Temps de travail : | ||||||||||||||||||||||||||||||||
Point de vue signé par Pierre Larrouturou, porte-parole de l'Union pour l'Europe sociale, et Michel Rocard, député européen, paru dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur daté du 21 octobre 2004 | ||||||||||||||||||||||||||||||||
« Il faut descendre à 32 heures, sans étape intermédiaire. Cela obligera toutes les entreprises à créer des emplois. » affirmait Antoine Riboud, l’un des plus grands patrons européens, en septembre 1993. Onze ans plus tard, la durée moyenne du travail pour un emploi à temps plein est proche en France de 38,8 heures (Insee juillet 2003). La durée moyenne - tous emplois confondus - est de 33,7 heures aux Etats-Unis (Bloomberg juillet 2004) et le débat sur la réduction du temps de travail est de plus en plus confus. Est-il possible d’y voir un peu plus clair sur le chômage et sur le temps de
travail ? Commençons par le chômage. En 1993, toute la classe politique affirmait la gravité de la crise sociale. Certains dénonçaient un vrai Munich social. Le mal semble aujourd’hui s’être banalisé. Le gouvernement Raffarin commence même à parler d’embellie ! La situation est-elle moins grave qu’en 1993 ? Certes, le nombre officiel de chômeurs (catégories 1 et 6 de l’ANPE, chômeurs cherchant un CDI à plein temps) a diminué de 180 000. Mais dans le même temps, les autres catégories de l’ANPE (chômeurs cherchant des emplois en CDD, à temps partiel ou en intérim…) augmentaient de 340 000 et les plus de 55 ans dispensés de recherche d’emplois (disparaissant des chiffres médiatisés bien que toujours au chômage) augmentait de 120 000. Au total, plus de 4 millions d’hommes et de femmes sont au chômage, plus d’un million au RMI et des millions en emplois précaires.
Une croissance riche… en emplois pauvres.C’est le chômage qui fait stagner les salaires...130 milliards d’euros sur une année ! Il ne faut pas s’étonner que la bulle financière ait autant enflé et que le salaire moyen stagne. 130 milliards d’euros, voilà de quoi améliorer nettement la situation d’un grand nombre de familles… 130 milliards, c’est 2 fois le budget de l’éducation nationale, c’est 10 fois le déficit prévisionnel des retraites, c’est 24 fois le budget de la justice, 150 fois celui de l’environnement. Economiste au CNRS, Thomas Piketty compare cette baisse relative des salaires à la réforme fiscale mise en œuvre par Pierre Mauroy au début des années 80. Ce fut la réforme fiscale la plus favorable aux salariés. Elle aboutit à déplacer, en faveur des salariés, quelques 0,3 % du PIB. La baisse de la part des salaires observée depuis cette date est 30 fois plus importante ! Sans un mot, sans un débat à l’Assemblée, sans jamais faire la Une des journaux, la pression du chômage et de la précarité a provoqué la plus importante « contre réforme » fiscale de notre histoire ! Tant que chômage et précarité resteront à ce niveau, la pression à la baisse sur les salaires continuera de s’exercerLa baisse des retraites a commencé… et va s’accélérerMais, dans l’état actuel du marché du travail, demander aux salariés de travailler deux ans de plus, c’est faire 1 400 000 chômeurs en plus ! Si l’on repousse le départ en retraite de deux années, en effet, non seulement la population active ne va pas baisser (comme on nous l’a dit si souvent) mais elle va augmenter dans ces proportions. Ce ne serait pas très bon pour les chiffres du chômage et cela n’aurait qu’un effet virtuel sur le financement des retraites si ces 1 400 000 bientôt retraités ne cotisent pas parce qu’ils sont au chômage… On va remplacer des retraités mal pensionnés par des chômeurs mal indemnisés. Quel progrès ! Aujourd’hui, quand un salarié solde sa retraite (à 61 ans en moyenne), il est au chômage ou au RMI depuis 3 ans en moyenne. Rendre obligatoire deux années de cotisation supplémentaire sans avoir radicalement fait reculer le chômage ne sert à rien. Cela revient à demander aux gens de travailler plus longtemps alors qu’ils manquent de travail. On ne pourra pas sauver les retraites si on ne sort pas du chômage !Peut-on compter sur la seule croissance ?En voyant l’évolution de la croissance sur les 40 dernières années, il est difficile de croire que « la croissance va revenir » et régler, seule, tous nos problèmes… Comment s’étonner de la mollesse de la consommation quand on compte 4 millions de chômeurs, des millions de précaires et des millions de salariés inquiets pour leur avenir ? Par peur du chômage, par peur des défaillances du système de retraite, nombreux sont ceux qui épargnent et diminuent leur consommation. Or, la base de la société de consommation, c’est que tous puissent consommer. Si rien de décisif n’est fait pour relancer la consommation, l’Europe va s’installer pour longtemps dans un régime de croissance molle alors que beaucoup de nos leaders attendent de la croissance la solution à la crise sociale et à la crise des finances publiques. Peut-on durablement compter sur les retombées de la croissance américaine ?Aux Etats-Unis, une dette totale nettement supérieure à celle de 1929 (en % du PIB)Ce ratio (dette totale / PIB) a doublé depuis 1980 ! Comme les taux d’intérêt sont actuellement à un niveau extrêmement faible, les intérêts payés pour cet endettement faramineux ne sont pas excessifs. Mais que se passera-t-il si les taux d’intérêt remontent ? Des millions de familles, étranglées par les frais financiers, devront réduire drastiquement leur consommation. La stagnation menace. « L’épargne nette des Etats-Unis représente seulement 0,7 % du PIB, son plus bas historique. L’économie américaine reste à la merci de corrections sévères. Si, à ce stade, la déflation ne l’a pas encore emporté, les risques de déflation restent importants. » (Stephen Roach, chef économiste de Morgan Stanley - Les Échos 16/09/03). « Le dollar est assis sur une bombe atomique : le déficit de la balance des paiements qui atteint 5 % du PIB américain. Tant que la croissance américaine reste dynamique, les marchés continuent d’acheter des dollars et la situation est gérable. Mais si l’inverse se produisait, la bombe pourrait très bien exploser. » explique Daniel Cohen, Professeur d’économie à l’E.N.S. (Le Monde 16/09/03)… Il n’est donc pas possible de compter durablement sur les retombées de la croissance américaine pour tirer la croissance européenne. Pour éviter une crise économique majeure, il faudrait même que l’Europe puisse être un moteur économique puissant quand la croissance américaine va caler. Au bout de trente ans de crise, c’est une erreur fondamentale de croire encore que la solution à la crise sociale viendra de la croissance. Il faut inverser la proposition : c’est en s’attaquant radicalement au chômage et à la précarité que l’on pourra retrouver une croissance forte et stable. Pour faire baisser le chômage, faut-il doper nos entreprises en baissant les salaires ?Faute d’être imité par d’autres employeurs, Ford dut s’aligner assez rapidement sur la norme commune. Mais la crise des années 30 lui donne raison. Après la deuxième guerre mondiale, dans de nombreux pays, l’Etat intervient dans le domaine salarial : fixation d’un salaire minimum par la loi, progression des salaires assurée par des conventions collectives… Faut-il aujourd’hui remettre en cause ces conventions collectives et accepter les remises en cause que veulent imposer les libéraux dans plusieurs pays d’Europe ? Ce serait le meilleur moyen d’aggraver et d’accélérer la crise. Ce n’est pas par philanthropie que Ford augmentait les salaires de ses ouvriers. Ce n’était pas par dirigisme qu’il demandait des règles du jeu collectif. C’était pour assurer le bon fonctionnement du marché. Les libéraux vont-ils le comprendre avant que la crise sociale ne débouche sur une crise économique et politique majeure ? Un problème de compétitivité ?Comprendre le chômage d’abondance
Pour vaincre le chômage, il faut en comprendre l’origine. Nous vivons dans des sociétés de plus en plus riches économiquement. Jamais nous n’avons connu une telle abondance mais jamais non plus nous n’avons connu autant de chômage et de précarité. Comment expliquer ce paradoxe ? Nous sommes en train de vivre une révolution telle que l’humanité n’en a jamais connue. Alors qu’il avait fallu presque 140 ans pour que la productivité soit multipliée par deux (entre 1820 et 1960), elle a ensuite été multipliée par CINQ en seulement trente ans. Ce qu’on a appelé la révolution industrielle du XIXème ou l’invention du travail à la chaîne (en 1917) sont des gains de productivité presque ridicules au regard de ceux réalisés depuis 1960. C’est une vraie révolution : en deux générations, le niveau d’intelligence collective a considérablement augmenté dans notre pays. Le nombre d’étudiants a été multiplié par 7 ! Des milliards sont investis chaque année dans la formation continue, d’autant plus efficacement qu’on a investi dans la formation initiale. Grâce à la multiplication des robots et des ordinateurs, la productivité du travail humain a progressé de façon inouïe. En un quart de siècle, l’économie française produit 70 % de plus avec 10 % de travail en moins. Depuis 1974, le total des heures travaillées (tous secteurs confondus) est passé de 41 milliards d’heures à 36,9 Mds en 2000 (Insee). Mais, dans le même temps, la population active disponible augmentait fortement passant de 22,3 à plus de 26 millions de personnes. Le travail nécessaire à l’économie a baissé de 10% mais le nombre de personnes disponibles a augmenté de 18 %. Un écart de 28 % s’est donc creusé entre l’offre et la demande de travail. Cet écart est la principale explication du chômage. Si, dans le même temps, la durée individuelle du travail avait baissé de 28 %, le chômage serait resté à son niveau de 1974. Mais, hélas, notre contrat social est bloqué. La durée du travail pour un emploi normal a très peu baissé : avec les heures supplémentaires, la durée réelle du travail est aujourd’hui de 38,8 heures en moyenne, pour un plein temps (Insee juillet 2003, avant l’entrée en vigueur des assouplissements Fillon). C’est donc un «partage du travail» assez sauvage qui s’est mis en place : 3 millions de personnes font 0 heure par semaine (les chômeurs); 19 millions travaillent plein pot (parfois trop); 4 millions sont à temps partiel, en CDD ou intérim. Paradoxe inexplicable !Dans le même temps, l’espérance de vie a augmenté de 5 ans et l’arrivée sur le marché du travail a été retardée de 3 ans en moyenne. Pour les plus jeunes d’entre nous, il est donc difficile de s’arc-bouter sur le maintien de la retraite à 60 ans. La retraite à 60 ans était légitime en 1971 quand elle est devenue la revendication de nombreux syndicats et partis de gauche. Trente ans après, pour rester fidèles à nos valeurs, pour assurer un bon revenu à tous les retraités, il faut faire évoluer le contrat social : travailler un peu plus longtemps pour sauver les retraites mais travailler beaucoup moins chaque semaine ou chaque année pour casser le chômage et vivre autrement… 33,7 heures, durée moyenne du travail aux Etats Unis (Bloomberg juillet 2004).Les 4 jours, ça marche !Comment financer le passage à 4 jours sans augmenter les coûts de production ?Quel impact macro-économique ?La RTT n’est évidemment pas le seul outil à notre disposition pour lutter contre le chômagePour favoriser la création d’entreprises et lutter contre la précarité, une simplification drastique du code du travail s’impose : ses 1 500 pages ont de quoi donner des frayeurs à quiconque envisage d’embaucher un CDI. Une RTT massive doit faire massivement reculer le chômage et donc rééquilibrer la relation entre entreprises et salariés. Il convient, dans le même temps, de simplifier le code du travail et la fiscalité pesant sur les entreprises. Pour déprécariser l’emploi toujours, il faut négocier, branche par branche, un bonus-malus précarité, qui incite les entreprises à transformer en emploi stables leurs emplois précaires. Un tel bonus-malus a permis de diviser par deux les accidents du travail. Pourquoi ne pas inciter aussi les entreprises à déprécariser leur organisation ? Pour muscler notre économie, pourquoi ne pas favoriser également les groupements d’employeurs et la mise en réseau des PME (sur le modèle italien) ? En même temps que la RTT, devra être négociée la formation tout au long de la vie : au delà des slogans, comment permettre à tous d’accéder réellement à la formation ? Dans beaucoup de PME, la formation sur le temps de travail est très difficile à organiser : envoyer un salarié en stage quand on en a que 8 ou 9, c’est mettre l’équipe en difficulté. Gagner (en moyenne) un jour de libre par semaine, peut être l’occasion de construire un nouveau droit à la formation pour les salariés (et de donner à notre économie une plus forte compétitivité)... Répétons le : la RTT n’est évidemment pas la seule arme contre le chômage mais c’est un outil indispensable : quel autre levier permettrait de créer plus d’un million d’emplois CDI en quelques années ? « Il faut passer à 32 heures. Cela obligera toutes les entreprises à créer des emplois. » affirmait Antoine Riboud en 1993. Il n’a guère été entendu. En période de crise, il est plus facile de jouer sur les peurs et de parler au cerveau reptilien que de parler à l’intelligence et au cerveau citoyen. En 1917, quand Henry Ford affirmait qu’il fallait des règles collectives pour augmenter les salaires, quand Kellog passait ses usines à 30 heures (et augmentait les salaires de 12 %) pour « donner du travail à 300 chefs de famille », ils ont été moqués par la plupart des autres patrons américains. En période de crise, le bon sens ne veut-il pas que l’on travaille plus en gagnant un peu moins ? Ce bon sens reptilien a conduit à la crise de 1929… Beaucoup, à gauche, ont peur d’être ridicules en parlant à nouveau du temps de travail : on en a déjà tellement parlé. Et puis, faut-il vraiment faire le bilan des 35 heures ? Les 35 heures devaient être une étape vers les 32 heures, mais qui s’en souvient ? Oui, on a peur d’être ridicule ou de faire « réchauffé ». Mais la peur n’est pas forcément bonne conseillère. Serons-nous capables de vaincre nos peurs, de nous ressaisir et d’ouvrir un vrai débat sur cette question cruciale avant que la précarité généralisée ne débouche sur une crise mondiale ? La dette américaine atteint aujourd’hui des niveaux insoutenables et le risque de crash de la Chine inquiète un nombre croissant d’experts. Après trente ans de recul devant les libéraux, nous mesurons les dégâts sociaux mais aussi économiques de leurs théories et sommes parfois écrasés par l’ampleur de la tâche. Nous autres, sociaux démocrates européens, avons une responsabilité historique : inventer un nouveau modèle social conciliant compétitivité économique et bien être social. Nous n’avons pas le droit de déserter. Au travail ! |
© |
|
[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens] | ||