Une démocratie
transformée

Jack Lang



  Entretien accordé par le ministre de l'éducation nationale, Jack Lang, au quotidien Le Monde daté du mercredi 14 février 2001
  Propos recueillis par Patrick Jarreau et Pascale Robert-Diard

 

Vous aviez organisé, en 1996, la convention du PS intitulée " Démocraties ". Cinq ans après, qu'est-ce qui a été fait, qu'est-ce qui reste à faire ?
Ce qui a changé, d'abord, c'est la pratique du pouvoir. Le gouvernement de Lionel Jospin a innové dans ses rapports avec le Parlement: par la présence personnelle du premier ministre, chaque semaine, à l'Assemblée nationale, pour répondre, expliquer, commenter; par son refus de recourir à l'article 49-3 ou au vote bloqué; par une plus grande acceptation du droit d'amendement et de propositions de loi parlementaires. Jamais le Parlement n'a été à ce point entendu, respecté, reconnu.

Dans les textes, aussi, les choses ont évolué. Tout ce qui était constitutionnellement possible a été fait : une première limitation du cumul des mandats et des fonctions, l'inscription automatique des jeunes de dix-huit ans sur les listes électorales, la réduction du mandat présidentiel à cinq ans et, bien sûr, la parité hommes-femmes. Dans un mois se produira un véritable tremblement de terre avec l'arrivée de deux cent mille à deux cent cinquante mille femmes dans les conseils municipaux !

Les enquêtes d'opinion continuent pourtant de témoigner d'une défiance des citoyens vis-à-vis de la politique...
Les citoyens ont le sentiment que le pouvoir n'est pas seulement politique ; il est aussi économique, judiciaire, médiatique, international ou médical. Le pouvoir politique est un pouvoir parmi d'autres. La seule voie de réhabilitation du pouvoir politique, c'est sa relégitimation par le suffrage universel et l'approfondissement de la démocratie. Loin d'être un luxe, la démocratie est le pain quotidien d'une société vivante. Nous sortons d'une époque marquée, dans les débuts de la Ve République, par une certaine forme d'autocratisme, de bonapartisme. Nous entrons dans une phase nouvelle, et il me semble qu'il faut désormais un autre bond en avant.

Il faut à la fois un meilleur équilibre des pouvoirs et un renforcement des droits des citoyens. Pour les institutions, il y a deux voies possibles : un vrai régime présidentiel, qui suppose que l'on supprime la fonction de premier ministre. Je crois que personne ne prendra ce risque : le premier ministre est un fusible, une protection, un paravent. Et puis, dans notre pays si attaché aux traditions, la fonction garde un parfum des hautes époques de l'histoire : Richelieu, Mazarin, Turgot... Seule reste donc la voie de la parlementarisation, avec le retour d'une forme de souveraineté législative et de vrais moyens de contrôle budgétaire, à l'image du Congrès américain.

Quel sort réservez-vous au Sénat ?
Je suis partagé entre deux tentations opposées. La première, c'est sa suppression. Le bicaméralisme n'a aucune raison d'être dans un pays qui n'est pas fédéral. Cependant, comme je pense qu'on ne le supprimera pas, parce que personne n'a envie de connaître le sort de de Gaulle en 1969, il faut le réformer profondément. Commençons par ramener à cinq ans la durée du mandat des sénateurs, comme d'ailleurs de toutes les assemblées délibérantes.

Généraliser le quinquennat ?
Toute réflexion sur la durée des mandats électoraux pose la question des droits du citoyen-électeur. Les gouvernements conservateurs ont accumulé les entraves à une expression claire et régulière des citoyens. La France les additionne toutes ! C'est le pays des longs mandats : neuf ans le Sénat, sept ans le président jusqu'à maintenant, six ans les assemblées locales. C'est aussi le pays du cumul des mandats et des fonctions. C'est, enfin, celui des scrutins indirects, Sénat et conseils généraux.

Il faut que le quinquennat soit généralisé à l'ensemble des mandats électifs. Cinq ans, c'est déjà beaucoup. N'oublions pas que la moyenne des mandats, dans les autres pays démocratiques, est de quatre ans. Il faut une loi claire et programmée dans le temps pour la réduction drastique du cumul des mandats et des fonctions, tout en maintenant, me semble-t-il, un minimum de lien entre le local et le national. Enfin, il faut abolir les scrutins indirects : supprimer les cantons pour redonner une légitimité aux départements en élisant les conseils généraux dans une circonscription unique.

Avez-vous le sentiment que le climat social et économique est plus propice à des réformes aussi profondes ?
Absolument, mais à une condition: il faut être pragmatique et simple. Je suis convaincu – et je crois que c'est aussi le sentiment du premier ministre – que la question des compétences des collectivités locales ne peut pas être résolue si elle ne s'accompagne pas d'une réflexion sur les missions de l'Etat. Dans l'année qui va venir, on ne pourra pas séparer la redistribution des pouvoirs à travers les territoires d'une redéfinition des politiques publiques nationales sur l'aménagement du territoire, l'architecture, le social ou l'éducation. C'est un paradoxe français : plus les politiques nationales sont fortement dessinées, plus s'épanouissent les initiatives locales.

Le projet de statut de la Corse s'inscrit-il dans cette logique ? Ne traduit-il pas, au contraire, la volonté d'une collectivité de s'extraire des politiques nationales ?
Une politique nationale, c'est aussi une politique qui reconnaît les singularités. Le débat sur la Corse est surréaliste ! Toutes les grandes îles de la Méditerranée et de l'Atlantique bénéficient d'un régime particulier de gestion. Le régime de la Sicile ou de la Sardaigne est infiniment plus autonome que celui proposé pour la Corse !

Que proposez-vous quant aux droits des citoyens ?
L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme établit comme principe la nécessité de " garantir les droits ". Je suggère, d'abord, que l'on inscrive en toutes lettres dans la Constitution ce qui n'y figure pas : le droit à la dignité, qui est consubstantiel à l'espèce humaine.

Nous devons, ensuite, continuer les réformes de la justice, jusqu'à l'autonomie du parquet. Mais si l'on veut améliorer ce qui a été entrepris depuis 1997, il faut aller plus loin encore. Puisque la réforme du Conseil supérieur de la magistrature a été bloquée par le Sénat, franchissons une nouvelle étape ! Je pense qu'il faudrait substituer au Conseil supérieur de la magistrature un conseil supérieur de la justice qui veillerait à ce que justice soit rendue aux citoyens. Ce conseil devrait comporter 40 % de magistrats, élus par leurs pairs, et 60 % de personnalités désignées par le Parlement et de représentants des associations de droits de l'homme.

Faut-il revoir le fonctionnement du Conseil constitutionnel ?
Nous sommes arrivés, à mon avis, au terme d'une évolution. Il faut maintenant créer une véritable Cour constitutionnelle. Le Conseil est devenu une sorte d'organe politique d'arbitrage entre la majorité et l'opposition. Le mode de désignation de ses membres est trop politique. Les Cours constitutionnelles allemande, espagnole, italienne, autrichienne sont composées de juristes expérimentés, reconnus dans leurs domaines et désignés par une majorité renforcée du Parlement, des quatre cinquièmes, ce qui oblige les parlementaires à faire preuve de pluralisme. Ensuite, il faut que le Conseil constitutionnel examine toutes les lois, au lieu d'être saisi seulement de celles que lui défère l'opposition. En outre, il doit pouvoir être saisi par les citoyens lorsqu'ils estiment qu'une décision de justice méconnaît leurs droits constitutionnels.

La campagne présidentielle offre-t-elle l'opportunité d'engager ce débat général sur les institutions et sur les missions de l'Etat ?
Je m'exprime ici, bien sûr, à titre personnel. Il reviendra au candidat du Parti socialiste de décider et de choisir. Je crois, cependant, que les réformes à accomplir sont des réformes d'ampleur. Nous allons entrer dans un autre monde. Nous y sommes déjà depuis 1997. On ne peut pas revenir en arrière, et l'année 2002 va marquer une césure encore plus importante. Ce que Lionel Jospin avait préfiguré en 1995 et en 1997 sera certainement une des grandes têtes de chapitre du débat présidentiel.

La question est de savoir comment décider ces changements. On peut choisir la voie traditionnelle de l'article 89 et du Congrès ; mais certaines réformes ont d'ores et déjà buté sur l'opposition du Sénat, comme celle du Conseil supérieur de la magistrature.

Personnellement, je rêverais que la nouvelle présidence, la nouvelle législature se placent, dès les premiers mois, sous le signe d'une démocratie transformée. Pourquoi ne pas envisager que l'ensemble de ces réformes fasse l'objet d'un référendum sur la base de l'article 11, qui pourrait avoir lieu en même temps que les élections législatives ? Après le choix du président, en mai, la consultation de juin aurait deux fonctions : le choix d'une majorité de députés et celui d'une démocratie rajeunie, transformée.

La " VIe République " ?...
Sûrement pas ! Ne faisons pas renaître les débats théologiques! Quel est le secret de la survie de la Constitution américaine deux siècles après son adoption ? C'est sa transformation permanente, par des amendements souvent fondamentaux. Nous sommes, nous, hommes de gauche, paradoxalement, les meilleurs serviteurs de la Constitution de 1958 lorsque nous l'adaptons, lorsque nous la rénovons, lorsque nous la transformons. C'est quand un système prétend être gravé dans le marbre pour l'éternité qu'il court les plus grands risques d'être un jour abattu d'un bloc.»

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
© Copyright Le Monde Interactif


Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]