Cap à gauche,
cap vers l'audace

Jack Lang

Point de vue signé par Jack Lang, député-maire de Blois, paru dans le quotidien Le Monde daté du 20 août 1998


 
La confiance rétablie, la croissance repartie, l'espoir au rendez-vous. Ne boudons pas notre plaisir et savourons cet instant de grâce. La politique d'équilibre et de sagesse conduite avec talent par le gouvernement Jospin a rassuré la nation, élargi l'assise populaire de la gauche et redonné ardeur et optimisme au pays.

L'espérance appelle l'espérance. Nombreux sont ceux qui, confiants dans leur gouvernement, attendent que son capitaine, fort de ce premier succès, s'en serve comme d'un levier d'un changement encore plus profond et oriente clairement notre action vers le cap de l'audace.

L'audace consiste d'abord à reléguer au magasin des accessoires ce cliché éculé : l'étatisme serait de gauche, la libération de l'économie de droite. Le gouvernement actuel a esquissé un New Deal idéologique en pilotant la privatisation - osons ce vilain mot ! - de plusieurs compagnies nationales. Sans tambour ni trompette, mais avec détermination et efficacité. Ces cessions d'actifs ne sont en soi ni de droite ni de gauche. Ce sont leurs modalités (clandestines ou transparentes) ou leurs finalités (simple bouche-trou des finances publiques ou source de dynamique économique) qui en définissent la coloration politique.

Un État libéré de ses scléroses et de ses boulets, de ses déficits et de ses dettes, donnera toutes ses chances à la création trop souvent bridée de richesses économiques. Tell est l'une des missions de la gauche contemporaines : faire émerger ce que Denis Olivennes appelle une " économie solidaire de marché "

Encore faut-il, à la différence de 1983, assumer franchement et clairement cette métamorphose intellectuelle, appeler un chat un chat, et en finir avec la pratique schizophrénique du double langage : le discours enflammé des congrès (" plus à gauche que moi, tu meurs ") et le discours rigoureux de l'action gouvernementale (" plus pragmatique que moi, tu ne fais pas mieux ").

Cette mise à neuf de la pensée et de l'action n'est qu'un modeste préalable. Elle est au service d'un idéal de gauche autrement plus difficile à atteindre : bousculer l'ordre des choses, mettre le pays en mouvement.

Et d'abord, le recul des inégalités. Pour vitales et courageuses qu'elles soient, les premières réformes ne peuvent à elles seules ébranler les hiérarchies sociales. Le moment est venu de s'attaquer avec la dernière énergie aux trois blocs d'inégalités qui, tel le granit, paraissent inexorablement résister à la volonté des gouvernements : les inégalités devant les conditions de vie, les inégalités devant l'éducation, les inégalités devant l'emploi.

Les inégalités devant les conditions de vie sont le visage quotidien de l'injustice. Dans nos quartiers, la situation s'est tellement dégradée que ni la loi sur l'exclusion ni la reconstitution d'un ministère de la ville - mesures pourtant nécessaires - ne guériront le mal. Ce ne sont pas quelques adjoints de sécurité supplémentaires qui juguleront la délinquance, ni l'empilement des crédits au logement (Palulos et PLA) qui humanisera le cadre de vie, ni le ripolinage des zones d'éducation prioritaires (ZEP) qui sortira les jeunes de l'impasse. A situation exceptionnelle, méthode exceptionnelle. Un mot d'ordre : la déghettoïsation ; un principe d'efficacité : l'unité d'action. Un commissaire de la République à la ville dans chaque département devrait être doté ainsi des pleins pouvoirs pour reconstruire, réaménager, refonder, revivifier. Arracher ces quartiers à la désespérance : ce sont les " grands travaux " d'aujourd'hui.

Les inégalités devant l'éducation sont plus criantes que jamais. Trop de jeunes sont laissés sur le carreau sans filet de rattrapage. Certes, par ces propos décapants, le ministre de l'éducation a secoué les conservatismes. On ne peut que s'en réjouir. Malheureusement, sur le terrain, le paysage scolaire ou universitaire reste à peu près inchangé, à l'exception de la boufée d'oxygène des emplois-jeunes et du plan social étudiant. La fabrique à sélectionner les héritiers et à écarter les autres continue à tourner à plein régime. Comme en 1988, le combat contre l'échec scolaire doit redevenir la priorité des priorités. De simples colmatages ne peuvent suffire. L'égalité des chances est à réinventer : substituer l'esprit d'initiative à la consommation passive, encourager le travail d'équipe plutôt que la compétition individuelle, et surtout restaurer l'unité du savoir, aujourd'hui fragmenté et saucissonné en une multitude de disciplines concurrentes.

Le gouvernement a rallumé la machine à créer des emplois. Le retour de la croissance, les emplois-jeunes, un climat favorable aux investissements et à la consommation ont permis un premier recul du chçomage. Mais d'autres traitements de choc sont nécessaires si nous voulons vraiment enrayer le mal.

Ne nous voilons pas la face. Si les 35 heures sont une conquête sociale, elles ne seront créatrices d'emplois que marginalement. D'autres pistes méritent d'être explorées : l'allègement massif des charges sur le travail non qualifié, l'aide à la création d'entreprise, la conversion des indemnités de chômage en encouragements positifs à l'insertion dans la vie active, et surtout une stratégie offensive de la croissance. L'audace, aujourd'hui, c'est de tout faire pour ramener le nombre de chômeurs sous la barre des 2 millions avant le terme de la législature.

Mais, pour terrasser ces trois blocs d'inégalités, les mesures techniques ne peuvent suffire. Seule la mobilisation puissante du pays - ses intelligences, ses talents, ses cœurs, ses énergies - permettra de briser les résistances au changement. Trop d'hommes politiques ont oublié ce que le Mondial leur a révélé : le désir d'aventures collectives.
La France donne le meilleur d'elle-même chaque fois qu'elle s'assigne un grand dessein de civilisation. A la gauche de retrouver pleinement sa vocation historique : mettre le pays en mouvement
La France donne le meilleur d'elle-même chaque fois qu'elle s'assigne un grand dessein de civilisation. A la gauche de retrouver pleinement sa vocation historique : mettre le pays en mouvement. Trois chantiers peuvent nourrir notre imaginaire commun : la démocratie, la jeunesse, l'Europe.

Le rajeunissement de notre maison commune - la République - fait l'objet de premières réformes : l'inscription automatique sur les listes électorales des jeunes de dix-huit ans, limitation du cumul des mandats, la parité hommes-femmes. Sans méconnaître l'encombrement du calendrier parlementaire, on aimerait une démarche plus alerte. Pourquoi, par exemple, tarder à redonner ses lettres de noblesse au Parlement et à mieux protéger les droits des citoyens face aux arbitraires ? Des mesures simples y contribueraient : droit de saisine directe du Conseil constitutionnel par les justiciables, création de la fonction de " protecteur des droits des citoyens ", nomination d'un médiateur des enfants.

Plus largement, notre démocratie a besoin d'une respiration nouvelle. Les grands débats de société doivent retrouver leur place au cœur de la cité : les drogues, l'euthanasie, la bioéthique, l'environnement et la vie en couple. La société est plus en avance qu'on ne le croit sur ses élites. Par une maïeutique collective, nos concitoyens doivent se saisir de ces enjeux et devenir les coauteurs de leur destin commun. Longtemps wagon de queue de la démocratie en Europe, la France pourrait en être l'une des locomotives.

La gauche contemporaine, la gauche de l'innovation, que j'appelle de mes vœux, doit aussi retrouver le chemin de la jeunesse. Cette génération a particulièrement souffert de la crise. Avec la baisse du chômage des moins de vingt-cinq ans, la route de l'avenir ne lui est plus barrée. Elle attend désormais un souffle, un message. Elle ne demande qu'à se passionner, à se transcender, à inventer et à bâtir. Il appartient à l'État d'irriguer ces terres fécondes et de générer une floraison d'initiatives et d'utopies concrètes : de la culture au sport, de la solidarité à l'environnement, des droits de l'homme à l'éducation, des nouvelles technologies à la création d'entreprise. C'est moins une question d'argent que d'état d'esprit : la volonté de déplacer les montagnes du scepticisme, l'aptitude à nouer un dialogue direct et sans complaisance avec les nouvelles générations, la capacité à soulever les enthousiasmes.

L'énergie de la jeunesse peut aussi se cristalliser autour de grands projets emblématiques. Malheureusement, aucun événement fort ne se profile à l'horizon. Après le triomphe du Mondial, la France a le devoir de s'inventer d'autres fêtes partagées, d'autres rendez-vous, d'autres réalisations phares.

Un troisième chantier offre aux forces de l'avenir une nouvelle frontière spirituelle : l'Europe. Non pas évidemment cette Europe en panne d'idées, et à ce point grisailleuse qu'elle se confond avec le mur. Mais une Europe proche, familière, concrète.

Voici que l'année 1999 donne une chance de rebondir : le renouvellement du Parlement et de la Commission européenne. Si le SPD l'emporte en Allemagne en septembre, la social-démocratie européenne sera la clef de voûte de notre architecture politique. Occasion où jamais de sortir de l'impasse d'Amsterdam. L'Europe du futur sera une Europe de l'imagination et de la jeunesse ou elle ne sera pas. Face à une Amérique sans cesse en renouveau, l'Europe n'a pas d'autre choix : innover ou décliner.

Une inflexion de cap s'impose donc : libérer au plus vite les forces de création économique et intellectuelle pour vaincre les inégalités. Il faut partout donner sa chance à la chance. La France croit de nouveau en elle, les Français espèrent de nouveau en leur gouvernement. Les prudents objecteront qu'il faut du temps pour transformer en profondeur. Raison de plus pour ne pas perdre une minute.

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