Un nouvel enthousiasme


par Pierre Larrouturou et Michel Rocard
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 21 mai 1998




Pierre
Larrouturou



Michel
Rocard



La croissance sera forte en France dans les deux prochaines années, mais le chômage ne baissera que faiblement. La nouvelle était, il y a peu, à la « une » de tous les journaux. Les prévisions du FMI confirment celles de l'OFCE pour alimenter le malaise ambiant et nous remettre, collectivement, face à nos responsabilités : la croissance pour quoi faire ? Au service de quelle stratégie antichômage ?

Contre le chômage, il n'y a pas de solution unique, mais le dossier du temps de travail nous paraît être crucial. Martine Aubry regrettait récemment le manque d'enthousiasme que suscitent les 35 heures. Sans doute faut-il se méfier du travers bien français de la critique systématique. Mais nous sommes nombreux à penser qu'il est possible d'améliorer la loi sur le temps de travail. Lionel Jospin et son équipe ont su rétablir la confiance l'amélioration de la consommation en est une preuve, mais l'enthousiasme manque encore. Il ne pourra venir que de victoires nettes et durables contre le chômage.

Le 10 octobre 1997, Lionel Jospin a signifié clairement que l'un des rôles du politique est de mettre l'économie au service de l'homme. Il a rappelé que la loi est un outil qui peut renforcer le lien social et la liberté du plus grand nombre. Il a exprimé la primauté du politique sur l'économique. C'est sans doute ce qui explique la réaction épidermique du CNPF. Symboliquement, le « retournement » nécessaire a eu lieu. Mais, concrètement, tout reste à faire ! Il serait dramatique que cette affirmation forte de la primauté du politique ne débouche pas sur un recul massif du chômage.

Comment éviter que le mouvement ne soit trop lent ? Comment casser le chômage qui est en train de détruire notre République ? Il nous faut respecter quatre facteurs-clefs de succès : créer une dynamique nationale autour du temps de travail, dépasser les 35 heures, casser deux tabous financiers et donner enfin son sens à la mutation que nous vivons.

Créer d'abord une vraie dynamique autour du temps de travail. Aujourd'hui, on en est loin. Le débat est confisqué par quelques experts. Un brouillard épais entoure ce dossier et la majorité des Français ne croit pas à l'impact sur l'emploi des 35 heures. On ne change pas la société par décret. Surtout si chacun doute de l'équilibre du système et nourrit, au fond, le sentiment que le remède pourrait être pire que le mal. Le besoin d'explication est considérable.

Pour sortir du scepticisme et de la confusion, il nous faut un bon projet mais aussi un vrai débat public sur le temps de travail. C'est le seul moyen de répondre à la multitude de questions que chacun se pose sur ce sujet, de casser les peurs et de permettre à l'ensemble des citoyens d'être vraiment acteurs du changement. Le chômage est au coeur des inquiétudes de nos concitoyens ; il mérite bien un débat national avant que les partenaires sociaux ne commencent réellement à négocier. L'adoption solennelle d'une loi cadre sur le temps de travail, précédée d'un débat approfondi, permettrait de définir ensemble un nouveau contrat social, d'assurer la stabilité de la nouvelle norme et de responsabiliser tous les acteurs.

Que mettre dans ce nouveau contrat ? Il nous faut un objectif mobilisateur. Or, pour beaucoup de salariés, les 35 heures n'ont guère de sens. Comment un camionneur, un cadre ou un employé de banque peut-il faire 7 heures par jour ? On ne va pas fermer l'agence une heure plus tôt ni embaucher quelqu'un pour une heure chaque soir. Dans un nombre croissant de métiers, seule une réduction du nombre de jours travaillés est pertinente. C'est un point essentiel : si les cadres ne peuvent pas s'approprier ce projet, la dynamique restera faible dans les entreprises. Dans certaines entreprises, le passage à 35 heures a élargi le fossé entre les « indispensables » (qui continuent de facto, à faire 45 ou 50 heures) et les « interchangeables » (passés à 35 heures).

Pour vraiment faire reculer le chômage, il faut aller, sans étape intermédiaire, à une semaine de 4 jours. Même avec plus de flexibilité, même avec des gains de productivité importants (5 % ou 10 %), l'entreprise devra nécessairement embaucher. En Allemagne, Klaus Zwinckel, leader d'IG Metall, affiche l'objectif des 32 heures en 2000. En Belgique, le PS et les deux grands syndicats de salariés demandent les 4 jours. En France, la CFDT, depuis son dernier congrès, demande une loi cadre sur les 32 heures. A FO, à la CGT, à la CFTC comme à la CFE-CGC, un nombre croissant de responsables et de fédérations prennent position pour les « 4 jours-32 heures ».

C'est un des paradoxes du dossier : tout se jouera dans la négociation entreprise par entreprise, mais il faut créer une dynamique nationale avec un objectif, un symbole mobilisateur. Slogan pour slogan, les 4 jours à la carte nous paraissent meilleurs que les 35 heures. Avec plus de 3 millions de chômeurs, les demi-mesures ne sont moralement, socialement et politiquement plus acceptables.

On n'arrivera pas à financer un mouvement général massivement créateur d'emplois sans casser deux tabous : la question des salaires et l'utilisation des fonds des caisses de chômage. Il n'est évidemment pas question de diminuer les revenus proches du SMIC, mais, quand la réduction du temps de travail est assez massive, la plupart des salariés acceptent de baisser un peu leur salaire (3 % en moyenne et jusqu'à 5 % pour les cadres). « Parler de la semaine de 4 jours en refusant de baisser les salaires, c'est parler de vacances supplémentaires. Dans un pays où il y a 4 millions de chômeurs, c'est obscène », expliquait récemment un syndicaliste CFDT en Bretagne. Dans le Gers, c'est un délégué CGT qui s'exclamait : « 3 %, c'est tellement minime que, pour moi, ça n'est pas une baisse de salaire. » Ne sous-estimons pas la capacité de solidarité et le réalisme économique d'un grand nombre de Français.

Second tabou : il faut mettre sur la table la question d'une autre utilisation des fonds de l'Unedic. Si l'entreprise crée réellement des emplois durables, il paraît normal que ses cotisations chômage diminuent. Si, comme annoncé le 10 octobre, c'est à l'Etat de financer la manoeuvre, le budget pour 1998 est de 3 milliards. Alors que le budget des caisses de chômage est supérieur à 130 milliards. La création d'emplois va faire baisser le nombre des chômeurs et augmenter le nombre des salariés cotisants aux caisses de maladie et de retraite. Les partenaires sociaux qui gèrent ces systèmes devraient donc tous souhaiter le succès de cette dynamique. Et si, dans certaines branches, les gains de productivité sont faibles et donc l'effet sur l'emploi plus important, une partie des 60 milliards de « plus-values » que la croissance va apporter au budget de l'Etat pourra être mise à contribution pour éviter toute augmentation du coût du travail peu qualifié.

Le chômage et l'exclusion sont à la source de l'essentiel des problèmes de la société française. Il est temps d'arrêter l'homéopathie et d'engager les grandes manoeuvres. Selon le groupe emploi de l'Association nationale des docteurs ès sciences économiques, une baisse de 20 % de la durée moyenne du travail accompagnée d'une baisse de 10 points des cotisations pourrait créer 1,5 à 2 millions d'emplois. C'est un chantier gigantesque mais l'objectif est autrement motivant que les 200 000 à 400 000 emplois attendus avec le texte de loi.

Enfin, il faut que nous disions le sens de l'évolution en cours. 39 heures, 35 ou 32 heures ? En fait, le chiffre, on s'en moque. L'essentiel est dans une réduction massive de l'horaire de tous ceux qui travaillent, débouchant sur de réelles créations d'emplois. Et puis, c'est de nos vies qu'il s'agit ! La question est de savoir si, malgré les doutes, tous les échecs, nous avons encore envie de vivre ensemble, de « faire nation » pour que vivent les valeurs universelles de liberté et d'égalité. La question n'est plus « pour ou contre la loi cadre ? » mais plutôt « dans quelle société vivrons-nous demain ? La France est-elle capable d'humaniser la mondialisation ou bien va-t-elle se laisser ronger par ses peurs ? » C'est sans doute la force de la semaine de 4 jours : elle ouvre pour chacun de nous et pour l'ensemble de la société la possibilité de nouveaux modes de vie. Elle peut apporter à notre pays un grand souffle d'enthousiasme.

© Copyright Le Monde Interactif

Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]