Pour la semaine
de quatre jours

Pierre Larrouturou

par Pierre Larrouturou
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 29 septembre 1993


 
Pouvons-nous encore compter sur la croissance pour créer des emplois ? Non, quelle que soit la politique monétaire de notre pays, car le chiffre de 3 % borne les prévisions à moyen terme les plus optimistes de croissance moyenne pour l'économie mondiale. La France ne peut faire beaucoup mieux. Ce chiffre apparaît donc comme une contrainte, et cette contrainte implique la croissance inéluctable du nombre des chômeurs.

Constatant les ravages que provoque le chômage des jeunes, certains voudraient diminuer nettement le coût du travail des moins de 25 ans pour augmenter leur employabilité. Hélas, les simulations montrent que l'effet en termes de création nette d'emplois de ce type de mesure serait très limité. On prévoit surtout un effet de substitution : on licencierait des 25-30 ans pour embaucher des 18-25 ans.

Toutes les autres pistes semblant sans issue, on parle régulièrement du développement des emplois de proximité. Accompagnement et soins à domicile des personnes âgées dépendantes, accueil des petits enfants ou protection de la nature : l'INSEE et le BIPE estiment à 150 000 le nombre des emplois correspondant à des besoins potentiels actuellement non satisfaits.

Certaines des mesures du plan quinquennal devraient permettre la concrétisation d'une partie de ces emplois. Mais qui peut croire vraiment que la multiplication des pompistes, guichetiers, péagistes et autres aides caissières constituerait une réponse à la hauteur des enjeux ?

Constatant que toutes les autres " solutions " sont soit inefficaces soit disproportionnées et que la diminution du volume total annuel d'heures travaillées est, depuis vingt ans, une constante de notre économie, un nombre croissant de chefs d'entreprise, de syndicalistes, de citoyens et d'élus en viennent à se demander si la réduction du temps de travail ne devrait pas être l'axe fort d'une véritable politique de l'emploi. L'idée n'est pas neuve : en réduisant la durée du travail, Roosevelt avait créé 1 750 000 emplois ; Keynes prédisait à ses petits-enfants qu'ils ne travailleraient que 30 heures par semaine et, dans son rapport à Raymond Barre, P. Giraudet suggérait déjà, en 1980, de diminuer la durée maximale annuelle de travail de 17 % en trois ans !

Comme la nécessité de lutter contre l'inflation, la réduction du temps de travail sera bientôt l'objet d'un large consensus. Mais, de même qu'il y a différentes façons de lutter contre la hausse des prix, plus ou moins efficaces, il y a de multiples voies possibles pour réduire la durée du temps de travail : faut-il, comme on le lit parfois, réduire chaque année la durée hebdomadaire d'une demi-heure ou de trois quarts d'heure ? Il semble que l'effet en termes de création d'emplois serait très faible : quel patron va embaucher si la durée du travail diminue de 2 % ? Dans la plupart des cas, ce sont les heures supplémentaires (déclarées ou non) et la productivité qui augmenteront et non pas le nombre des salariés. Par ailleurs, changer chaque année la durée du travail serait un handicap pour notre économie : modifier tous les ans les emplois du temps, l'organisation de la production et de la maintenance, etc., risquerait d'annuler en partie l'effort de maîtrise et de stabilisation des process (flux tendus, zéro défaut...) réalisé depuis quelques années par notre système de production.

La réduction du temps de travail doit être massive pour créer vraiment des emplois. Peut-on alors conclure que le passage aux 35 heures doit constituer une disposition majeure de la loi quinquennale ? Des entreprises dynamiques (Findus, par exemple) sont déjà passées aux 35 heures et ont pu combiner création d'emplois et diminution des coûts de production : l'augmentation de la durée d'utilisation des machines, la meilleure qualité des productions, un climat social plus serein ont permis de compenser le surcoût salarial. Le passage rapide aux 35 heures (5 journées de 7 heures) pourrait permettre, sous certaines conditions, de créer plus d'un million d'emplois mais il serait sans effet pour un grand nombre d'actifs : tous ceux - transporteurs routiers, contremaîtres, commerciaux ou cadres - qui ne comptent pas leurs heures et continueraient à faire 50 heures ou 60 heures par semaine. Le passage aux 35 heures n'aurait pas d'effet sur le chômage de ces catégories de salariés alors qu'elles sont de plus en plus touchées (chômage des cadres : + 23 % en 1992). De plus, les 35 heures risqueraient de provoquer dans l'entreprise une coupure entre ceux, cantonnés dans des tâches d'exécution, qui travailleraient 35 heures et ceux " ayant des responsabilités " qui continueraient à en faire 50 ou 60. Pour ces raisons, les 35 heures ne nous paraissent pas être la solution.

Stabilité de la masse salariale

Il nous semble que le passage rapide aux 4 jours sur 5 constitue aujourd'hui le meilleur moyen de lutter radicalement contre le chômage : le week-end conserverait son statut actuel ; du lundi au vendredi, les usines et les bureaux garderaient sensiblement les mêmes horaires, mais chaque salarié ne travaillerait que 4 jours.

Après débat national et négociations, une loi pourrait fixer le cadre de cette évolution : " Au 1er janvier 1996, la durée légale hebdomadaire de travail sera de 33 heures réparties sur 4 journées... " Chaque entreprise fixe librement la date de son passage aux 4 jours sur 5 (d'ici au 1er janvier 1996). Au moment où elle passe aux 4 journées sur 5, les salaires nets baissent en moyenne de 5 % (3 % pour les plus bas salaires avec compensation intégrale entre 1 et 1,1 fois le SMIC par le biais des allocations logement). Volonté de vivre autrement et peur du chômage font que les esprits évoluent rapidement : 87 % des salariés seraient prêts à baisser leur salaire de 5 % pour passer à la semaine de 4 jours et 43 % accepteraient même une diminution de 10 %. Il nous semble pourtant qu'une forte baisse des salaires n'est pas souhaitable car elle pourrait avoir des effets négatifs sur les investissements (construction neuve, achats de voiture, etc.) ou la consommation des ménages, et déstabiliser des pans entiers de notre économie.

La stabilité de la masse salariale au moment du passage aux 4 jours sur 5 est un facteur-clef de succès de ce projet. Au moment du passage aux 4 jours sur 5, nous proposons que les entreprises et les salariés soient totalement exonérés des cotisations chômage (8,81 % au 1 août 1993).

" Toutes choses étant égales par ailleurs ", le passage de 39 à 33 heures (- 15 %) devrait conduire à une augmentation de 18 % des effectifs. En fait, au vu des sureffectifs existant aujourd'hui dans de nombreuses entreprises et au vu des progrès de productivité réalisables avant la mise en place effective des 4 jours sur 5, il semble nécessaire pour obtenir des créations massives d'emplois de prévoir un dispositif incitant très fortement les entreprises à embaucher : l'entreprise ne bénéficierait totalement de l'exonération des allocations chômage qu'à condition d'augmenter de 10 % ses effectifs permanents. Pour certaines qualifications, dans certaines régions, il sera sans doute difficile de recruter les salariés que le passage aux 4 jours sur 5 nécessite. Des dérogations pourront alors être accordées par les directions départementales du travail. Peut-être ces dérogations toucheront-elles au total 10 % des salariés. Cela ne doit pas empêcher le mouvement général et la création massive d'emplois qu'il va permettre.

Il nous semble utile d'instituer, au moment du passage aux 4 jours sur 5 un système d'intéressement-compensation : la participation rapide aux bénéfices de l'entreprise permet une compensation partielle ou totale des baisses de salaire. Ce système devrait bénéficier d'abord aux plus bas salaires. Il pourrait bénéficier également aux syndicats, parties prenantes de la bonne marche de l'entreprise.

Pour toutes ces questions (baisse des salaires, système de compensation...), l'évolution prévue par la loi s'applique, sauf si un accord de branche est intervenu dans les mois qui suivent sa promulgation. La négociation dans l'entreprise (ou la branche décentralisée) porte aussi bien sur les questions débattues à des niveaux " supérieurs " que sur les conditions concrètes de mise en oeuvre des 4 jours sur 5. Il nous semble nécessaire que la loi fixe le cadre général : compter uniquement sur des négociations décentralisées limiterait fortement la portée de la réforme, car 52 % des salariés travaillent dans des entreprises de moins de 50 salariés où le dialogue entre partenaires sociaux est très réduit, et de nombreuses entreprises ne mettent pas en œuvre les accords de branche.

Tous les acteurs (entreprises, salariés et personnes en recherche d'emploi, Etat) devraient trouver avantage au passage rapide aux 4 jours sur 5. Certes, les entreprises vont devoir se réorganiser, recruter (sans doute entre 10 % et 12 % de leurs effectifs initiaux) et peut-être former de nouveaux salariés, mais leurs coûts vont baisser (diminution des salaires nets de 5 %, baisse des charges de 8,8 %, gains de productivité, durée d'utilisation des équipements : + 6 % ou plus...) et les commandes devraient augmenter (effet de relance dû au retour à l'emploi d'un grand nombre de chômeurs et au retournement des anticipations), permettant une meilleure rentabilisation des investissements. Le passage aux 4 jours sur 5 doit être l'occasion de mettre en place une organisation et un management qualifiants, de moderniser les relations humaines : lignes hiérarchiques plus courtes, plus grande délégation, enrichissement des tâches, flexibilité fonctionnelle (un grand nombre de postes étant tenus par deux personnes), renouveau du dialogue syndical, gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (le cinquième jour pouvant servir à la formation professionnelle). Passer aux 4 jours sur 5, c'est " travailler moins pour travailler tous ", mais aussi " travailler moins pour travailler mieux ".

Une option réaliste

L'idée du passage rapide aux 4 jours sur 5 a déjà été exposée à plusieurs chefs d'entreprise (PME et grosses entreprises, entreprises publiques et privées). Aucun ne l'a trouvée utopique ou dangereuse. Certains, jugeant qu'elle avait de fortes chances d'être retenue au niveau national et voyant les bénéfices qu'ils pouvaient en tirer (flexibilité, climat social et motivation, image...), sont déjà en train d'en étudier les modalités pratiques d'application. Les politiques actives de réduction du temps de travail mises en oeuvre depuis quelques mois dans certaines entreprises (comme Digital Equipment) montrent in vivo que le passage aux 4 jours sur 5 est une option réaliste, y compris pour les cadres. Par ailleurs, comme la compétitivité des entreprises n'est pas touchée par le passage aux 4 jours sur 5, cette évolution peut être décidée au niveau national sans attendre que nos partenaires européens prennent position sur cette question. Pour le salarié, le passage aux 4 jours sur 5 devrait assurer une meilleure qualité de vie (" travailler moins pour vivre mieux " au travail comme le reste du temps) et la certitude de garder longtemps son emploi : il n'y a plus de sureffectifs dans l'entreprise et les gains de productivité sont synonymes de compensation salariale et non plus de suppressions d'emplois (tous les trois ans, l'Assemblée nationale pourrait réétudier la question du temps de travail).

Il est malaisé de prévoir dans le détail quels seront les effets macro-économiques du passage aux 4 jours sur 5 : les modèles économétriques habituels n'ont pas été paramétrés pour simuler de telles évolutions. Du fait de la condition posée (augmenter de 10 % les effectifs), on peut toutefois estimer - en tenant compte des effets induits - que le nombre des emplois créés sera compris entre 2 millions et 2,2 millions. Mais il est difficile de prévoir quel sera l'effet d'appel et donc la diminution nette du nombre des chômeurs.

Une politique volontariste

La diminution massive du nombre des chômeurs devrait permettre une économie de 160 à 170 milliards sur les 400 milliards que coûte actuellement le chômage. C'est une valeur supérieure au volume des cotisations chômage que l'Etat prendrait à sa charge (127 milliards en 1993). L'Etat devrait dégager ainsi les moyens financiers nécessaires aux autres dimensions de la lutte contre le chômage.

A moyen et long terme, le passage aux 4 jours sur 5 semble structurellement une mesure bénéfique pour la collectivité car il devrait permettre à chacun d'avoir une vie plus sereine (dépenses de santé et de sécurité en baisse), d'avoir plus de temps pour sa vie familiale et ses loisirs, de participer davantage à la vie associative, etc. En diminuant la peur face aux gains de productivité, en facilitant la formation permanente des adultes et en permettant - si les adultes y consacrent davantage de temps - une meilleure éducation des enfants, le passage aux 4 jours sur 5 constitue un atout essentiel pour la compétitivité globale de notre économie.

Le passage rapide aux 4 jours sur 5 ne constitue pas " la " solution, la pierre philosophale qui résoudrait d'un coup tous nos problèmes d'emploi. Mais il pourrait être l'axe majeur d'une politique volontariste autour duquel s'ordonneraient, avec une efficacité renforcée, les moyens classiques de lutte contre le sous-emploi : relance du bâtiment, meilleure régulation de nos échanges commerciaux, parcours personnalisés de retour à l'emploi, développement de la formation en alternance, simplification administrative...

" Les utopistes les plus dangereux, ce sont aujourd'hui les conservateurs ", affirmait récemment M. Camdessus, directeur général du FMI : la situation se détériore trop vite (objectivement et dans les esprits) pour que les uns ou les autres, prisonniers de leurs anciens discours, refusent d'étudier et de mettre en oeuvre les évolutions rapides que tous attendent. Sans doute certains penseront-ils que nous minimisons les risques liés à une réforme aussi ambitieuse, et que le passage rapide aux 4 jours sur 5 serait dangereux pour notre pays. En 1936, tous les experts prévoyaient que les congés payés allaient définitivement ruiner notre économie. Or nous sommes à présent à 5 semaines de congés annuels et notre économie est parmi les plus puissantes au monde.

Il y a dix ans, la gauche a eu le courage de rompre avec ses dogmes pour mettre la lutte contre l'inflation au premier rang de ses objectifs et désindexer les salaires. La droite réformiste saura-t-elle, à son tour, adapter ses discours et son action aux nécessités et aux aspirations de notre temps ? Les prises de position d'un nombre croissant d'élus de la majorité nous le laissent espérer.

© Copyright Le Monde Interactif

Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]