La gauche doit réapprendre
à faire rêver

 par Bernard Kouchner, ancien ministre délégué à la santé
 Point de vue paru dans le journal Libération daté du mardi 18 juin 2002


 

La droite l'emporte. Il y eut des larmes et des tristesses, plus fortes d'être nées d'un sentiment d'injustice. La gauche est défaite, dans une élection à quatre étages sans vraie cohérence. La France est ainsi.

Pourquoi le gouvernement de Lionel Jospin, qui avait réduit le chômage, a-t-il été vaincu ? Les électeurs souverains, dans leur fatale sagesse, voulaient-ils changer les méthodes ou les têtes ?

Nous devrons analyser ce qu'on n'a pas pardonné au gouvernement de la gauche dont on appréciait le travail et le sérieux, réfléchir sur les accusations et comprendre ce que les Français, dont la mémoire est courte, voulaient oublier. Sinon précisément cela : cinq ans passés ensemble.

La défaite de la gauche ne peut s'expliquer seulement par l'ingratitude et la lassitude des Français. Le mal qui nous a frappés est profond. Les gens ont changé, la société aussi, alors que les institutions, le personnel politique et la haute fonction publique continuaient, myopes, à courir sur leur aire. On ne fera pas l'économie du diagnostic et de ses conséquences. C'est à ce prix que la gauche peut à nouveau se montrer crédible et se moderniser.

Peut-on se contenter d'évoquer la veine insolente du président Jacques Chirac ? La chance aussi se construit par la ténacité, l'appétit de vaincre et une quête permanente du contact et de l'échange avec les Français. Pris par la tâche, nous n'en avons pas fait preuve suffisamment. Pas plus que de sens de la parole. Je n'ai pas dit « communication ». Plus encore n'avons-nous pas laissé entendre que nous n'en avions ni le goût ni le style nécessaire. Pire, n'avons-nous pas donné, à notre corps défendant, l'impression que nous n'aimions pas les gens ?

En sillonnant la France pour soutenir des amis, j'ai écouté toutes sortes de Français. Les jeunes étaient peu présents que nous n'avons pas su intéresser, les plus âgés étaient désespérés: tous m'ont dit leur désarroi. Certains, au fait des difficultés des professions qu'ils exercent, sont las des décisions administratives centralisées et des arguments d'autorité. Ils se méfient du métier politique et ne comprennent pas qu'il soit monopolisé par les fonctionnaires. Avoir fait l'ENA n'est pas une garantie de succès, à peine l'assurance d'un langage convenu dont les électeurs se méfient. Il convient de renouveler le métier politique et sa sociologie.

Les citoyens n'acceptent plus qu'on leur impose des décisions sans les discuter avec eux, à temps. Ils ne supportent plus les raisonnements technocratiques, fussent-ils de gauche.

Il s'agit de changer les pratiques plutôt que les structures. Nous devrons inventer une participation permanente des citoyens. Ce sera un enjeu majeur et une des plus grandes difficultés. Ces pratiques se modèlent par un patient travail, qui reste à inventer, pour se construire avec les intéressés. Aucune réforme d'ampleur ne peut s'imposer sans la participation des citoyens.

Si le malheur des individus reste la responsabilité des politiques, le bien-être non. On ne fait pas le bonheur des gens contre eux ; avec eux peut-être. La juste proposition de réduction du temps de travail est apparue comme imposée du sommet. La qualité du dialogue n'y était pas, et les syndicats ont préféré l'affrontement à la négociation, singulièrement à l'hôpital. Des femmes et des hommes, travailleurs de la santé que j'ai rencontrés, m'ont dit qu'ils avaient eu l'impression d'avoir été infantilisés. Selon eux, la réduction du temps de travail méritait des mois, voire des années d'ajustement, d'exceptions, de mises en place. Aurait-elle pu être adoptée, choisie par chacun des citoyens de notre pays : c'eut été un triomphe. Elle s'est transformée en bombe à retardement politique. Et pourtant, on le verra bien vite : c'est un progrès. Personne n'en doute, mais ces erreurs de méthode ont fini par entamer la confiance, à brouiller le jugement. Ainsi la RTT pénalisait-elle cruellement des réalisations incontestables comme l'allocation personnalisée d'autonomie ou la couverture maladie universelle. Beaucoup m'ont alors parlé de distance et d'arrogance technocratique. Nous n'étions plus des politiques, disaient-ils, mais de hauts technocrates.

La gauche doit faire un travail sur elle-même. Elle doit garder des vestiges du marxisme la nécessité d'aider les exclus à ne pas le rester. Et non d'aider les plus démunis à demeurer hors de la société. De l'action humanitaire, certes, mais pas seulement.

Nous avons manqué une cible essentielle : les jeunes. En quête d'aventures et de rêve, recherchant des activités qui les portent plus haut que leurs quotidiens, ils ont été déçus au point de ne plus s'intéresser à la politique. Et pourtant, chaque soubresaut du monde les trouvait attentifs, concernés. Ils s'interrogent et participent à toutes les crises et au développement des pays pauvres, et nous ne les avons pas embarqués avec nous sur les grands fleuves de la planète, eux qui placent l'action humanitaire en tête de leurs préoccupations.

Nous avons accepté en les mélangeant les vrais symptômes de l'anxiété et les phobies sécuritaires. Nous avons besogné sur le rétablissement de l'ordre en France et nous avons négligé de parler, de s'appuyer sur les désordres internationaux. Nous n'avons pas abordé suffisamment l'horreur du 11 septembre et les errements du terrorisme.

Nous avons parlé de l'insécurité chez nous, en termes qui se voulaient rassurants. Mais l'insécurité européenne et mondiale n'a pas été évoquée, les conséquences des conflits du monde sur des jeunes gens en mal d'exaltation, et qui en cherchent vainement chez nous, n'ont pas été abordées. De quoi parlait-on alors ?

Les nations construites dans les siècles passés sont mal adaptées à la vitesse des changements du monde. Nous avons assisté à l'agonie du célèbre et mystérieux modèle « républicain ». Cet adjectif ne saurait suffire de modèle. Y aurait-il une insécurité républicaine ou une sécurité républicaine ? Je ne dis pas que la « République » est morte, je dis qu'elle doit vaincre et pour cela se donner en modèle en se réformant.

J'ai constaté que les Français aspiraient à jouer, eux et leur pays, un rôle plus marqué dans le monde. Mais le monde commence chez nous. Comment se faire entendre des pays déshérités, des pays autres si le traitement de nos étrangers et de nos émigrés laisse à désirer. La France est bigarrée : bigarrons la pratique politique, et les élections, locales et nationales.

Dès que nous parlions de l'Europe comme une solution et pas comme un problème, nos interlocuteurs se montraient intéressés. Lorsque nous pouvions aborder la place de la France dans le monde et en particulier son importance dans le développement des plus pauvres, ils étaient passionnés. C'est le rôle de la gauche que d'enchanter le discours. C'est le rôle de la gauche de faire rêver.

L'abstention ne peut s'expliquer par le soleil ou les week-ends de RTT, il s'agissait aussi d'un désintérêt pour des propositions en forme de catalogue, modifiées, incompréhensibles, sans unité. Nous devrons proposer de nous parler différemment, de vivre d'une autre manière, entre Français, entre Européens, vers le reste du monde. C'est la marche en avant de l'Europe qui sera l'unique solution. La gauche française et européenne était trop tiède sur l'Europe. Un nouveau civisme en somme, planétaire.

Chaque demi-siècle, lorsque le tissu social se détend et que les solidarités se relâchent, lorsque chacun en veut plus pour lui et moins pour les autres, quand les citoyens se regardent en grognant et profitent mal des avantages de leurs pays, n'apercevant que les inconvénients, lorsque les nationalismes grincent comme des vieux rouages et que montent les racismes, des sages et des cyniques se réunissent et affirment : « Il faudrait une bonne guerre. » Je ne crois pas aux bonnes guerres. Mais je sais qu'il nous faut trouver un élan, un idéal, une hauteur de vue, une activité dont nos enfants puissent être fiers. Un risque, pour que l'on puisse à nouveau rêver la vie, rêver la gauche.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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