Mes quatre vérités sur l'Europe

Entretien avec Pascal Lamy, commissaire européen au Commerce international, paru dans l'hebdomadiare L'Express daté du 18 octobre 2004
propos recueillis par Eric Chol, Sabine Delanglade


 

Le 1er novembre, vous allez quitter votre poste de commissaire européen, mais ce sont pratiquement quinze ans que vous aurez passés à Bruxelles. Votre meilleur et votre plus mauvais souvenir ?
Je crois que mes meilleurs souvenirs sont l'euro et l'élargissement. Je n'ai pas beaucoup de mauvais souvenirs... Mais, si je devais choisir, ce seraient le traité de Nice et la réunion de l'OMC à Cancun.

Avez-vous le sentiment d'avoir réellement pesé sur ces événements ?
Si j'ai passé deux vies à Bruxelles, si j'ai participé au projet de construction de l'Union européenne, c'est pour que dans le monde de demain nos enfants et nos petits-enfants continuent à pouvoir décider de leur avenir, à marquer les civilisations de leur propre empreinte. C'est pourquoi les moments que j'ai estimé être les plus forts correspondent à des étapes très longuement préparées, aux pierres angulaires de cet édifice qu'est l'Union européenne. Si le traité de Nice est un mauvais souvenir, c'est parce que c'est un moment où il y a eu un décalage considérable entre les ambitions des Etats membres et leur capacité à en tirer les leçons. Cette différence est un poison pour la construction européenne et pour son soutien par l'opinion publique. Or cet appui est fondamental dans une démocratie.

Est-ce que la France paie son attitude à Nice ?
On récolte ce que l'on sème ; personne n'a imposé à la France de passer de deux commissaires à un dans la nouvelle Commission européenne. C'est bien un projet français qui a consisté à troquer un cheval contre une alouette. L'alouette, c'est la repondération des voix au Conseil des ministres (forme de calcul des voix de chaque Etat membre) dans une Europe à 25 - et bientôt plus. Or cette repondération n'a que des effets très marginaux : depuis cinquante ans, la diplomatie française considère que l'essentiel se passe au Conseil et l'accessoire à la Commission. A tort.

La France n'a donc pas à se plaindre du simple poste de commissaire aux Transports attribué à Jacques Barrot ?
Non, Jacques Barrot n'y est pour rien. Ce n'est que la suite logique des décisions qui ont été prises et sur les conséquences desquelles on n'avait pas forcément averti l'opinion !

Il est vrai qu'à l'époque de Nice la Commission était relativement affaiblie.
Certes, mais pour y remédier la solution était-elle de l'affaiblir encore davantage ?

Que pensez-vous de la position de Laurent Fabius, qui à présent veut dire non à la Constitution européenne ?
J'ai assez critiqué la minceur du débat en France, la disproportion entre l'importance du projet européen pour la France et la quasi-absence de discussions qu'il entraînait pour me plaindre maintenant qu'il y ait un vrai débat. Les arguments sont parfaitement respectables de part et d'autre. D'autant que, dans le cas du Parti socialiste, le débat sur l'Europe cristallise la question du positionnement, que les partis sociaux-démocrates ont en permanence et que nos camarades suédois, allemands, espagnols ont tous eu tour à tour : celui de savoir quel est le degré de compromis acceptable avec un capitalisme de marché dominant.

Mais, lorsque Laurent Fabius pointe la question des délocalisations, s'agit-il vraiment d'un débat sur le traité ?
Je ne crois pas que le traité constitutionnel accélère ou ralentisse ce mouvement ; ce débat est une version de plus de ce que signifie la mondialisation, avec ses opportunités et ses risques. Je pense qu'il faudrait davantage d'harmonisation fiscale en Europe et qu'il vaudrait mieux que ce soit à la majorité plutôt qu'à l'unanimité. Cela étant, nous sommes tout de même parvenus à faire de l'harmonisation à l'unanimité, concernant notamment les taux de TVA et la fiscalité de l'épargne. Cela n'est donc pas impossible, même si c'est difficile.

N'est-il tout de même pas un peu bizarre de voir des parlementaires, comme Pervenche Berès, qui ont complètement changé d'attitude en quelques semaines ? N'est-on pas dans une stratégie politique personnelle plutôt que dans un débat sur l'Europe ?
Dans ce genre de débat, je préfère partir du principe que les arguments sont présentés de bonne foi, sinon tout se transforme en polémique individuelle et cela ne grandit pas la politique. Si l'on veut maintenir le débat au niveau qu'il mérite, c'est-à-dire « En quoi la France a besoin de l'Europe et en quoi l'Europe a besoin de la France », il faut le faire sur un terrain politique et pas sur un terrain tactique ou personnel.

Allez-vous vous engager vous-même dans ce débat au sein du PS ?
Ma propre attitude ne fait pas vraiment mystère. Mais je respecterai les positions des uns et des autres. Il s'agit d'un choix grave que l'on doit faire de manière démocratique.

Quelle forme prendra votre participation ?
On me demande souvent de comparaître ici ou là, devant telle ou telle section, de participer à tel ou tel débat. Je m'exprime en fonction de ma propre expérience. Par exemple, sur la notion de table rase et de crise salvatrice, j'ai une certaine expérience européenne. Je ne crois pas qu'il faille toujours éviter une crise, mais, en l'occurrence, la provoquer sans avoir les moyens de la gérer serait, à mon avis, une erreur. Et je dis cela plus en fonction de mon expérience que de mes propres convictions.

Lors de votre mandat, vous avez souvent débattu avec les altermondialistes. Vous avez défendu dans un livre récent (1) la notion de démocratie mondiale. Mais aujourd'hui, les altermondialistes semblent rencontrer des difficultés. Ont-ils rempli leur mission ? Sont-ils passés de mode ?
Je pense qu'il y a peu de personnalités politiques qui ont été aussi exposées que moi aux débats avec les altermondialistes. Leur critique du capitalisme de marché ne comporte pas de novations intellectuelles très impressionnantes. Entre une critique à la Proudhon ou à la Jaurès et une critique à la Bové, je ne vois pas de saut dans le progrès de la pensée; même si cela ne retire rien à la validité de beaucoup de ces critiques, que je partage. Mais, s'il y a un moment pour la critique, il y en a aussi un pour l'action. J'ai donc essayé, dans le livre que vous évoquez, de voir quelles leçons pouvait être tirées de ces critiques et de quels instruments on devait se doter sur le plan mondial pour en tirer les conséquences. Dans cette optique, l'expérience européenne, avec ses réussites et ses échecs, est sans doute le laboratoire le plus riche d'expériences. Il est frappant de constater le contraste entre l'attitude européenne et le désengagement philosophique des Américains envers la gouvernance internationale. Or nous sommes à un moment où nous avons le plus besoin de gouvernance internationale et de multilatéralisme. Il faut davantage de pouvoirs politiques mondiaux et de pouvoirs démocratiques.

Est-ce une utopie ?
Non, ce n'est pas une utopie, mais cela suppose de faire l'effort de sortir de la gangue idéologique dans laquelle nous sommes enfermés, selon laquelle, à quelques nuances près, l'Etat-nation reste la cellule de base de la société internationale. Il faut absolument transgresser cette limite de la pensée, contre laquelle on bute. La paix dans le monde est à ce prix.

Vous parliez de trouver des réponses à la mondialisation. Que pensez-vous des propositions de Chirac et Lula contre la pauvreté ?
C'est une bonne idée, qui relève d'une pulsion que je trouve positive en vue de l'organisation de la société internationale. L'un des éléments de cette organisation repose sur la solidarité. Quant à l'idée de mettre une recette en face des dépenses d'aide au développement, elle est bonne également. Encore faut-il, en politique, être cohérent. Et tirer dans l'ensemble des politiques que l'on mène, y compris par exemple en matière agricole, les conclusions des choix qu'on fait pour le développement du tiers-monde...

Le 1er janvier 2005 verra la disparition des quotas qui protégeaient l'industrie du textile de certains pays. La Chine va-t-elle dévorer l'industrie occidentale ?
Relativisons! Cette échéance est programmée depuis dix ans et nous l'avons préparée en réduisant progressivement les quotas. Nous avons aussi mis sur pied une zone euroméditerranéenne en matière de textile et d'habillement, qui permet de redistribuer nos avantages comparatifs; l'Europe pourra mettre en avant sa créativité et son innovation, alors que les pays du pourtour méditerranéen joueront de leurs coûts salariaux. Cette zone ainsi maillée sera assez forte pour affronter la concurrence asiatique. D'ailleurs, l'Union européenne reste le premier exportateur mondial de textile. Le problème est différent pour des pays comme le Bangladesh, qui vont probablement souffrir bien plus que nous. Ou pour les Etats-Unis, où la compétitivité de l'industrie du textile-habillement est loin du niveau européen.

Mais, si les Américains prennent des mesures de sauvegarde, nous pouvons en subir le contrecoup.
Absolument. Pourtant, sur ce point, nous serons très vigilants. Si, d'une façon ou d'une autre, les Américains freinent brutalement les importations textiles chinoises, c'est un danger pour l'Europe, car il y a un risque de reflux, comme pour l'acier. Mais nous avons aussi à notre disposition des instruments de défense commerciale, des clauses de sauvegarde, antidumping, etc.

Reste que l'Europe a tout de même perdu beaucoup d'emplois industriels.
Il est faux de dire que l'Europe se désindustrialise. Depuis vingt ans, l'Europe a certes perdu 7 millions d'emplois industriels, mais elle a aussi créé 36 millions d'emplois de services. Et, pendant ce temps-là, la production industrielle a augmenté de 40 %. Le nombre d'emplois dans l'industrie diminue parce que c'est elle qui réalise le plus de gains de productivité. Cela dit, même si les délocalisations ne sont pas une menace massive à court terme, elles frappent les opinions, créent de la douleur sociale. Il faut donc impérativement traiter la question.

Comment ?
Il faut d'abord une stratégie locale. Comme en Suède, au Danemark ou en Finlande, pays qui ont mis en place des systèmes locaux avec les universités, les entreprises, les syndicats et les consommateurs. Au-delà du niveau local, il y a l'aspect national, pour la définition de la politique industrielle. L'échelon européen, lui, est évident en ce qui concerne la recherche et l'innovation. Enfin, c'est au niveau mondial qu'il faut continuer à construire les règles du jeu propres à convaincre nos opinions que l'ouverture des échanges est un jeu gagnant-gagnant et pas perdant-perdant. Car la peur de la délocalisation, c'est la manifestation de cette angoisse très répandue selon laquelle aujourd'hui notre seul avenir, contrairement à nos parents et nos grands-parents, est de travailler plus pour gagner moins. Cela engendre une vision de l'avenir d'autant plus désespérante qu'elle est partagée : les Français ont peur des Polonais, qui craignent les Maghrébins, qui eux-mêmes se sentent menacés par les Chinois... L'Europe - elle est d'ailleurs à peu près la seule à le faire - doit donc continuer à se battre pour le respect des règles de base de la concurrence internationale, et notamment des droits sociaux fondamentaux et des normes environnementales. La concurrence ne doit pas se faire sur les normes fondamentales en matière sociale ou environnementale.

Mettons les Chinois aux 35 heures !
Non, cela n'aurait pas de sens. Mais il faut que des principes universels, concernant le travail des enfants, le travail forcé ou le minimum de droits syndicaux, soient reconnus et mieux respectés.

Les entreprises n'ont-elles pas fait beaucoup de progrès en matière de clauses sociales ?
En Europe, j'entends autant parler de délocalisation pour des raisons environnementales que pour des raisons sociales. C'est notre bien commun et nous devons le gérer ensemble. D'où, par exemple, l'importance que j'ai attachée à ce que la Russie ratifie le protocole de Kyoto. Ce n'est pas un hasard si l'on en a fait un élément sinon conditionnel - parce que les diplomates n'aiment pas ce mot - mais tout de même assez simultané de leur souhait d'accession à l'OMC. Pour l'Europe, le fait d'avoir potentiellement une zone de dumping environnemental à sa porte était un vrai problème. Cet exemple montre bien que le problème de délocalisation doit être analysé dans toutes ses dimensions.

Ségolène Royal a évoqué la possibilité de sanctionner les entreprises qui délocaliseraient après avoir reçu des subventions.
Il me paraît logique, si on aide une entreprise à créer des emplois, d'en tirer les conclusions si, le lendemain, elle les transfère ailleurs. C'est le b.a.-ba.

Sur la PAC, sur l'exception culturelle, sur le déficit budgétaire, vous n'avez pas hésité à rabrouer le gouvernement français.
Rabrouer est un peu excessif.

L'avez-vous payé cher ?
Ce n'est pas à moi qu'il faut poser cette question, mais j'ai l'habitude de respecter les engagements que je prends. Or, lorsque j'ai été nommé commissaire, j'ai pris celui de n'obéir à aucune instruction nationale, étant entendu par ailleurs que les pouvoirs publics nationaux s'engagent, eux, à n'en pas donner... Tout le monde ne l'a visiblement pas compris et je ne suis pas le premier commissaire européen qui, ici ou là, ait eu des problèmes avec des autorités nationales ayant un peu trop tendance à considérer le commissaire comme leur représentant permanent à Bruxelles. Je n'ai jamais agi avec une intention partisane, mais toujours en fonction de ce que je crois être l'intérêt général européen. Les événements ont montré que c'était effectivement sur mes positions que la règle européenne s'était finalement établie.

Pas sur l'exception culturelle. Vous étiez favorable à ce qu'elle soit soumise à la loi de la majorité, et pourtant c'est l'unanimité qui a prévalu.
Lisez bien le projet de traité, et vous verrez qu'elle est soumise à la majorité et que l'unanimité ne prévaut qu'en cas de menace d'atteinte à la diversité culturelle. Autrement dit, il y a renversement de la charge de la preuve. Entre l'unanimité, qui nous permet de tout bloquer à tout moment, et la majorité, sauf dans le cas où l'on peut démontrer l'existence d'une menace à la diversité culturelle, qu'il faut effectivement préserver, la différence est grande. Ne faisons pas comme si il n'y avait pas de changement entre le traité de Rome, celui de Nice et le projet qui est sur la table.

Maintenant, qu'allez-vous faire ? Banquier d'affaires ? Directeur de l'OMC ?
Je n'ai pris aucune décision et n'en prendrai pas avant le 1er novembre.

On vous annonce à l'association de Jacques Delors Notre Europe. Quelle est votre Europe ? Vous avez souvent dit que pour être forte celle-ci devait reposer sur un binôme France-Allemagne. Aujourd'hui, nous avons l'élargissement mais nous n'avons pas le binôme.
L'expérience a, en effet, prouvé qu'il fallait un noyau franco-allemand solide. Notamment pour assurer l'approfondissement face à l'élargissement. Lorsqu'il y a des risques, il faut souscrire une police d'assurances et le franco-allemand en est une.

Vous êtes aussi l'avocat de l'entrée de la Turquie ?
Des engagements envers la Turquie ont été pris depuis quarante ans et, même si ces engagements ont été plus audibles dans l'opinion turque que dans l'opinion européenne, leur validité historique et politique est incontestable. Ils doivent être respectés. Ce qui ne règle pas la question de savoir si la Turquie sera prête ou non, le moment venu, pour entrer dans l'Europe et si celle-ci sera prête à l'accueillir. Mon souci est de veiller à ce que la négociation de l'adhésion turque ne serve pas de prétexte pour détricoter le projet politique d'une intégration sans cesse plus étroite. L'Europe « de » dans quinze ans n'est pas écrite, c'est une dynamique, une œuvre de tous les jours.



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