Le débat constitutionnel doit devenir sérieux en France



Entretien avec Pascal Lamy, ancien commissaire européen au Commerce, paru dans Le Figaro daté du 1er avril 2005
Propos recueillis par Christine Fauvet-Mycia


 

Sondage après sondage, en France, le non au référendum sur le traité européen arrive en tête. Êtes-vous surpris ?
Je ne suis pas surpris tant sont grandes, à ce stade de la campagne, l'incertitude, la méconnaissance de l'enjeu et la perplexité devant cet objet inconnu posé sur la table : le projet de traité constitutionnel européen. Faites la somme des indécis, ce sont pratiquement les deux tiers des personnes interrogées ! Il est temps qu'un débat « sérieux » s'engage dans le respect des opinions de chacun. Un débat pour parler du fond, trier les arguments, expliquer, dialoguer et non pas échanger des anathèmes.

Cette méconnaissance n'est pas une spécificité française. Les Espagnols qui nous ont précédés sur la voie du référendum avouaient la même ignorance. Et ils ont voté oui. Parce qu'ils ont moins de difficultés à se penser européens que nous ?
L'Espagne, l'Allemagne, la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas, d'autres encore ont une culture du compromis, du gagnant-gagnant. A la différence de la France où le compromis est synonyme d'échec. De ce point de vue nous ressemblons aux Anglais dans notre attitude face à l'Europe. C'est la célèbre formule de John Major : « Jeu, set et match pour la Grande-Bretagne » que l'on peut importer chez nous. L'Europe c'est bien, pourvu que l'on occupe le siège du conducteur ! Pendant longtemps, on a présenté aux Français l'Europe comme une grande France dans laquelle les autres avaient la chance d'être avec nous et allaient pouvoir bénéficier des bienfaits de notre système. Quelle démagogie ! Le cœur du réacteur européen, c'est le compromis. En France, l'Europe souffre de cette dévalorisation de la notion de compromis qui tient à notre histoire, notamment à ce côté monarchique du système présidentiel français. Nous préférons la mise en scène du bras de fer.

Dernier exemple en date, le sommet de Bruxelles où la France s'est battue pour pulvériser la directive Bolkestein. Il vous a été reproché de l'avoir approuvée lorsque vous étiez commissaire à Bruxelles. Que faut-il retenir de cet épisode ?
Cette histoire a révélé la méconnaissance du processus de décision au niveau européen. Il a fallu trois mois pour que l'on comprenne qu'il ne s'agissait pas d'une « instruction » donnée par la Commission, mais d'un projet de législation soumis à la Chambre des États et à la Chambre des citoyens - le Conseil et le Parlement européen. La seule question était de savoir s'il y avait une majorité pour adopter ce texte. Il est apparu au cours des travaux législatifs que les garanties données pour éviter tout risque de dumping social n'étaient pas suffisantes et qu'il n'y aurait donc pas de majorité pour l'adopter. Ni au Conseil ni au Parlement européen.
Le mot même de « directive » a ajouté à la confusion. La sémantique adoptée dans le projet de traité est infiniment meilleure puisque l'on parle de projet de loi européen et non plus de directive. Tout ceci montre bien qu'il y a un processus démocratique au niveau européen et cette évidence devrait avoir un effet positif et non être source d'inquiétudes.

Un non serait-il aussi catastrophique que le répètent les partisans du oui ?
Je m'en tiendrai à un argument, l'argument final : « Un bon tiens vaut mieux que deux tu l'auras. » D'expérience, pour avoir passé quinze ans dans le chaudron européen, je sais que l'on ne peut aboutir pour l'instant à un meilleur projet de traité. Cela ne veut pas dire qu'il est gravé dans le marbre pour 50 ans ! Il pourra être revu. Même si ce traité se distingue des précédents textes parce qu'il les rassemble et donne une architecture à l'Union, il ne sera, juridiquement, ni plus ni moins difficile à changer que les autres traités, de Rome, d'Amsterdam ou encore de Maastricht. Mais en attendant de pouvoir l'améliorer, lors d'une prochaine étape, ne faisons pas marche arrière. Ne revenons pas au traité de Nice. Ce serait un recul sur les services publics, sur les droits fondamentaux, sur le plan des principes, de la prise de décision. Ce serait une Europe plus difficile à vivre et à faire progresser. Et le monde pendant ce temps ne nous attendra pas.

Quand j'étais commissaire européen, j'ai passé la moitié de mon temps hors du continent européen. Je sais ce que représente la construction européenne comme espoir en Amérique latine, en Afrique et même en Asie : un monde dans lequel il n'y aurait pas que les Américains, les Chinois, les Indiens pour peser sur le cours de la vie de nos enfants et petits-enfants. Si l'Europe n'avait pas été inventée pour surmonter les guerres, il faudrait l'inventer aujourd'hui dans un monde qui se globalise, dans un monde d'éléphants. C'est la réalité du monde, dominé par le capitalisme de marché, qu'il faut reconnaître. Dès lors que nous admettons cette réalité, nous pouvons avoir prise sur elle et lutter contre les abus du capitalisme de marché. A gauche, notamment, beaucoup considèrent que l'Europe est une courroie de transmission de la globalisation néolibérale, je crois exactement l'inverse. Encore faudrait-il ne pas appuyer sur le frein de la construction européenne.

Il faut que le débat devienne sérieux. J'ai un peu le sentiment de voir une famille où les parents sont énervés. Le premier enfant qui passe à portée de main reçoit une baffe. Aujourd'hui, le premier enfant qui passe, c'est l'Europe. Nous sommes dans la théorie de la baffe absurde !

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