La solidarité,
c'est de la politique !

Bernard Kouchner
Point de vue signé par Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé, paru dans l'hebdomadaire Le Journal du Dimanche daté du 25 décembre 2005.


 
La période des fêtes est comme souvent l'occasion de constater la multitude des expressions de solidarité qui font vivre, jour après jour, notre lien social. A Noël, on voit le dynamisme des actions individuelles, face auxquelles la politique semble empêtrée. Si l'on en croit les sondages, les Français applaudissent les humanitaires et se méfient des politiques. Ils préfèrent la main à la pâte au verbe haut. En sommes-nous encore aux bons Samaritains d'un côté et aux cyniques de l'autre ?

La France, rarement avare de paradoxes, se plaît en effet à considérer que l'humanitaire et la politique sont deux sphères séparées, comme si les problèmes de notre monde pouvaient être répartis en deux catégories étanches. Un coup d'œil dans le rétroviseur de l'année 2005 devrait pourtant faire apparaître une réalité autrement plus imbriquée : des cadavres noirs charriés par des eaux furieuses à la Nouvelle-Orléans aux files d'attente grossissant chaque année des Restos du Cœur, en passant par les enfants décharnés du Niger, ceux qui nous appellent à l'aide sont aussi, au Nord comme au Sud, ici comme là-bas, les victimes des dysfonctionnements politiques de notre monde.

Bien loin de relever d'une catégorie à part, traitée avec une empathie emprunte de mauvaise conscience, l'action humanitaire me paraît faire partie du champ politique au sens le plus noble du terme. Et la formidable générosité des Français, vérifiée cette année encore à l'occasion du Téléthon, doit être considérée avec l'attention qu'elle mérite : comme l'expression d'un appel à la solidarité et à la lutte contre les injustices.

Souvenons-nous que l'humanitaire a pour première caractéristique de s'être développé en réaction aux limites, aux manquements ou aux incohérences des politiques officielles, qu'elles émanent des Etats ou des institutions internationales (ONU, Croix-Rouge, etc.). Ceux qui, en 1968, ont inventé la médecine humanitaire dans un lycée délabré du Biafra transformé en hôpital de campagne ne faisaient que s'insurger contre les apories de la Croix-Rouge et les hypocrisies de la diplomatie officielle. En refusant de choisir leurs victimes et de limiter leurs interventions aux lignes arbitraires des frontières, ces précurseurs un peu fous ont tracé la voie de ce qui allait guider l'engagement de millions de personnes : agir au-delà des clivages, pour combler les lacunes et les failles de l'action politique. En cela, l'apolitisme revendiqué de la plupart des engagements solidaires est en lui-même un choix politique : celui de l'efficacité contre les idéologies.

Ces valeurs trouvent leur expression dans une action qui, par ses modalités comme par ses ambitions, se nourrit de l'engagement individuel de chacun. Une action à taille humaine, même si les rêves qu'elle nourrit et les objectifs qu'elle atteint sont souvent immenses, bien supérieurs à ce que peuvent les lourdes machines des Etats et des administrations qui finissent pourtant par s'en inspirer. La reconnaissance du droit d'ingérence par l'Assemblée générale de l'ONU, en septembre 2005, a constitué bien plus qu'une victoire pour les droits de l'homme et un succès pour les militants qui incarnaient cette idée sur le terrain depuis quarante ans. Elle a confirmé la fonction de laboratoire de ces milliers d'actions individuelles qui inventent chaque jour des nouvelles manières de vivre ensemble dans un monde un peu moins dur.

C'est pour cela qu'il nous faut non seulement encourager le développement des actions humanitaires en France et sur la terre, mais surtout les observer de très près. A l'heure où la mondialisation est trop hâtivement brocardée, comment ne pas voir avec intérêt les initiatives de solidarité internationale, souvent portées par des jeunes, qui font exister chaque jour une mondialisation de la générosité ? Créons enfin un service humanitaire ou civil qui verrait, obligatoirement, les jeunes filles et les jeunes gens de France servir leur prochain, les personnes âgées dans l'immeuble voisin, les jeunes en difficulté dans une banlieue, les immigrants en difficulté dans une ville d'Europe ou les paysans pauvres dans un pays du Sud : six mois d'invention, de rencontres, de difficultés affrontées, et une compréhension solidaire du monde ; encore une idée venue de l'humanitaire.

Alors que l'on constate trop souvent les lourdeurs d'un Etat hypertrophié, comment ne pas s'intéresser aux associations locales qui tentent d'inventer d'autres formes de redistribution, plus horizontales et plus souples ? Face aux bouleversements mondiaux qui secouent en ce moment l'industrie textile, pourquoi ne pas défendre encore l'idée émise par Emmaüs d'une taxe d'un euro en faveur du recyclage, qui limiterait les importations, freinerait le gaspillage et créerait des emplois ? Et devant le drame planétaire du SIDA, pourquoi la France ne retrouverait-elle pas son rôle mondial en créant enfin, après Médecins sans frontières et Médecins du monde, Malades sans Frontières, et en reconnaissant à chaque être humain, quelle que soit sa nationalité ou sa richesse, un droit égal à être soigné ?

Nous connaissons l'extraordinaire générosité des Français et leur immense capacité à se mobiliser. Comptons donc sur eux pour continuer d'inventer les révolutions de demain.
© Copyright Le Journal du Dimanche


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