Convention : l'urgence

par Pascal Lamy
commissaire européen au commerce

par Pascal Lamy, commissaire européen au commerce
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 13 septembre 2002


 
L'avenir de l'Europe se joue en ce moment, à Bruxelles, au sein de la convention qui, à la mi-2003, donnera naissance au traité constitutionnel de l'Union européenne, et dont la présidence a été confiée à Valéry Giscard d'Estaing.

C'est l'affaire de tous. Dans quelques semaines, il sera trop tard. Les enjeux politiques, considérables, auront disparu sous les tactiques de négociation sur la quincaillerie institutionnelle. Si l'Europe manque ce rendez-vous, les Européens devront renoncer à peser sur les affaires du monde qui déterminent de plus en plus nos choix politiques internes. Ils seront renvoyés pour longtemps à la résignation ou à la protestation, en tout cas à l'impuissance.

Essayons, pendant qu'il est encore temps, de poser les questions essentielles :

1) Le modèle européen, celui de l'économie sociale de marché qui combine concurrence et solidarité, doit continuer d'être au cœur du projet européen. Or il est aujourd'hui menacé par la façon dont l'intégration européenne se réalise.

2) L'Europe a la dimension qu'il faut pour œuvrer en faveur du développement durable de la planète et d'une mondialisation maîtrisée par des règles communes à tous. Or, de son propre fait, elle se trouve désarmée.

3) La puissance est indivisible, elle est civile et militaire ; l'Europe sans défense ne pourra prétendre jouer son rôle dans le monde. Or elle accepte actuellement sa dépendance au risque de se trouver aspirée dans une politique exagérément sécuritaire, qui ne serait pas la sienne.

Notre première urgence est donc de savoir comment défendre le modèle européen de développement. Ce qui est en cause, c'est notamment la gouvernance économique de l'Union et le déséquilibre institutionnel entre les décisions prises à la majorité des Etats membres et celles qui requièrent l'unanimité, donnant ainsi un droit de veto à chaque Etat.

C'est ainsi que l'Europe sociale est prise en otage par la non-Europe fiscale. La concurrence fiscale que se livrent nos Etats, faute d'une harmonisation minimale sur les revenus de l'épargne financière et sur les profits des entreprises, porte directement atteinte au modèle européen : elle renchérit le coût du travail qui, faute d'être mobile, peut être taxé... - et elle aggrave ainsi le chômage. Elle réduit la possibilité de baisser les impôts au bénéfice de tous. Elle mine la progressivité de l'impôt, pierre angulaire de l'équité fiscale. Victimes implicitement désignées : la solidarité et les services publics que l'on met sur la défensive au lieu de les moderniser.

De même, faute d'une coordination suffisante des politiques économiques au niveau communautaire, nous ne parvenons pas à exploiter toute la marge de croissance que nous a ouverte le passage à l'euro.

Deuxième urgence : comment l'Europe peut-elle occuper la place qui lui revient dans la gouvernance mondiale ? Alors qu'elle est, à égalité avec les Etats-Unis, la première puissance économique du monde, elle n'exerce vraiment son influence qu'en matière de politique commerciale extérieure. Dans ce cadre, elle fait progresser l'idée que la libéralisation des échanges et des investissements, indispensable à la croissance mondiale et au développement des pays du Sud, doit être équilibrée par des règles porteuses de développement équitable et durable, compatibles avec la diversité des cultures et des identités.

En revanche, aussi bien au FMI qu'à la Banque mondiale, institutions vitales pour la croissance des pays en développement, l'Europe a fait le choix de la division, en dépit du poids que devraient lui donner son unité monétaire et un euro presque à parité avec le dollar.

Les Etats membres représentés séparément dans ces instances constatent chaque jour le poids dominant des Etats-Unis, mais continuent d'y voter séparément.

Enfin, dans les instances des Nations unies où s'établissent les normes sociales, environnementales ou sanitaires, l'Union européenne ne parle d'une voix qu'à partir de positions communes difficiles à établir et parfois minimalistes. Elle n'est souvent même pas membre de ces organisations essentielles comme l'Organisation internationale du travail (OIT). Le protocole de Kyoto est, de ce point de vue, une exception bienvenue, mais pas forcément reproductible.

Troisième urgence : l'Europe peut-elle jouer un rôle dans le monde sans défense commune ? Si elle persiste, l'Union européenne continuera de dépendre du cycle politique américain, qui oscille entre le rêve hégémonique des faucons et l'internationalisme des colombes. Si l'Europe ne paie pas le prix de sa défense, elle paiera plus cher encore celui de sa dépendance : sa conception du développement durable, qu'elle a réussi à faire valoir lors du sommet de Johannesburg - mais pour combien de temps encore ? - devra alors s'incliner devant l'approche sécuritaire de ses protecteurs.

Par ailleurs, il n'y aura pas de défense européenne sans une industrie capable de produire à un prix acceptable les armes dissuasives sophistiquées qui décident désormais du sort des batailles. N'oublions pas que le coût financier de cette défense a pour contrepartie des bénéfices économiques majeurs à travers les technologies de pointe.

Pour ma part, je suis convaincu que seul un approfondissement de la bonne vieille méthode communautaire et son extension progressive à la politique étrangère et de défense commune permettront à l'Europe de renouer avec le modèle européen patiemment construit par nos Etats, désormais trop petits en regard des défis d'un monde globalisé : croissance et ouverture, équité et solidarité.

C'est la méthode communautaire qui, pour l'essentiel, prévaut dans le domaine commercial, et ça marche : aux Etats membres, la responsabilité du mandat de négociation et du contrôle de sa mise en œuvre (pouvoir que je souhaiterais voir partagé davantage par le Parlement européen) ; à la Commission, le pouvoir de proposer et de négocier ; aux citoyens et à la société civile, le droit d'influencer les débats et d'agir pour que prévale l'intérêt général.

C'est comme cela, et je m'en réjouis, que nous sommes parvenus à lancer un nouveau cycle de négociations commerciales à Doha en novembre dernier, cycle dont l'objectif essentiel est de favoriser le développement.

Au fond, il s'agit de savoir si les Européens veulent se donner les moyens de leurs ambitions. L'Union européenne souhaite-t-elle, au-delà des discours généreux, agir concrètement en faveur d'un monde plus prospère, plus solidaire et plus stable ? Ou se voit-elle confinée au tourisme moral pour les décennies à venir ? C'est à cette question que la convention doit avant tout répondre.


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