Culture française
en berne

Jack Lang

par Jack Lang
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 30 juin 1998


 
Vive le Mondial ! Un mois durant, la France à la « une ». Le sport, la jeunesse, la beauté de notre pays sous les feux de la rampe. Une ombre pourtant : la funèbre « cérémonie des géants », ronde mécanique de pauvres goldoraks. Et si cette faute de goût n'était que le symptôme d'un mal plus grave ? Une fois les dieux du stade évanouis, une cruelle réalité risque en effet de nous éclater au visage : le déclin de notre présence artistique et scientifique à l'étranger. Inexorablement, le jour décroît sur ce que l'on n'ose déjà plus appeler notre « rayonnement culturel ».

Fin de partie ? En attendant Hollywood ? Le bonheur dans le pré carré ? Sentiment diffus ou réalité chiffrée ? Qu'on en juge. Le film français occupe une place marginale sur les écrans étrangers : 2 % des parts de marché en Grande-Bretagne, moins encore aux États-Unis et au Japon. Le salut par la francophonie ? Allons donc ! Notre langue marque le pas. En l'espace d'une décennie, le français a perdu la moitié de ses étudiants en Allemagne. Son usage se raréfie dans les documents de la Commission européenne : 70 % hier, 40 % aujourd'hui, 10 % demain ? Où s'arrêtera la dégringolade ?

A qui la faute ? A l'Amérique impériale ? L'air est connu. Il ne saurait nous exonérer d'un sérieux examen de conscience national. Nous sommes-nous vraiment donné les moyens de nos ambitions ? Je n'en suis pas certain. Voyez les crédits de nos services culturels extérieurs rognés de 15 % depuis trois ans. Voyez aussi notre système de bourses, mélange d'amateurisme et de surréalisme : les étudiants russes, pourtant cent fois plus nombreux, doivent se partager le même nombre de bourses que ceux de l'île Maurice ! Eparpillement, vieillissement, enlisement : voilà où nous en sommes.

Naturellement, tout n'est pas aussi sombre. Le livre français s'exporte plutôt bien. Malgré un budget dérisoire, l'Association française d'action artistique accomplit des miracles. Une bonne partie du Maghreb vit encore au rythme des informations diffusées par nos chaînes de télévision. En Amérique du Sud, le renouveau culturel s'inscrit dans le sillage de nos entrepreneurs : à Curitiba au Brésil, une Maison française complète l'implantation d'une usine Renault. Mais qui a dit que l'économie et la culture ne faisaient pas bon ménage ? Plus que jamais, elles sont solidaires. A la charnière des deux, l'attrait touristique de la France représente un atout pour notre expansion culturelle.

Raisons d'espérer. Raisons de se battre surtout. L'envie de France traverse encore de nombreux peuples. Deux cents personnalités albanaises viennent de lancer un appel pour la création d'un centre culturel français à Tirana. Pouvons-nous rester sourds ? Soyons à la hauteur des attentes que nous cristallisons.

Car la politique culturelle internationale n'est pas qu'affaire de sentiments. C'est un pari sur l'avenir. L'Allemagne réunifiée l'a compris. En juin 1996, Helmut Kohl annonçait, devant le Bundestag, un programme ambitieux d'action culturelle extérieure, considérée comme un « pilier essentiel » de la diplomatie et de l'économie.

Dans le domaine des nouvelles technologies, le gouvernement de Lionel Jospin a su rattraper le temps perdu dès son entrée en fonctions. L'impulsion initiale fut donnée à l'université de la communication de Hourtin par l'engagement personnel et les paroles fortes du premier ministre. A quand un « Hourtin » de l'action culturelle extérieure ? Cette cause nationale exige une vraie mobilisation politique qui doit s'articuler autour d'idées fédératrices. J'en discerne quatre : un commandement unifié ; une doctrine renouvelée ; des vecteurs modernisés ; une Europe assumée.

D'abord, unifier le commandement pour déterminer clairement le cap et assurer la cohérence de nos choix. La politique culturelle de la France, combien de ministères ? Education, culture, coopération, affaires étrangères et, au gré des alternances, francophonie. Comme souvent chez nous, l'éclatement avive les rivalités. C'est le triomphe de Clochemerle à l'heure des autoroutes de l'information. Le moment est venu de constituer un ministère des relations culturelles extérieures. Ici, comme ailleurs, nous avons besoin d'un Etat qui coordonne et qui impulse, un Etat stratège et animateur. Développer les partenariats, encourager le mécénat, décloisonner les initiatives : tout cela réclame un chef de commando concevant la stratégie et suivant les opérations sur le terrain.

Ensuite, renouveler la doctrine pour en finir avec une conception étriquée et chauvine des relations culturelles. Il n'est ni amical ni efficace de prétendre renforcer la présence française à l'étranger tout en refusant celle des étrangers sur notre territoire. A ces schémas dépassés, je propose de substituer l'hospitalité et l'entrisme.

Troisième axe : moderniser nos vecteurs de diffusion culturelle. Nos nouvelles armes de séduction ? Le virtuel et l'audiovisuel. Les CD-ROM qui mettent en scène notre patrimoine rencontrent un large succès à l'étranger : il faut en créer davantage. Quant à l'audiovisuel extérieur, nos deux intervenants principaux, TV 5 et CFI, paraissent bien fragiles comparés aux mastodontes d'outre-Atlantique. Il est urgent d'élargir leur assise financière, de clarifier leurs missions respectives et de redéfinir les programmes. Les récents arbitrages d'Hubert Védrine vont dans la bonne direction. Incitons aussi nos chaînes, tant publiques que privées, à intégrer pleinement l'international dans leur stratégie et à agir au besoin conjointement : la percée de Canal Plus en Espagne, la présence de France 2 en Tunisie, la participation de TF1 à Eurosport, ouvrent de vraies perspectives.

Assumer l'Europe, enfin. La France a voulu l'euro. A elle de donner un nouveau souffle à notre continent par la création d'une Europe de l'imaginaire, de la jeunesse et de l'esprit. Notre culture, ainsi que celle de nos partenaires, en sortira fécondée et grandie. Si nous luttions, par exemple, en faveur de l'apprentissage de deux langues étrangères dans les écoles des pays européens, le français en serait le premier bénéficiaire. Certes, grâce aux efforts de Claude Allègre, les contours de l'université européenne de demain se précisent. Ce n'est qu'un début. Il faut viser plus loin, ouvrir très grandes les portes des institutions culturelles, éducatives et scientifiques aux ressortissants des membres de l'Union.

L'enjeu est simple. Soit l'Europe se fige dans l'ombre de la culture américaine. Le prix à payer sera l'alignement diplomatique. Soit elle affirme son identité propre, et elle renforcera sa présence sur la scène internationale. Les peuples en quête d'une solution alternative à la domination des Etats-Unis pourront alors constater que l'Occident se décline au pluriel. Ce serait un message d'espoir.

Une année a passé depuis que la majorité « plurielle » l'a emporté. Les réussites ne manquent pas. Pourtant, hors de nos frontières, nos positions culturelles s'érodent dans le silence du monde. Et le passif risque de s'alourdir. En l'an 2000, la créativité se déplacera à Rome, Londres, Berlin ou Hanovre, quand Paris restera en demi-teinte. Ce déficit n'est pas seulement celui de l'âme. A terme, il menace notre influence politique et compromet nos chances économiques.

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