Supplique à la gauche



 Entretien avec Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé, paru dans Le Point daté du 27 juin 2003
 Propos recueillis par Carl Meeus


 

Comment analysez-vous la situation sociale de la France aujourd'hui ?
La France va mal. C'est un pays où on n'arrive plus à se parler. Du coup, la confrontation des idées ou des certitudes se passe selon les formes traditionnelles : les manifestations. Mais ça ne permet pas le dialogue. Curieusement, après avoir connu plusieurs mois heurtés, le débat sur les retraites arrive au Parlement et ne suscite aucun intérêt ! Il faut absolument réinventer le dialogue. Le « dialogue social », mais aussi le dialogue de la France avec elle-même.

Quel dialogue instaurer quand droite et gauche s'opposent frontalement sur la réforme des retraites ?
Il fallait une loi pour les retraites. La gauche l'a assez cherchée sans la trouver. J'ai été désolé que le PS ait sorti de son chapeau, à la fin, quelques propositions qui prouvaient son peu d'intérêt pour ce débat. Ce que je lui reproche, c'est d'avoir rejeté en bloc le projet. J'ai été dix ans ministre ; pendant ce temps, nous avons agité ce problème et l'avons discuté entre nous. Alors, je veux bien qu'on me dise qu'au dernier moment on a sorti des propositions révolutionnaires, mais ça n'est pas vrai. Quand je pense qu'au gouvernement Jospin nous avions tous accepté l'idée de réformer les retraites. L'égalité public-privé pour l'âge du départ était la conclusion de tous les rapports. Et je sais bien, pour avoir participé au livre blanc des retraites pendant le gouvernement de Michel Rocard, qu'il y avait sur le fond un accord. Il fallait apporter des amendements au projet de Raffarin.

Le gouvernement Raffarin est-il toujours animé de l'esprit de mai ?
Je ne crois pas qu'il y ait eu de changement d'attitude de sa part. Jean-Pierre Raffarin s'est quand même heurté à un certain nombre de démonstrations assez fortes. Vous voulez que je vous dise, je n'ai pas le sentiment que Raffarin ait changé. Je crois qu'il est toujours à la fois déterminé et d'une certaine façon sans ambition pour lui.

On a l'impression qu'il manque une voix forte capable de rassembler la gauche ?
C'est toujours facile d'avoir une voix forte. Il faudrait surtout avoir des idées. Parlons des idées avant de choisir la voix. Qu'il y ait plusieurs candidats de gauche à la présidence de la République ne me choque pas. Ce qui me choque, c'est la dérive gauchiste. On se justifie en expliquant que c'est pour mieux faire la différence. Au Congrès de Dijon, la motion de François Hollande me semblait la plus intéressante et la plus porteuse et j'ai voté pour elle. Mais ensuite, le PS a glissé de plus en plus à gauche... J'ai trouvé ça triste, car on commençait à promettre des choses qu'on ne pouvait pas tenir. Il y a eu un éloignement par rapport à notre pays qui est dommageable. Les socialistes doivent faire leur Bad-Godesberg. Il faut dire une fois pour toutes que nous sommes des sociaux-démocrates, voire des sociaux-libéraux. Et en finir avec le mythe marxiste. Les socialistes ont-ils l'impression d'avoir réinventé la lutte des classes ? Mais ce mouvement social des retraités, ce n'était pas la lutte des classes, c'étaient des employés de l'Etat qui se révoltaient contre leur patron, contre l'Etat patron...

De quelle gauche vous sentez-vous le plus proche ?
De celle qui dit ce qu'elle va faire et qui fait ce qu'elle a dit. Celle pour laquelle il faut garder l'esprit de l'opposition quand on est au gouvernement et, lorsqu'on est dans l'opposition, garder à l'esprit la nécessité de gouverner. On peut l'appeler social-libéralisme, deuxième gauche, gauche américaine ou caviar, je m'en fiche ! Ce n'est pas le problème. Si on fait du gauchisme par omission comme on fait un mensonge par omission, si on accepte cette dérive, nous ferons des déçus de la politique et, bien sûr, nous ne ferons pas ce que nous avons promis. La culture du mensonge en politique doit cesser. Pour moi, la politique, c'est d'abord écouter les gens, ne pas avoir forcément des réponses à toutes leurs questions. Quand nous avons fait les états généraux de la santé, j'ai organisé plus de 1 000 réunions dans le pays pendant un an. Nous avons fait la loi sur le droit des malades avec Jospin à la suite de ces rencontres, avec des associations de malades, avec des professionnels, et bien sûr avec des syndicats. Personne n'a protesté. Ni contesté la loi. C'est ça, la démocratie d'aujourd'hui : impliquer les gens. Les réunir pour trois séances où, autour d'une table, chacun des 30 participants prend la parole, avant que le ministre termine par son petit discours, ce n'est pas ça, le dialogue. Est-ce qu'on travaillerait comme ça en famille ? Dans une entreprise ? Non !

Comment réanimer la flamme de la deuxième gauche ?
D'abord, je ne voudrais pas qu'on considère que le glissement à gauche du PS est l'échec d'une génération. Celle de la deuxième gauche, de la CFDT, du réformisme intelligent. Pour moi, la deuxième gauche, c'est celle qui parle aux individus et les écoute. Je ne suis pas moins révolutionnaire que celui qui pense qu'on préserve les avantages acquis alors que ce n'est pas possible. Je voudrais qu'on puisse parler du réel et pas des fantasmes, qui datent de cinquante ou cent ans. Ils ont fondé notre culture, je les respecte beaucoup, mais je ne veux pas en être prisonnier. L'immense majorité des socialistes partage ce sentiment. Mais ils pensent, répétant un peu mécaniquement : on rassemble d'abord les siens. Oui, on les rassemble, mais après, on les déçoit... Le gauchisme, c'est la course à l'échalote. Je veux pouvoir réhabiliter l'utopie, pas la révolution, je veux pouvoir réhabiliter le rêve, pas le gauchisme, l'idéal, pas le retour sur le passé. Je veux inventer un dialogue permanent. Je l'ai fait au Kosovo, en Afrique, en Asie, c'est curieux qu'on ne parvienne pas à le faire en France. Si cette gauche peut être réanimée au nom des valeurs qui n'ont rien des valeurs de la droite, qui sont souvent beaucoup plus à gauche qu'on ne le croit, je suis prêt. Si certains souhaitent ne pas abandonner ces idées qui étaient celles de Rocard en particulier, je suis prêt à les défendre avec eux.

Cela passe-t-il par un engagement électoral ?
Pourquoi pas ? Je ne suis pas un frénétique de l'engagement électoral, mais s'il le faut... Quand je me suis engagé, cela a valu pas mal de retombées pour mon pays. J'ai envie de m'appuyer sur cette expérience et en faire profiter un parti où le dialogue n'est pas plus facile que dans le reste du pays.

Sur quelles bases la gauche peut-elle reconquérir une audience ?
Il faudrait retrouver la fierté de la France, poursuivre sur le chemin que Giscard d'Estaing a repris avec son projet de Constitution européenne. Il faut redonner de l'exaltation, de l'aventure, de l'idéal à notre jeunesse. J'ai quelques idées là-dessus, dont le service citoyen, humanitaire, social, on l'appelle comme on veut. Je veux que chacun des citoyens de la France donne six mois au service de son pays. Tout le monde est d'accord mais personne ne l'a jamais fait. En ce moment, je travaille aussi avec la Banque mondiale sur une assurance-maladie mondiale. Minimum des pensions : 35 dollars par personne et par an (nous dépensons ici 2 000 dollars). C'est une idée autrement révolutionnaire ! Est-ce que c'est une idée de gauche ? Je le pense. Mais, franchement, ça n'a pas l'air de faire réagir beaucoup de monde... Vous trouverez toujours plus de soutiens pour défendre les avantages acquis en France que pour les idées révolutionnaires !

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