Pour le travail en partage


Point de vue signé par Pierre Larrouturou et Michel Rocard paru dans le quotidien Libération daté du 8 février 2005




Pierre
Larrouturou



Michel
Rocard



« Il faut descendre à 32 heures, sans étape intermédiaire. Cela obligera toutes les entreprises à créer des emplois », affirmait Antoine Riboud, un des plus grands patrons européens, en septembre 1993. Onze ans plus tard, la durée réelle du travail pour un emploi à temps plein est en moyenne de 38,8 heures (Insee, juillet 2003) et le Premier ministre veut augmenter le temps de travail sous prétexte d'augmenter les salaires et de créer des emplois.

Certes, il y a urgence à s'attaquer au chômage. Depuis la réélection de Jacques Chirac, le nombre de chômeurs a augmenté de 200 000 ! Et cet indicateur officiel n'est que la partie émergée de la précarité qui ravage notre pays. Si l'on tient compte des chômeurs cherchant des emplois en CDD, à temps partiel ou en intérim et des chômeurs de plus de 55 ans dispensés de recherche d'emploi, le total des inscrits à l'ANPE dépasse les 4 200 000. Plus d'un million d'adultes survivent avec le RMI et des millions n'ont que des emplois précaires. CDD, intérim, temps partiel subi... 12 % des salariés ont un salaire inférieur au Smic. Un salarié sur huit a un salaire inférieur au salaire minimum ! La multiplication de ces emplois précaires est humainement une catastrophe. Aujourd'hui, pour des millions d'hommes et surtout de femmes, la vie consiste en une alternance de périodes de chômage et de périodes de précarité : la galère à durée indéterminée...

A un tel niveau, chômage et précarité déséquilibrent complètement la négociation entre salariés et entreprises. Dit ou non dit, le « si t'es pas content, tu peux aller voir ailleurs » remplace souvent toute vraie négociation. Combien de millions de salariés doivent se contenter des conditions de travail et des salaires qui leur sont imposés ? De ce fait, dans tous les pays d'Europe, ce qui va aux salaires dans la richesse nationale a considérablement diminué. En France, la part des salaires dans le PIB a chuté de 9 % en vingt ans. 9 % de chute, ce sont cette année quelque 130 milliards d'euros qui vont rémunérer le capital alors qu'ils iraient aux salariés si le marché du travail retrouvait l'équilibre de 1980. 130 milliards, c'est deux fois le budget de l'Education nationale, dix fois le déficit prévisionnel des retraites... C'est considérable. 130 milliards d'euros sur une année ! Il ne faut pas s'étonner que la bulle financière ait autant enflé et que le salaire moyen stagne...

Pour justifier le retour aux 40 heures, Jean-Pierre Raffarin met en avant la faiblesse des salaires. N'a-t-il pas compris que, tant que chômage et précarité resteront à ce niveau, la pression à la baisse sur les salaires continuera de s'exercer ? Tant que chômage et précarité resteront à ce niveau, le stress des salariés continuera d'augmenter. La croissance restera molle. Les ressources de l'Etat, des collectivités et de la Sécu (basées essentiellement sur les salaires et la consommation) stagneront et nous aurons les plus grandes difficultés à financer les services publics et les retraites... La crise que nous traversons est complexe et multiforme mais le chômage est au coeur de la crise. Nous ne pouvons pas nous résigner. Nous ne devons pas baisser les bras. Casser le chômage doit être une priorité absolue.

Le chômage est-il dû à un manque de compétitivité ? Les 5 millions de chômeurs allemands sont-ils dûs à un manque de compétitivité ? L'excédent commercial allemand était, l'an dernier, de 150 milliards d'euros alors que l'excédent de la Chine était de 30 milliards seulement. Malgré la hausse de l'euro, l'excédent allemand est cinq fois plus important que l'excédent chinois ! Est-il sérieux de répéter que le chômage, en Europe, est dû à un manque de compétitivité ? N'en déplaise au Medef et aux libéraux, le chômage ne s'explique pas globalement par un défaut de compétitivité. Certes, il y a des entreprises qui délocalisent (c'est toujours un traumatisme pour les salariés et pour les territoires concernés) mais il y a aussi des relocalisations et des investissements de développement sur notre territoire.

La France est, depuis plusieurs années, parmi les deux ou trois pays du globe qui attirent le plus d'investissements étrangers sur leur territoire. Nous vivons dans des sociétés de plus en plus riches économiquement. Jamais nous n'avons connu une telle abondance mais jamais non plus nous n'avons connu autant de chômage. Comment expliquer ce paradoxe ? Nous vivons une révolution telle que l'humanité n'en a jamais connu : alors qu'il avait fallu presque cent quarante ans pour que la productivité soit multipliée par deux (entre 1820 et 1960), elle a depuis été multipliée par cinq. La révolution industrielle du XIXe et l'invention du travail à la chaîne en 1917 sont des gains de productivité presque ridicules au regard de ceux réalisés depuis 1960. C'est une vraie révolution : le nombre d'étudiants a été multiplié par sept ! Grâce aux robots et aux ordinateurs, la productivité a progressé de façon inouïe. En un quart de siècle, l'économie française produit 70 % de plus avec 10 % de travail en moins. Depuis 1974, le total des heures travaillées (tous secteurs confondus) est passé de 41 milliards d'heures à 36,9 milliards en 2000 (Insee).

Mais, dans le même temps, la population active passait de 22,3 à plus de 26 millions de personnes. Le travail nécessaire à l'économie a baissé de 10 % mais le nombre de personnes disponibles a augmenté de 18 %. Un écart de 28 % s'est donc creusé entre l'offre et la demande de travail. C'est la principale explication du chômage. Si, dans le même temps, la durée individuelle du travail avait baissé de 28 %, le chômage serait resté à son niveau de 1974. Mais, hélas, notre contrat social est bloqué. La durée du travail pour un emploi normal a très peu baissé : si l'on tient compte des heures supplémentaires, la durée réelle du travail est aujourd'hui de 38,8 heures en moyenne, pour un emploi à plein temps (Insee 2003, avant les assouplissements Fillon...). C'est donc un «partage du travail» assez sauvage qui s'est mis en place : 3 millions de personnes font 0 heure par semaine (les chômeurs) ; 19 millions travaillent plein pot (parfois trop) alors que 4 millions sont à temps partiel (via les CDD ou l'intérim).

Dans le même temps, l'espérance de vie a augmenté de cinq ans et l'arrivée sur le marché du travail a été retardée de trois ans en moyenne. Pour les plus jeunes d'entre nous, il est donc difficile de s'arc-bouter sur le maintien de la retraite à 60 ans. La retraite à 60 ans était légitime en 1971 quand elle est devenue la revendication de nombreux syndicats et partis de gauche. Trente ans après, pour rester fidèles à nos valeurs, pour assurer un bon revenu à tous les retraités, il faut faire évoluer le contrat social. Travailler un peu plus longtemps pour sauver les retraites, à condition de travailler beaucoup moins (chaque semaine ou chaque année) pour casser le chômage et vivre autrement...

Aux Etats-unis, la durée moyenne du travail est de 33,7 heures. Une des inégalités les plus choquantes du système américain est l'inégalité dans l'accès au travail. La durée du travail est supérieure à quarante heures pour tous ceux qui ont un bon job. Mais la durée moyenne ­ sans compter les chômeurs ­ est de 33,7 heures (Bloomberg, 3 décembre 2004) car des millions de salariés n'ont que des miettes de travail : comment peut-on faire vivre sa famille avec dix heures de travail par semaine ? Aux Etats-Unis, il n'y a pas eu de débat ou de négociation sur le temps de travail. C'est le marché qui répartit le travail : des bons jobs pour certains (40 ou 42 heures par semaine) et pour d'autres des miettes (10 heures par semaine)... Est-ce ainsi que nous voulons vivre ?

La durée moyenne du travail est de 31,7 heures aux Pays-Bas et de 35,1 heures en Grande Bretagne (Eurostat)... Vus les gains de productivité réalisés dans toutes nos économies, le débat n'est pas pour ou contre la RTT. Mais plutôt quelle RTT ? RTT organisée par le marché (précarité, stress et concurrence permanente) ou RTT organisée par le débat, le référendum et la négociation ?

En période de crise, il est plus facile de jouer sur les peurs et de parler au cerveau reptilien que de parler à l'intelligence et au cerveau citoyen. En 1917, quand Ford affirmait qu'il fallait des règles collectives pour augmenter les salaires (afin de soutenir la consommation), quand Kellog passait ses usines à 30 heures (et augmentait les salaires de 12 %) pour « donner du travail à 300 chefs de famille », ils ont été moqués par la plupart des patrons américains. En période de crise, le bon sens ne veut-il pas que l'on travaille plus ? Ce bon sens reptilien a conduit à la crise de 1929... Ce même bon sens inspire aujourd'hui Raffarin quand il incite chacun à travailler un peu plus. En réalité, le seul moyen de rééquilibrer le marché du travail pour augmenter vraiment les salaires, le meilleur moyen de relancer la croissance et de sauver les retraites, c'est de s'attaquer frontalement au chômage. Ce qui passe par une forte baisse du temps de travail.

Des centaines d'entreprises sont déjà passées à quatre jours. A partir de l'effet sur l'emploi observé chez ces 400 pionniers, une étude du ministère du Travail estimait, en 1997, qu'un mouvement général vers les quatre jours créerait 1 700 000 emplois en CDI. Mais beaucoup, à gauche, ont peur d'être ridicules en reparlant du temps de travail. Et puis, faut-il vraiment faire le bilan des 35 heures ? Elles devaient être une étape vers les 32 heures, mais qui s'en souvient ? On a peur d'être ridicule, de « faire réchauffé ». Mais la peur n'est pas bonne conseillère. Serons-nous capables de rouvrir un vrai débat sur cette question cruciale avant que la précarité généralisée ne débouche sur une crise majeure ?
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