avancer l'Europe de la défense. Encore faut-il ne pas briser l'outil. Le mieux est l'ennemi du bien.

Pour sauver l'unité socialiste, François Hollande devrait-il reporter la consultation des militants ?
Oui. Il faut que s'apaisent les irritations, et transformer les mauvaises surprises en bons arguments. Pour cela, il faut quelques mois de plus. J'ai entamé une tournée avec mes amis : plus nous aurons de temps pour expliquer, mieux cela sera. Si nous allons trop vite, il ne restera rien de la gauche. Car personne dans ce débat n'a complètement raison.

Si le « non » l'emportait au sein du PS, quelles en seraient les conséquences pour les socialistes et pour la gauche ?
Les conséquences risquent d'être très lourdes. Un éclatement du PS et un reclassement ne sont pas à exclure. Il faut prendre garde au ton employé dans le débat. François Hollande devra y consacrer tout son talent. On ne doit négliger aucun des partisans du « non », qu'ils soient traditionnels ou pas. Ils ont aussi leurs arguments. Hollande a été courageux de prendre très tôt et très nettement position pour le « oui ». Il s'est inscrit, comme nous tous, partisans du traité, dans la tradition de gauche des bâtisseurs de l'Europe. Il convient de la maintenir. C'est notre grande aventure. Les socialistes se tireraient une balle dans le pied en tournant le dos à l'Europe. Aucun présidentiable ne peut y gagner. La gauche peut s'y briser et la France perdre son rang.

Mais le référendum voulu par Jacques Chirac doit-il, selon vous, avoir lieu quoi qu'il arrive ?
Reculer sur le référendum ne me semble plus possible. Si le « non » l'emporte au parti socialiste, il risque de l'emporter en France. L'Europe sera doublement perdante. Et le piège se sera refermé aussi sur Jacques Chirac.

Tout le monde risque donc d'être perdant ?
C'est surtout l'image de la France et des Français qui sera endommagée. Parler plus haut que les autres, faire un peu plus de bruit, se croire majoritaire à soi seul, ce sont quelques-uns des éléments du syndrome français. Les socialistes ne sont pas seuls en Europe. Hausser les épaules n'est pas une politique. Quand on n'a pas les moyens de faire changer la majorité, dire « non » ressemble à une bouderie. Travaillons dès maintenant à l'élaboration d'un traité pour l'avenir. Tous ensemble, et en particulier avec Laurent Fabius. Sinon, nous rejouerons une fois de plus la fameuse pièce inspirée par un concept français : que le meilleur perde.

© Copyright Le Figaro


Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]