Je suis prêt, mais...

Bernard Kouchner
Entretien avec Bernard Kouchner, ancien ministre délégué à la santé, paru dans l'hebdomadaire Le Point daté du 5 janvier 2006
Propos recueillis par Carl Meeus


 

Comment interpréter votre absence au congrès du PS au Mans ?
J'ai fait toutes les dernières campagnes du PS, mais je n'étais pas délégué au congrès. Rester muet, assis au premier rang, ne me passionne plus beaucoup.

Les dirigeants du PS se sont retrouvés autour d'une « synthèse générale ». Synthèse factice ou rassemblement sincère ?
Le déchirement n'est pas un but. Je préfère évidemment l'unité. Bravo pour l'affichage, mais où peut être la réalité de cette synthèse ? J'applaudis au grand effort, je redoute le grand écart. Attendons trois mois, nous risquons à nouveau le concours de grimaces. Nous étions nombreux à espérer la mue du PS en une social-démocratie moderne dont la France a tant besoin : une fois de plus, nous sommes nombreux à être en attente.

La ligne du Mans incarne un virage à gauche avec la renationalisation d'EDF, l'abrogation du système du contrat nouvelle embauche. Comment l'expliquez-vous ?
Est-ce vraiment une ligne de gauche ? La renationalisation d'EDF n'est pas une mesure de gauche, c'est un effet d'annonce. La gauche doit écouter les Français, comme le disait récemment François Hollande, et ne pas promettre dans l'opposition ce qu'elle ne tiendra pas au pouvoir. Lorsque 5 millions de Français achètent des actions EDF, la gauche doit en tenir compte, sauf à laisser l'actionnariat populaire à la droite, ce qui est absurde. Sur le contrat nouvelle embauche, ne soyons ni dogmatiques ni idéologiques, regardons les avantages et les inconvénients. Ne faisons pas comme la droite, qui a supprimé autoritairement les emplois-jeunes et les subventions aux associations dans les banlieues... avant de rétablir ces dernières. Attendons de voir si ça marche.

Ce qui m'intéresse, c'est que la gauche prenne un virage vers plus d'imagination et moins de dogmatisme. Nous avons voulu changer le monde - et moi-même, plus que d'autres, je me suis battu pour cela -, mais le monde nous impose de changer de vision, de moyens, de logiciel. Cette nécessité devient explosive. Pour équilibrer le monde vers plus de justice ici et là-bas, il ne faut pas ignorer la mondialisation, mais la réorienter. Le crible idéologique actuel du PS nous en empêche. Face à la crise de modèle que notre pays traverse, les réponses ne se trouvent pas dans le passé. Quittons notre cul-de-sac mental.

Pourtant, des personnalités comme Dominique Strauss-Kahn, Michel Rocard ont approuvé cette synthèse...
La sincérité n'est pas toujours commode. A chacun ses difficultés, ou sa tactique. Mais ce sont mes amis.

Pourquoi, selon vous, le PS n'arrive-t-il pas à assumer un positionnement social-démocrate ?
Certains, à gauche, se sont figés dans l'idée que seule l'utopie néomarxiste fait rêver. Mesurer le poids des réalités économiques pour mieux partager les richesses, chez nous et ailleurs, ne suscite pas l'enthousiasme au PS. Pourtant, le « grand soir » s'éloigne. Je suis un social-démocrate enragé : on peut et on doit se mobiliser autrement pour améliorer la marche du monde. Le populisme et l'électoralisme font du mal à la France.

Comment analysez-vous la crise qui a secoué les banlieues ?
Certains de ces jeunes étaient de vrais voyous. Pas tous, loin de là. L'échec des banlieues est un échec collectif, même si certains sont plus responsables que d'autres. Quand un président promet en 1995 de réduire la fracture sociale, puis en 2002 de résoudre l'insécurité, sa responsabilité est directement engagée lorsqu'en 2005 l'explosion des inégalités met le pays à feu et à sang. Quand la gauche promet la participation des étrangers aux élections locales et qu'elle ne le fait pas en quatorze ans de pouvoir, elle porte sa part de responsabilité. Je crois aussi que l'on ne peut nier la dimension raciale qui s'est manifestée durant cette crise.

Qui en porte la responsabilité ? Nicolas Sarkozy ?
La disparition de la police de proximité mise en place par la gauche fut une erreur magistrale. Mais sa plus grosse faute fut d'affirmer sans le savoir que les jeunes tués dans un transformateur EDF n'étaient pas poursuivis par la police. Cette déclaration était irresponsable, mais elle ne suffit évidemment pas à expliquer la crise. C'est l'intégration à la française qui a failli. Et voilà que le président de la République nous exhorte à ne pas changer un modèle qui perd !

Quelles sont vos solutions ?
N'attendons pas de miracles. Les réponses seront multiples et longues à mettre en œuvre. Il y a de nombreuses mesures à prendre, qui concernent la création, à côté de la police de répression, d'une police de la main tendue ; le droit de vote des immigrés aux élections locales ; l'adaptation du système scolaire dans son ensemble (carrière des profs, carte scolaire, pédagogie, programmes) ; ou encore le service civique obligatoire, dont je tente depuis vingt ans de convaincre la gauche et que Jacques Chirac vient de dénaturer. Il faut qu'il soit obligatoirement proposé, et effectué au pied de son immeuble, dans une autre ville de France ou d'Europe, ou plus loin dans le monde pauvre. Et que quatre ministères unissent leurs efforts et leurs financements.

Le clivage droite-gauche a-t-il encore un sens aujourd'hui ?
Bien sûr ! Mais pas dans le sens qu'entretiennent, pour leur confort, les professionnels de notre classe politique, qui feraient bien d'ouvrir les yeux sur les réalités de la planète. Je suis convaincu qu'il appartient à une gauche rénovée, pragmatique et sûre de ses valeurs de définir et de mener à bien les réformes profondes dont le pays a besoin et que la droite ne sait pas inscrire dans les faits. Pour que les Français aillent mieux, il faut qu'ils pensent plus large. L'effort durera quelques années !

Que faut-il changer ?
Il faut en finir avec les effets d'annonce et la « dictature du court terme ». Il faut une vision claire de ce que nous voulons. Renonçons aux recettes toutes faites que l'on impose d'en haut et préférons la concertation. Débattons, inventons, critiquons, corrigeons : il nous faut de l'audace et de la modestie. De l'audace, car la tâche est immense. De la modestie, car nous n'aurons ni formule magique ni sauveur suprême. Il nous faut une Fabbrica [le « laboratoire politique » de Romani Prodi, en Italie, NDLR] à la française, un think tank public. C'est ce que j'essaie de faire aujourd'hui. Réunir, l'association que je préside, en est une esquisse. Face, avec 1 500 chefs d'entreprise, en est une autre. A l'issue de cette concertation, je souhaite que nous mettions en place un contrat des Français avec les Français. Les Français ont trop pâti des promesses hâtives qui ont pour seul effet de les contraindre à plus de sacrifices. Les efforts que nous devrons faire devront être gagés sur des progrès tangibles et faire l'objet de bilans d'étape transparents et démocratiquement contrôlés. C'est par la perspective très concrète, non pas d'un monde meilleur, mais de meilleurs fonctionnements de notre société que chacun prendra part au grand chantier qu'ensemble nous accomplirons. Nous devons faire en sorte que les décisions soient prises de manière consensuelle et que chaque gouvernement ne défasse pas ce qu'a fait le précédent.

Autre piste : nous devons systématiquement, avant toute prise de décision, observer ce qui se fait chez nos partenaires européens afin de prendre exemple sur ce qui marche déjà, plutôt que de nous enfermer dans nos erreurs.

Il faut aussi que l'appareil d'Etat se rapproche de la société civile. J'ai instauré le dossier médical accessible aux patients. Cette simple réforme a entraîné un bouleversement démocratique dans le rapport des Français à l'institution médicale. Inspirons-nous de cette réussite pour construire un nouveau rapport des citoyens aux pouvoirs, à tous les pouvoirs. Pour prendre un exemple, je pense que l'attribution des subventions devrait être gérée au niveau local par les citoyens eux-mêmes. Il s'agit, en quelque sorte, de privilégier des mécanismes horizontaux.

Quelles sont les réformes prioritaires à mener ?
L'éducation est à prendre dans sa globalité et non sous un simple aspect comptable, dans des négociations avec les enseignants. Cela doit faire l'objet d'un débat national qui dépasse le triptyque profs-parents-gouvernement. Tout est à repenser si nous voulons une école et une université adaptées au monde d'aujourd'hui, avec sa démographie, son économie, sa diplomatie, ses médias... L'emploi est une autre priorité, pour laquelle il nous faut également changer d'approche. Nous devons nous adapter à une nouvelle donne mondiale (la Chine, l'Europe élargie, la révolution numérique...). Cela veut dire à la fois imaginer de nouvelles souplesses et offrir de nouvelles garanties. Mais j'approuve les critiques de Lionel Jospin : les plus faibles et les plus vulnérables ne doivent pas payer seuls l'addition. Il nous faut pour cela inventer une solidarité nationale, un partage des efforts qui permettent de passer le cap des cinq ans difficiles. Les systèmes d'assurance sociale doivent être également repensés à l'aune des nouvelles réalités économiques et démographiques. Il faut aller vers la proportionnalité du ticket modérateur dans le paiement de tous les actes médicaux. Il faut reculer l'âge de la retraite, en fonction de la pénibilité réelle des tâches, et valoriser la retraite choisie : la retraite à points.

Jusqu'où êtes-vous prêt à vous engager pour faire prévaloir vos idées ?
Après le congrès du Mans, la capacité de la gauche à entrer dans l'ère moderne est en question. Est-elle capable de regarder le monde en face ? Si les alliances qui sont privilégiées, au nom d'une gauche doctrinaire et obsolète, penchent vers le gauchisme, vers ces idées folles et néfastes pour ceux qu'il prétend aider, alors, oui, il faudra réagir.

Qu'allez-vous faire ?
M'adresser aux Français, recueillir leurs idées, fédérer ceux - nombreux - qui partagent mon diagnostic et ma détermination, et créer les structures nécessaires.

Dans quel but ? Une candidature en 2007 ?
Je suis prêt, mais 2007 est encore loin. Je souhaite être un agitateur d'idées. J'entends me mettre à l'écoute des Français, aller au-devant d'eux, animer ce débat. Trente ans d'humanitaire, dix ans de gouvernement, deux ans à diriger pour l'Onu un pays en guerre, autant d'expériences que je veux partager avec tous. J'ai vu changer le monde, je veux que la France y tienne son rang. Pour aller mieux, voyons large.

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