Pour l'Europe des cultures

Jack Lang


Entretien avec Jack Lang, député du Pas-de-Calais, accordé à l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur daté du 5 mai 2005
Propos recueillis par Bernard Géniès


 

Imaginons un cas de figure. Un des administrés de votre circonscription est libraire-disquaire à Boulogne-sur-Mer. Il est inquiet pour l’avenir de son commerce. Il craint notamment qu’en cas d’adoption de la Constitution européenne la loi sur le prix unique du livre soit remise en question. Il a donc décidé de voter non. Que lui dites-vous ?
J’ai peine à croire qu’un libraire soit tenté de voter non. Pourquoi? En 1981, nous avons fait voter la loi sur le prix unique du livre. Cette loi emblématique, une des premières de la présidence de François Mitterrand, était fondée sur un principe clair: un bien de l’esprit ne peut pas être assimilable à une marchandise ordinaire, et à ce titre il relève d’une politique originale, singulière, particulière, de protection et de soutien. Elle a marqué la première étape de la longue marche vers la reconnaissance de l’exception culturelle. Cette volonté nationale, traduite donc par une loi, s’est heurtée à des résistances multiples dans la société française d’abord, en Europe ensuite. Plusieurs grandes surfaces ou hypermarchés ont réussi à faire déférer notre loi devant la Cour européenne de Luxembourg. Dans le traité de Rome, il n’y avait pas un mot sur la culture, sauf au détour d’une phrase sur les trésors nationaux, le patrimoine. Notre loi risquait donc d’être déclarée contraire au traité. Nous avions de bonnes chances d’être vaincus. Alors je me suis bagarré, car la politique, la culture, l’Europe, c’est d’abord un combat. Nous avons fini par obtenir gain de cause. L’arrêt a été rendu par la Cour européenne de Luxembourg, qui, tout en affirmant bien sûr les grands principes du traité de Rome, a reconnu l’impératif culturel comme justifiant un régime législatif dérogatoire du droit commun.

Ce que redoute précisément notre libraire, c’est que cette loi puisse être remise en question par les autres Etats européens...
Il est impensable que l’on puisse remettre en question ce texte. Ce serait en contradiction formelle avec le traité constitutionnel. Mais si par extraordinaire une telle intention voyait le jour, alors la France pourrait saisir la Cour européenne de Luxembourg. Il faut d’ailleurs noter à l’inverse qu’à notre exemple plusieurs autres pays ont épousé ou imaginé un système comparable. C’est là je crois qu’il faut être fiers collectivement du combat que nous avons mené pendant vingt ans. Ces vingt ans de lutte ont permis à l’exception culturelle française d’être pleinement reconnue par ce traité d’envergure.

Revenons à notre libraire de Boulogne. Il vend aussi des disques. Depuis plusieurs mois, son chiffre d’affaires est en baisse. Comme beaucoup, il souhaiterait voir diminuer la TVA sur le disque. Or il sait qu’un certain nombre de pays européens s’opposent à cette baisse. Il comprend d’autant moins cette opposition qu’un pays comme la Suède, où la TVA sur le disque est à 25%, appartient à ce camp du refus...
La question que vous soulevez n’est pas fondamentalement changée par le traité, c’est vrai. Il est un fait qu’un pays progressiste comme la Suède, et d’autres aussi, s’opposent à ce que l’harmonisation fiscale et sociale puisse être décidée à la majorité qualifiée. Pourquoi ? Parce qu’ils redoutent qu’une harmonisation décidée à la majorité qualifiée puisse se faire par le bas, entraînant par exemple la baisse des avantages sociaux. Mon expérience me permet cependant d’affirmer que lorsqu’on a un objectif clair, quand on s’y prend méthodiquement, obstinément, dans le respect des autres Etats aussi, on peut parvenir à ses fins. Dans le passé, nous avons bien obtenu une baisse de la TVA sur le livre ! Le gouvernement Raffarin a fait croire qu’il voulait obtenir une baisse de la TVA sur le disque, mais dans le même temps il a chargé la barque en réclamant ce qui lui paraissait plus important électoralement, une baisse de la TVA sur les bistrots, cafés et restaurants. On ne peut pas tout demander en même temps, il faut savoir choisir sa cible !

L’Europe traîne cependant parfois les pieds. Dans le domaine du cinéma par exemple, le programme Media + souffre d’une faible dotation budgétaire: 400 millions d’euros seulement lui ont été alloués entre 2000 et 2004...
Je suis un des «inventeurs» de Media +, structure destinée à soutenir la distribution et la diffusion des œuvres audiovisuelles et des films européens. Il faut se rendre compte que la marche a été longue et s’est heurtée à beaucoup de résistances. Quand j’étais en responsabilité, j’ai eu beaucoup de difficulté à convaincre certains pays comme le Danemark ou la Suède, plus tard la Finlande, d’accepter l’idée même d’une Europe de la culture. L’Europe, ça veut dire aussi se mettre à la place des autres. Ils avaient peur de la domination des grands pays qu’étaient la France, l’Allemagne, l’Italie éventuellement. Ils ont finalement compris qu’il y avait un plus grand méchant loup que le petit loup français: c’est la puissante industrie américaine de l’audiovisuel et des loisirs.

Pour les acteurs de la vie culturelle, quelles sont les vraies nouveautés qu’apporte la Constitution ?
On peut les regrouper en trois grands chapitres. Le premier concerne ce que j’avais appelé en 1981 « l’exception culturelle », expression à laquelle on préfère désormais celle de « diversité culturelle ». Nous devons revendiquer avec fierté cette victoire française aujourd’hui incorporée dans un traité international.

Le deuxième, c’est la protection de l’Union européenne face à la mondialisation libérale. Les Français, et en particulier le gouvernement Jospin, se sont battus pour obtenir que lors des négociations extra-européennes de l’Union la règle de l’unanimité soit maintenue. Concrètement cela signifie que la France, ou tout autre Etat membre, peut faire jouer son droit de veto. Dans le cas où des négociations avec l’Organisation mondiale du Commerce pourraient déboucher sur des accords internationaux qui remettraient en question la diversité culturelle, l’article 315-4 prévoit, je le cite, que « le Conseil statue à l’unanimité pour la conclusion d’accords dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels lorsque ceux-ci risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union ». La rédaction de cet article a donné lieu à une vraie bagarre, j’en ai été le témoin au sein du gouvernement Jospin. Nous étions minoritaires en Europe sur ce sujet, mais nous avons obtenu gain de cause parce que nos amis européens ont consenti des concessions.

La troisième disposition nouvelle, l’article 3-280, concerne la possibilité pour l’Union, que nous avons introduite nous aussi les Français, de concevoir des politiques culturelles européennes à l’échelle de l’Europe. Pour en faciliter la mise en œuvre, nous avons proposé qu’elles soient soumises à la majorité qualifiée. Ces éléments ne doivent cependant pas faire perdre de vue que les politiques de la culture, de l’éducation, de la recherche relèvent principalement, sinon exclusivement, de la compétence nationale.

Les adversaires de la Constitution lui reprochent d’utiliser un langage où l’on trouve bien trop souvent des mots comme « libéralisme », « libre concurrence »...
Qu’est-ce que ça veut dire, la « libre concurrence » ? Cela veut dire, et on a raison, qu’on est contre l’accaparement de la société ou de l’économie par des monopoles, par des trusts ou par des cartels. Je regrette que l’on n’aille pas plus loin. Je pense en particulier à la presse, au pluralisme des médias. Ce principe de la libre concurrence, il faudrait en effet l’imaginer plus exigeant encore, afin par exemple d’empêcher ces concentrations qui autorisent des groupes bénéficiant de commandes d’Etat de détenir des télévisions, des groupes d’édition ou des groupes de presse.

Comment expliquez-vous que celui qu’on appelait autrefois le peuple de gauche soit à ce point aujourd’hui divisé, alors que les arguments en faveur du « oui » paraissent limpides ?
Peut-être avons-nous lancé trop tardivement notre campagne, sans nous apercevoir que depuis des mois et des mois le poison des contre-vérités a été systématiquement instillé par les adversaires de la Constitution - pour des raisons d’ailleurs qui n’ont rien à voir avec l’Europe. Beaucoup de ceux qui défendent le non se contrefichent de l’Europe comme de leur première liquette. Ils utilisent l’Europe à des fins d’ambition personnelle et de petits calculs politiques. D’ailleurs, avez-vous jamais entendu dans la bouche de ces partisans, quels qu’ils soient, un mot, une phrase, qui témoigne de leur part d’un esprit d’ouverture aux autres peuples, aux autres cultures ? Pour moi, la beauté de l’Europe, c’est le partage : partage d’expériences, partage de cultures, partage d’idées, partage de richesses aussi, qui finalement bénéficie à chacun des peuples. Moi-même, comme ministre, dans les fonctions que j’ai exercées, je me suis inspiré, pour imaginer la politique des bibliothèques, des musées, la politique des auteurs, de l’éducation, la politique artistique, d’expériences menées en Suède, en Angleterre, en Allemagne, en Italie ou ailleurs. C’est ça l’Europe aussi: prendre le meilleur des expériences des uns et des autres.

Quand vous interrogez, comme je l’ai fait moi-même, des hommes comme Lula ou Gilberto Gil, qui nous soutiennent, ils disent : « Comment imaginer que les Français disent " non " à un tel texte ? Nous rêvons de construire en Amérique latine ce que vous avez fait en Europe. » Nelson Mandela, que je connais un peu, me disait à Noël : « Quelle chance vous avez de pouvoir réaliser ce que nous n’avons pas encore été capables de construire en Afrique. » Les créateurs, les intellectuels, les éducateurs français doivent absolument se mobiliser en faveur de cette Constitution parce qu’elle est une œuvre de démocratie et qu’elle porte un projet culturel au sens le plus noble du terme. Il ne faut quand même pas oublier que cette Constitution, c’est nous qui l’avons voulue ! La plupart des dispositions les plus neuves, ce sont les Français, notamment les Français de gauche, qui les ont arrachées. Et d’un seul coup nous viendrions renier ce qui nous a été le plus cher ! Grâce à l’action de la gauche européenne, nous avons pu imposer une vision antilibérale, antimercantile de la culture, de l’éducation, de la recherche. Ces droits-là, il faut le dire, il faut le répéter, sont ultraprotégés par cette Constitution !

La victoire du non serait la victoire des ultralibéraux, qui seraient bien trop heureux de remettre en question tous les acquis pour lesquels nous nous sommes battus. Il est parfaitement stupide de désigner l’Europe comme la responsable de toutes les difficultés que notre pays connaît à l’heure actuelle. Les vrais responsables de cette situation ne sont ni à Bruxelles ni à Strasbourg. Ils sont à Paris, à l’UMP, à l’Elysée, à Matignon, au Medef !

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