Le droit d'auteur, fils des Lumière

Jack Lang


Point de vue signé par Jack Lang, député du Pas-de-Calais, paru dans le quotidien Le Monde daté du 18 décembre 2005

 
L'Assemblée nationale va examiner le 20 décembre un projet de loi transposant la directive européenne sur les droits d'auteur et les droits " voisins " dans la société de l'information. Le hasard fait bien les choses : vingt ans après, presque mois pour mois, nous fêtons l'anniversaire de la loi du 3 juillet 1985 sur les droits d'auteur et les droits voisins, adoptée par le Parlement à l'unanimité.

J'ai combattu sans relâche à cette époque, en tant que ministre de la culture, pour que cette loi voie le jour - car elle n'a pas manqué d'obstacles sur sa route, ne serait-ce que l'opposition des grands médias audiovisuels ou les réserves de certains ministères. Elle a constitué, avec la loi sur le prix unique du livre de 1981, la principale mesure législative contribuant à affirmer haut et fort la primauté de la logique de la création artistique sur les impératifs de la rentabilité immédiate.

Son objet se résume ainsi : s'appuyant sur la loi déjà votée en 1957 sur la propriété littéraire et artistique, elle a adapté les droits de tous les partenaires de la création, auteurs, artistes interprètes, entreprises de production, à l'évolution des nouvelles techniques de communication. En ce sens, je crois pouvoir dire qu'elle fut un texte novateur, et du reste de nombreux pays ont adopté à sa suite une législation similaire.

Ses principales dispositions méritent d'être rappelées. La redevance pour copie privée des œuvres musicales ou des films a été instituée, juste compensation à l'enregistrement à titre privé d'une œuvre sur une cassette ou un support vierges - auquel le consommateur est certes libre de procéder, mais qui prive les créateurs d'une partie du produit de leur travail. Les droits des auteurs ont été précisés pour le câble et le satellite. Les droits voisins des artistes et des producteurs, jusqu'alors négligés, ont été reconnus. La licence légale a été instaurée pour le passage des disques à la radio. Le champ du droit d'auteur a été étendu aux logiciels informatiques et aux œuvres de commande en publicité...

Le droit d'auteur, à présent largement étendu sur le continent européen, a été inventé par la France. Il est fils des Lumières et de la Révolution française. Il est au cœur de notre vie culturelle, et je n'hésite pas à le dire, il est un élément de l'identité de notre pays. Le droit d'auteur, et c'est ce qui le différencie du copyright anglo-saxon, plus utilitariste, est d'inspiration " personnaliste ". Une œuvre de l'esprit appartient à celle ou à celui qui l'a créée : celui-ci est " reconnu " comme tel, et celle-là a une valeur. C'est pourquoi il est à la fois un droit moral, dont la justification est éthique, et un droit patrimonial, dont l'objet est économique. C'est pourquoi aussi la loi de 1985 a répondu à une double exigence : une exigence de rémunération, car les créateurs doivent disposer de moyens à la fois pour produire et pour vivre ; mais aussi et surtout une exigence de justice, puisque ces créateurs étaient auparavant spoliés.

Plus que jamais aujourd'hui, le respect du droit d'auteur m'apparaît comme un impératif catégorique. N'est-ce pas lui qui fonde l'exception culturelle, selon laquelle les biens et services culturels ne sont pas des produits comme les autres, et en définitive sont le garant de la diversité culturelle ?

Vingt ans plus tard, force est de constater que de nouveaux et profonds changements technologiques sont intervenus, avec Internet et le téléphone mobile. Voici dès lors le droit d'auteur confronté à de nouveaux défis, qu'incarnent l'apparition des logiciels " peer to peer " et le téléchargement en ligne de la musique, et aussi des films...

L'ère du numérique modifie en partie les pratiques de la jeunesse et transforme les conditions de propagation des œuvres à travers le monde. Il ne saurait s'agir de s'y opposer, et on ne peut que se réjouir de voir singulièrement élargies les possibilités d'accès de tous à la culture, au savoir, à la connaissance.

Mais ce mouvement ne peut pas, et ne doit pas se faire au détriment des créateurs ou au prix du démantèlement de leur système de droits : les conséquences dommageables seraient énormes. Sans droit de regard sur le mode de diffusion de leurs œuvres, et sans l'indispensable rétribution des créateurs, il n'y aura plus de création, c'est aussi simple que cela. Or, tandis que la représentation nationale est amenée à nouveau à se prononcer sur le droit d'auteur, la polémique fait rage depuis plusieurs mois, et je constate qu'un fossé semble séparer des positions antagonistes et souvent radicales.

La liberté sans règles, celle de tout charger et copier sans jamais rien demander ni payer, renvoie à une époque que l'on croyait révolue, où l'artiste était censé ne vivre que d'amour et d'eau fraîche. La répression sans nuances revient à condamner les lampistes. D'un côté, on stigmatise le " P2P ", au risque de passer à côté des mutations de la société. De l'autre, on diabolise les majors du disque, en oubliant que le droit d'auteur est d'abord celui... des auteurs, et de plus en négligeant l'éminente fonction des producteurs indépendants qui soutiennent l'innovation artistique.

En fait, le dialogue nécessaire entre des positions contradictoires a du mal à se nouer. Certes, la proposition d'une licence globale pour les fichiers " P2P " n'est pas satisfaisante, en l'état. Mais la recherche et l'étude de nouvelles pistes sont un impératif. Ce n'est faire offense à personne que de le reconnaître. Or, si l'on n'y parvient pas, si le dialogue est impossible, c'est parce que n'est pas au rendez-vous une volonté politique assez ambitieuse. Comment le pouvoir actuel, qui a massacré le programme pour les arts à l'école et laissé le Medef décider du sort des intermittents du spectacle, avant que ceux-ci ne se révoltent, pourrait-il s'ériger en arbitre reconnu de tous ?

J'ai une double conviction, qui doit être à mon sens le fil conducteur de l'action d'aujourd'hui comme elle fut celui d'alors. La première est qu'il faut tout faire pour rassembler, et non diviser, les partenaires de la création, au-delà de leurs divergences conjoncturelles d'intérêts ou de points de vue : devant l'avancée constante de la logique marchande, qui veut normaliser nos modes de vie et de pensée et nous réduire à l'état de consommateurs passifs, les créateurs sont d'autant plus forts qu'ils sont unis. La seconde est que la nécessaire prise en compte des droits de ceux-ci, leur contenu et leur niveau de rémunération, doit être animée d'une haute ambition : il n'y a pas de culture au rabais.

Le monde change, la loi doit être en harmonie avec notre temps. A révolution technologique, nouveau modèle économique et culturel. Mais sans jamais oublier les créateurs... Car ce serait nous effacer nous-mêmes.
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