La politique recommence

Point de vue signé par Bernard Kouchner paru dans le journal Le Monde daté du 23 septembre 1992
 

La campagne pour le référendum a clairement dévoilé la fracture. D'un côté, une France anxieuse qui se débat pour échapper à son siècle. De l'autre, une France ouverte sur l'avenir et qui se sent assez forte pour tenir sa place dans l'Europe unie.

Pourtant, rien n'est définitif. Une extraordinaire confrontation a réveillé la France. La politique de congrès et de comités a implosé. Durant cette campagne, dans le pays entier, au cours des réunions, et des meetings, on discutait comme jamais depuis longtemps. Nous avons tous ensemble découvert à quel point nous souffrions d'absence de dialogue et de communication ; la France est un pays qui parle, cette fois on se parlait. Notre société a retrouvé le respect, l'honneur, et même le plaisir de la politique.

Car la démocratie est aussi un plaisir.

Le combat pour Maastricht, pour l'Europe, a été engagé trop tard. Il n'est pas question de se laisser dépasser ainsi par les prochaines échéances.

Nous connaissons très bien les problèmes que nous avons à affronter dans les années qui viennent, avant qu'ils ne dégénèrent en crise grave :
     l'exclusion sociale, l'incompréhension bureaucratique, la distance entre les élus et les forces neuves qui veulent dire leur mot ;

     la violence, le sida, la toxicomanie, la prostitution, une certaine insécurité dans les banlieues et dans les villes ;

     le système de soins et d'éducation : dans une société riche et inégalitaire, que voulons-nous et qu'acceptons-nous de payer ?

     les problèmes éthiques levés par l'avancée de la médecine et des sciences ;

     la protection de l'environnement, la gestion de notre territoire et de nos paysages dans une crise agricole qui n'est pas près de finir ;

     un déséquilibre croissant entre le Nord et le Sud de la planète, entre les riches et les pauvres. Aujourd'hui même, deux millions d'hommes sont menacés de mort en Somalie. Du monde entier, ils sont des millions à frapper à notre porte ;

     une défense européenne, la nécessité d'une diplomatie commune qui préviendrait les conflits avant qu'ils n'éclatent, et d'abord en Europe. Il est si difficile d'arrêter une guerre, nous devons intervenir avant.

Changer de méthode

Aucune de ces question ne sera réglée par la vieille empoignade de la droite et de la gauche. Nous retrouverons fatalement là des clivages, des débats, des fractures comme ceux qu'a suscité en France le référendum sur le traité de Maastricht.

Croyez-vous que la classe politique ait tiré la leçon de cette formidable discussion ? Pendant trois mois, des centristes et des RPR ont tenu sur l'Europe le même langage que les socialistes, que beaucoup d'écologistes, que ces milliers de gens venus de la société civile et qui ont pris la parole. Mais ces hommes s'écartent déjà les uns des autres : songeant aux législatives, ils sont prisonniers de leurs étiquettes et de leurs alliances. Dans chaque circonscription, les centristes du " oui " vont-ils retrouver leurs anciens amis, la droite du " non " ? Les socialistes vont-ils faire jouer la vieille discipline pour attirer les dernières voix communistes ?

C'est à craindre. Dans ce cas, malgré l'urgence, malgré le choc du référendum, il faudra attendre l'élection présidentielle, là où le débat portera enfin sur des idées, et non pas sur des étiquettes dépassées. Si les hommes politiques ne comprennent pas ce qui a changé, si on ne peut pas les bouger, il faudra bien changer de méthode.

L'action humanitaire n'est pas l'alibi d'une politique classique. Elle est une façon de faire de la politique autrement. Devoir d'initiatives : les principes en sont simples, et s'appliquent aussi bien à l'extrême urgence des catastrophes lointaines qu'à la vie quotidienne des Français :
     prendre les problèmes et les hommes un par un, au-delà des idées préconçues et savoir gérer cette diversité ;
     dépasser le manichéisme : il n'y a pas des misères de droite et des misères de gauche ;
     joindre le geste à la parole : on ne s'en tire pas avec la séparation des penseurs et des exécutants ;
     prévenir les conflits plutôt que d'arriver trop tard ;
     toujours aller sur le terrain.
Lorsque, dans les campagnes, des paysans tombent en faillite, ne brandissons pas des chiffres et des certitudes : soyons à leurs côtés, inventons avec eux. Lorsque, dans les banlieues des villes, des jeunes gens désespérés passent par la drogue, parlons et reconstruisons avant de condamner.

Au lendemain de ce référendum, je ne prétends pas avoir les solutions que réclame la France. Mais quelles sont les questions ? Celles que vous avez posées en prenant position pour le " oui " comme pour le " non ", celles que personne n'écoute sauf le temps d'une campagne. Ce référendum a redonné une âme à la France, donné une âme à l'Europe.

Ne retournons pas trop vite à nos calculettes électorales, ne nous arrêtons pas sur cette courte victoire : la politique recommence.
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