La démocratie,
antidote au terrorisme

Jack Lang

par Jack Lang
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 5 mars 1998


 
Je viens d'accomplir à Alger une courte mission d'amitié et de dialogue. Nos amis algériens unanimes gouvernement ou simples citoyens attendent des Français un langage sans équivoque sur le terrorisme qui meurtrit leur pays. De ce côté-ci de la Méditerranée, certains n'ont pas hésité à renvoyer dos à dos les autorités algériennes et les tueurs. Pis encore, le doute a parfois été entretenu sur l'origine même des actes criminels. Les Algériens de toutes tendances en ont été profondément blessés. Cette confusion nourrit la cause du terrorisme. Elle affaiblit le peuple algérien dans cette lutte sans merci engagée contre ses ennemis.

La vérité crève pourtant les yeux. Les égorgeurs signent leurs crimes. Ils les revendiquent même avec fierté. Ils sont les auteurs exclusifs des monstruosités perpétrées en Algérie. Elles sont si révoltantes qu'il faudrait même s'interdire de leur accoler l'étiquette d'islamistes. Les criminels salissent par le sang une religion qui est d'abord une philosophie d'amour et de respect.

La sauvagerie et l'ampleur des tueries (femmes éventrées, enfants brûlés vifs, bébés déchiquetés...) s'apparentent au génocide ou au crime contre l'humanité. Les égorgeurs deviennent des bêtes à tuer, des machines à mutiler et à violer.

Dans ce combat difficile sans cesse recommencé, l'Algérie a besoin de notre solidarité pleine et entière. Il faut que les terroristes sachent qu'ils ne pourront compter sur aucune complaisance, aucune concession, aucune faiblesse de notre part.

On peut comprendre en particulier tel est mon sentiment personnel que nos amis algériens s'étonnent que ceux-là mêmes qui, en Europe, continuent à cultiver l'incertitude sur la paternité des crimes ne réclament pas avec la même vigueur le démantèlement de certains réseaux terroristes qui ont pignon sur rue dans plusieurs pays européens.

Pourquoi une commission d'enquête constituée à l'initiative des institutions européennes n'établirait-elle pas une radiographie, pays par pays, des officines liées au GIA, des trafics d'armes et des transferts de fonds à destination des tueurs ? En détruisant les bases arrière du terrorisme, les Européens apporteraient leur pierre à la lutte des Algériens.

En France, tous ceux qui, de bonne foi, souhaitent aider l'Algérie à vaincre le terrorisme devraient militer pour un renouveau des relations entre nos deux pays : c'est le meilleur soutien que nous pouvons leur apporter pour l'arracher à ce cauchemar. Depuis trop longtemps l'Algérie a été asphyxiée, isolée, coupée des autres pays, et en particulier du nôtre : retour massif de nos concitoyens, fermeture des centres culturels et des consultats, suppression de la ligne Air France, réduction brutale des visas (de 600 000 à 50 000). Il faut au plus vite tourner le dos à cette politique d'étouffement moral et d'étranglement psychologique.

L'Algérie a besoin au contraire d'oxygène pour mieux respirer et se tourner vers l'avenir. Face à des terroristes qui veulent faire régresser mentalement le peuple en l'emprisonnant dans une idéologie régressive et mythique d'un autre âge, le meilleur remède est de permettre à ce pays de s'engager avec audace vers le futur et de choisir clairement la voie de la modernité.

Quels pourraient être les axes d'une coopération renouvelée ? En premier lieu, il faut modifier les relations humaines entre les deux peuples et faciliter la circulation des personnes. La question la plus sensible est celle des visas. Depuis cinq ans, on a infligé aux Algériens un sort discriminatoire et humiliant. Les visas ne se délivrent plus sur le territoire algérien, mais à partir des bureaux de Nantes, selon des critères aussi incertains que restrictifs. Ils ont été refusés à des intellectuels, à des médecins, à des journalistes, à des étudiants en danger de mort. Contrairement à l'idée répandue, l'immense majorité des demandeurs de visa n'a nulle intention de s'établir en France. Ils souhaitent simplement pouvoir disposer d'une halte pour reprendre leur souffle, ou d'un peu de temps pour parfaire leurs études ou leurs recherches, ou encore retrouver un ami ou une famille dont ils sont cruellement séparés. Rien ne justifie cette pénalisation qui pèse sur les Algériens.

Le premier ministre a annoncé sa volonté de libéraliser l'attribution des visas. Cette annonce a soulevé une espérance. D'où l'urgence de mesures volontaristes : l'accélération, grâce à la modernisation, de la délivrance de visas par le service de Nantes, l'ouverture en Algérie de nouveaux postes consulaires. Dans ce contexte, la proposition d'un moratoire des reconduites à la frontière et des expulsions en Algérie mériterait d'être étudié sereinement et sérieusement.

La modification des relations humaines entre nos deux peuples passe aussi par la présence renforcée de nos compatriotes sur le sol algérien. Ce serait un signe de confiance courageuse dans le retour progressif à la paix civile et, du même coup, une source supplémentaire d'affaiblissement du terrorisme.

Il faut aussi réactiver la coopération économique, scientifique et culturelle sous toutes ses formes. La venue d'investisseurs et pas seulement de négociants serait un atout décisif de cette relance.

Le troisième pilier d'une relation bilatérale renouvelée est la concertation politique. Le chemin à accomplir est ici immense. En huit années, une seule rencontre approfondie s'est tenue entre le gouvernement algérien et un responsable officiel français. A l'initiative d'Hubert Védrine, un émissaire du Quai d'Orsay s'est entretenu longuement avec le ministre algérien des affaires étrangères sur le dossier de l'Irak voilà deux mois. Par bonheur, notre ambassadeur à Alger déploie sur place, sans relâche, une action remarquable de rapprochement franco-algérien.

Ce changement de cap que nous appelons de nos voeux ne doit pas seulement être une relation d'État à État, mais doit prendre la forme d'un rapport plus direct de peuple à peuple, de citoyen à citoyen, d'association à association, de syndicat à syndicat, d'université à université. Construisons des ponts entre les deux sociétés, multiplions les relations vivantes et imaginatives, sortons de trente années de crises successives et de malentendus multiples, et bâtissons une amitié durable et féconde.

Il n'est pas question, pour autant, de nous substituer au peuple algérien pour répondre à la grave crise à laquelle il est confronté. De lui, et de lui seul, dépend la solution. C'est un pays souverain. Et, comme me le disait à Alger l'une des femmes rencontrées, « l'âme de l'Algérie est d'être libre » : rebelle à l'occupation coloniale, rebelle aux assassins qui, par la violence, voudraient l'emprisonner, rebelle aux immixtions extérieures. Au demeurant, seul l'Etat national peut sérieusement et concrètement vaincre l'insécurité et le terrorisme.

L'étendue du territoire et la dimension relativement modeste de l'armée ne facilitent pas la tâche des forces de sécurité, qui ont pourtant réussi à porter des coups sévères aux terroristes. Les autorités algériennes savent parfaitement que leur devoir impérieux est d'assurer la protection des populations par l'éradication complète du terrorisme.

La solution sera autant politique que technique. Plus le peuple se sentira mobilisé, plus les terroristes seront isolés. A condition qu'elle se complète et s'accentue, la transition démocratique peut contribuer à cette « levée en masse ». Certes, l'organisation du pouvoir politique ne répond pas encore pleinement aux normes des pays d'Europe, où la liberté a été forgée par deux siècles de lutte. Mais la bonne foi oblige à constater que l'Algérie a ouvert le chemin vers la démocratie. Formons le vœu que cette libéralisation s'intensifie et s'accélère, notamment par la venue sans entrave des journalistes étrangers (déjà nombreux) et des organisations humanitaires.

Ce mouvement progressif vers la liberté est symbolisé par la presse indépendante. Talentueuse, brillante, elle témoigne aussi d'un courage exemplaire, dont elle paie sévèrement le prix : 70 journalistes assassinés. Plus largement encore, la dynamique de la société contribue à façonner une opinion publique et à faire naître une conscience démocratique. Des milliers d'associations et de mouvements irriguent le tissu social.

La démocratie est le meilleur antidote au terrorisme. Plus l'Algérie réussira à consolider son Etat de droit encore incomplet, à nourrir la vie civique et à protéger les droits de la personnne, plus évidente apparaîtra la solution démocratique comme seule solution alternative au chantage des égorgeurs : la paix et non la violence, la liberté et non l'oppression.

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